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14 May 2024

Ramadan

Image à la une : Entrée de la médina de Fès à Boujeloud. Croquis d’Edy Legrand illustrant le texte de François Bonjean sur le Ramadan dans l’Âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse.

Ramadan : texte de François Bonjean, dans Maroc-Monde. 14 juin 1952

Que le jeûne du mois de Ramadan consiste à s’abstenir de boire, de manger, de fumer, et de quelque plaisir que ce soit, depuis le moment où l’on commence à distinguer un fil blanc d’un fil noir jusqu’au coucher du soleil, voici ce qu’il ne semble guère nécessaire de rappeler, particulièrement en terre d’Islam.

On sait moins que ce jeûne constitue l’une des cinq bases fondamentales du culte extérieur. (Les autres étant la profession de foi, ou Chahada, la Prière, l’Aumône et le Pèlerinage).

Ce que le profane ne saurait imaginer, c’est la prodigieuse somme de poésie dont s’accompagne l’accomplissement de ce devoir.
Nous pouvons, il est vrai essayer de procéder par comparaison, penser à nos fêtes religieuses, à ce qu’était par exemple la Noël aux époques de foi, à ce qu’elle est toujours demeurée pour les enfants (car le Ramadan, comme la Noël, fait les délices de la marmaille.)

Mais ce jeûne prend un mois sur douze. De l’apparition de la nouvelle lune annoncée par la longue trompette du neffar, saluée dans certains villages par un véritable feu d’artifice, au matin de l’Aïd-Seghir, où même les petits enfants doivent offrir un moud nabaoui de blé aux déshérités, on voit se succéder des pratiques réglées par un code minutieux de traditions, toutes rehaussées de récits charmants où fleurit et triomphe la parabole.

Comme de plus, les mois arabes sont des mois voyageurs, Ramadan apparaît dans les mémoires, tantôt flamboyant des feux de l’été, tantôt transi et recroquevillé. C’est dire que la soif et la faim, au cours d’une même vie, ont tout loisir d’y faire assaut de malice et de rigueur ! Je me rappelle avoir déjà vu le Ramadan en été. C’était au Caire, il y a plus de 20 ans. Les jeûneurs attendaient avec impatience de pouvoir rafraîchir d’eau du Nil, leur gosier doublement altéré par le vent du Sud et par l’arrivée soudaine du vent du Nord.

Le jeûne, disais-je, prend un mois sur douze. Mais c’est ici le cas de rappeler que le temps du cœur ne saurait coïncider avec celui des horloges. Ces interminables journées d’attente, ces nuits fiévreuses, bourrées de parfums, de musique, de récits, d’odeurs affriolantes, de lumières, de va-et-vient ne sauraient en s’additionnant, compter pour une seule lunaison. Tant de souffrances mêlées à tant de satisfaction forment dans l’année musulmane un bloc monumental et quelque peu envahissant. Quand Ramadan revient, on a l’impression qu’il est en avance, que les estomacs ne sont pas encore reposés de leurs tribulations. Lui, insensible à ce reproche, le vorace, commence, explique un dicton, par savourer la chair des jeûneurs. Cette période dure dix jours. Dans la décade suivante, il s’en prend au sang et aux nerfs ; enfin, triomphant, c’est aux os qu’il s’attaque sans vergogne. Comment chacune de ces décades ne vaudrait-elle pas à elle seule les semaines d’un mois sans histoires, d’un mois emporté par l’oued sournois de l’uniformité ? (mais est-il de tels mois dans le calendrier du croyant ?). D’autant qu’il faut ajouter à Ramadan non seulement le temps nécessaire à ses hôtes pour se préparer à l’accueillir, mais le temps employé à se reposer des fatigues qu’il a occasionnées !

Demandez non pas à un docteur, mais à un croyant du menu peuple, à l’un de ces hommes, de ces femmes, tous et toutes illettrés, et qui cependant connaissent parfois leur religion de si surprenante façon, demandez donc à l’un de ces simples (qui sont en terre d’Islam les préférés éternels d’Allah) pourquoi il fait le Ramadan.

D’abord, vous répondra-t-il avec fierté, parce que nous sommes des Musulmans, que le Coran est tout pour nous et que c’est pendant la lune de Ramadan que le Coran est descendu sur la terre.
Ensuite, parce que le jeûne lave notre être jusqu’en sa profondeur, nous rend l’innocence du nouveau-né, et peut même pendant la nuit du vingt-septième jour, alors que la foule des Musulmans du monde entier regarde le ciel, permettre à certains favorisés d’apercevoir une espèce de lumière inconnue. Celui qui voit cette Lumière, dit-on, s’il formule un vœu est sûr d’être exaucé.

Si maintenant vous consultez le Coran sur cette même Nuit (Leilet el Kadr, ou Nuit du Destin), la mystérieuse et très vénérée sourate d’Al Kadr vous confirmera que la Nuit du Destin est bien celle où Dieu a fait descendre sa Parole sur la Terre.

« Qui te fera connaître ce qu’est la Nuit d’Al Kadr ? La Nuit d’Al Kadr vaut plus que mille mois. Dans cette Nuit, les Anges et l’Esprit descendent dans le monde avec permission de Dieu de régler toutes choses »

On comprend, dès lors, qu’à cette occasion, toutes les mosquées du monde brillent de toutes leurs lampes, tandis qu’au-dessous la multitude des fidèles déroule une longue prière. Cette Nuit qui vaut plus que mille mois apparaît vraiment comme la fête de la Lumière, comme le poème des poèmes, le drame des drames : la descente de l’Esprit, la communication rétablie entre les Cieux et la Terre. On pense à cette phrase si émouvante de l’Apocalypse : « Une porte était ouverte dans le Ciel ». Et le jeûne du Ramadan prend sa signification. Il doit permettre à la créature d’être moins indigne de vivre au voisinage des Anges. Il prépare l’âme à redevenir réceptacle de la grâce, une coupe d’éternité.

Ainsi apparaît également le vrai caractère de l’Aïd-Seghir, de la fête qui termine le jeûne. Loin d’être une fête de la chair, un joyeux carnaval, elle est la fête du cœur purifié, comblé par les souffrances du jeûne. Elle symbolise la descente de la Paix dans le cœur. Et en effet, selon une tradition, les vrais Croyants ont ce jour-là l’insigne honneur de pouvoir se considérer comme autant d’hôtes du Très-Haut.

De là, sans nul doute, le sentiment d’immense, d’universelle mansuétude qui partout, en ce jour béni, vient prendre la place des mesquines préoccupations habituelles.

Les terrasses de Fès. 1949.

Pour comprendre ce qu’est le Ramadan, il importe certes avant tout de savoir ces choses.

Mais il faut aussi y avoir en quelque sorte participé en vivant dans une maison arabe, au milieu d’une ville sainte d’Islam. Il faut avoir senti aux approches du crépuscule l’odeur des braseros sur lesquels bout la soupe réconfortante, la harira aux cent épices, qui fera couler du feu dans les gosiers et dans les cœurs. Il faut avoir entendu la clameur qui accompagne l’annonce du coucher du soleil, et surtout, un peu plus tard, la voix grêle et tendre des raïtas. Il faut avoir passé la plus grande partie de la nuit à entendre raconter sous tous les toits, par des milliers de Shéhérazades, l’histoire de la création de ce vieux monde, celle des navigations de l’Arche sur les flots amoncelés par la colère de Dieu, celle enfin de l’obéissance sublime des Prophètes à la volonté d’En-Haut. Il faut s’être réveillé avec tout le quartier, au coup de marteau du dakak, lequel s’en va de porte en porte en psalmodiant cette Chahada, qui est la répétition des paroles de l’Ange Gabriel au Prophète sur le mont Hira. Il faut avoir vu l’inquiétude des jeûneurs attardés qui craignent d’être surpris la bouche pleine par le coup de canon de l’aube. Alors, on saisit pourquoi de telles villes méritent d’être appelées saintes. Ne sont-elles pas, en effet, des monastères pour gens du siècle ? Leur population s’y considère comme formant une seule famille.

Voilà ce qui fait par exemple de Fès la subtile, plus encore que le mystère de ses cent mosquées, de ses admirables médersas, de sa vieille Université, de ses zaouïas aux ramifications innombrables, plus encore que la fièvre de ses tolbas, de ses fqihs, de ses théologiens, une vraie ville d’Islam.

Et l’on ne saurait contester que le jeûne du Ramadan ainsi pratiqué et célébré de l’Atlantique au Pacifique vient donner chaque année, un grand exemple au monde.

Ramadan ! Sur tous les mois du calendrier musulman, certes celui-ci a rang et prérogatives de seigneur ! Ramadan ! souverain sans faiblesse, dur mais non point cruel, dont le règne, placé sous le signe de la privation, de la peine dispense en réalité, l’abondance, la joie !

Ramadan, symbole à la fois de fidélité au Ciel et de révolution sur la Terre, révolution dans les habitudes, dans les visages, dans les intentions, révolutions dans les cœurs ! Tellement il suffit à la créature de vouloir faire non plus sa propre volonté, mais celle du Créateur, pour que ce monde se voie métamorphosé en vestibule des Jardins de fraîcheur et de suavité ! Tellement le secret de la liberté gît caché dans l’obéissance, le secret de la joie dans le sacrifice, le secret de la paix dans le « Jihad », c’est-à-dire dans la guerre que l’âme se livre à elle-même !

Ramadan ! roi de la nuit miséricordieuse qui réussit à arracher les femmes à l’amère douceur du bavardage, de la récrimination et de l’indolence ! Prince des sultans autant que des parias, providence du mendiant, lumière des oulama, dompteur des Afrites, puissant fourrier des Anges ! Livre vivant dont les enfants ravis se montrent les images ! En même temps, roi du temps et roi du Monde ! À la fois le plus munificent des seigneurs, le plus équitable des cadis, le plus savant des fqihs.

François Bonjean a publié en 1948 dans L’âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse. (Office marocain du tourisme) un texte sur le Ramadan qu’il intitule Les nuits du Ramadan, en référence au texte d’Ahmed Sefrioui publié dans le quotidien du matin La presse marocaine. Dans « Ramadan », texte de 1952, Bonjean développe les idées abordées dans celui écrit dans L’âme marocaine.

Je citerai simplement la conclusion de ce premier texte :
« Quand vient le Ramadan, les portes du paradis s’ouvrent ». Ce dit du Prophète peut servir de conclusion à l’esquisse que l’on vient de lire. Une fête, en terre d’Islam peut et doit toujours être considérée comme la célébration des liens subtils du profane et du sacré. De même, croyances, savoirs, bienséance, se présentent comme autant de moyens de maintenir la communication entre les apparences et la réalité, entre le signe et la chose signifiée, entre le visible et l’invisible, entre la terre et les cieux. La condition sine qua non de toute compréhension, en dehors du don de la grâce, paraît au Croyant de ne pas murer l’âme adamique fuyant, à l’exemple de Caïn, sa nécessité, dans la ville sur la porte de laquelle Tubalcaïn écrit : « Défense à Dieu d’entrer » 

Quelques repères dans l’histoire de François Bonjean :

François Bonjean est né, à Lyon, le 26 décembre 1884, dans une vieille famille savoyarde. Après des études de lettres à Nice, il est nommé en 1911 professeur à l’École normale de garçons.
Il est fait prisonnier dès les premières semaines de la la guerre de 1914 et incarcéré en Bavière jusqu’en avril 1918. Il «ramène » de sa captivité « Une histoire de 12 heures », série de conversations philosophiques entre camarades prisonniers, qu’il publie en 1922.
Dès 1919, Bonjean part pour le Caire où il passe 5 ans, comme professeur à l’École Normale Supérieure égyptienne ; il en revient avec des notes qui serviront à l’ « Histoire d‘un enfant du pays d’Égypte ».
Après le Caire, il enseigne la littérature française au Collège Moulay Idriss de Fès à partir de 1929, après l’avoir fait à Alep (1927) et Constantine et avant d’aller au Collège Sidi Mohammed à Marrakech (1937) et à Rabat. Entre 1944 et 1946 François Bonjean est nommé professeur au collège colonial de Pondichéry, puis revient au Maroc. Il rapporte de ce séjour un journal de voyage « Visages de l’Inde » et écrit avec son épouse, Lalla Touria, « Reine Iza amoureuse »

Bonjean ne voyage pas seulement « en surface », il se penche avec passion sur les sociétés orientales. Il est le seul à avoir exprimé l’âme même de l’Islam et particulièrement l’âme du Maroc vue à travers les croyances et la politesse  pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages. Son ami Henri Bosco dans un article du Figaro (3/11/1941) le qualifie de « Confident de l’Islam ». Il a vu vivre l’Islam de l’intérieur, il en connaît autre chose que les apparences et le pittoresque ce qui lui permet d’écrire : « Pour comprendre ce qu’est le Ramadan … il faut aussi y avoir en quelque sorte participé en vivant dans une maison arabe, au milieu d’une ville sainte d’Islam … ».

Lors d’un entretien il confie à un journaliste : « Quand j’arrivai d’Égypte à Fès, j’avais fait quatre volumes sur la jeunesse musulmane et je me disais que cela suffisait. Chaque roman m’avait demandé un effort considérable … J’aime beaucoup Fès, cette ville si musulmane. Il n’est pas dans ma nature de me documenter, je ne cherche pas à voir, à savoir, à comprendre. L’atmosphère de la rue marocaine me contente. J’aime baigner tout simplement dans la vie musulmane. J’avais donc décidé de ne plus rien écrire sur l’Islam. J’eus des élèves, des amis … La sympathie, l’amitié, la compréhension naturelle agissaient. Quand les Musulmans virent que je connaissais certaines choses secrètes acquises précédemment par moi grâce à cette même « intelligence sympathique », alors ils me donnèrent toute leur confiance. Un ensemble de réussites non cherchées fit donc qu’au bout de sept à huit ans, je me trouvai avoir compris, sur la société musulmane et notamment sur la femme, une foule de choses m’intéressant prodigieusement. J’en arrivais bientôt à me dire il faut que tu fasses un livre, il est impossible que tu ne le fasses pas. Et ce furent « Confidences d’une fille de la nuit« . (1939)
Suzanne Cervera cite Ahmed Sefrioui pour décrire le professeur que François Bonjean fut à Fès au Collège Moulay Idriss et l’impact que pouvait alors avoir l’enseignement français au Maroc : « Je vous vois toujours derrière le bureau, le front auréolé de lumière, parlant avec bonté ou expliquant un de ces beaux morceaux que vous seul savez choisir, vous seul savez expliquer. Ainsi vous nous avez préparé à la vie… Votre œuvre à Fès restera vraiment unique. Les jeunes collégiens qui vous ont connu parlerons plus tard avec enthousiasme du professeur, du psychologue et de l’homme que vous êtes ».

François Bonjean était membre-fondateur et conférencier apprécié de l’association des « Amis de Fès » dont il fut le secrétaire général jusqu’en 1935.

François Bonjean est mort à Rabat en mai 1963.

Médina de Fès. Photographie anonyme des années 1920

Pour mieux connaître François Bonjean, un article très documenté de Suzanne Cervera : « Aventures et passions de François Bonjean, un niçois « témoin de l’islam » https://www.departement06.fr/documents/Import/decouvrir-les-am/recherchesregionales200_20.pdf

Sur le blog d’autres articles sur le Ramadan : Nuits de Ramadan, Le Ramadan et le jeûne du Ramadan, Le Ramadan. Je mettrai prochainement en ligne un autre article sur le Ramadan : « Un musulman explique à son ami chrétien le Ramadan », article publié un mois après celui de Bonjean !!

Parmi les livres de F. Bonjean écrits au Maroc :

Confidences d’une fille de la nuit. Éditions du sablier. 1939

Reine Iza amoureuse. Éditions du Milieu du Monde. 1947

L’ Âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse. Éditions Draeger frères. 1948

Au Maroc en roulotte. Éditions Hachette. 1950

Les contes de Lalla Touria : Oiseau jaune et Oiseau vert Éditions Atlantides. 1952

05 May 2024

Sidi Freje (Histoires de fous)

Image à la une : Le « mari-cigogne » dans le ciel de Fès

J’ai trouvé cette histoire contée par Mohamed ben Abdelaziz dans l’hebdomadaire Maroc-Monde (ex Casa cité) daté du 29 décembre 1951.

Ne vous apprêtez pas déjà à rire car il ne s’agit, cher lecteur, que de fixer, par ce modeste article, une partie du folklore concernant l’asile d’aliénés de la ville de Fès, que les Habous viennent de passer au Service de la Santé, comme l’ont annoncé les quotidiens, tout en calomniant notre vieille institution, et en faisant, comme il se doit, l’éloge de l’Hôpital Neuro-psychiatrique qui le remplace. Cette antithèse traduit une vérité indéniable et digne des honneurs de la première page, mais j’en fais tout de même un prétexte pour exprimer mes regrets de voir que certaines rubriques ou « certain billet » de nos journaux de langue française, dont les sujets étaient quelquefois utiles, et souvent, sinon toujours, spirituels ne traitent plus que de ce qui n’existait pas et de ce qui existe dans notre pays. Est-ce bien utile d’écrire (et avec cette insistance qui rappelle ce que les pédagogues nomment « le système du clou »), que le soleil chauffe la terre, que le ciel est au-dessus de vous et que le Maroc ne connaissait point il y a quarante ans d’immeubles à 17 étages ? Est-ce bien français autrement dit, est-ce bien élégant et bien conforme à la courtoisie et à la délicatesse de crier sans cesse à votre ami qui danse, alors que le bal bat son plein : Hé ! Hé ! c’est mon smoking que tu portes ! » ? Mais revenons vite à notre asile. Nous y serons par les temps qui courent, encore mieux que partout ailleurs !

Ce ne serait peut-être pas l’avis de certains de mes coreligionnaires qui verraient dans la cession par les Habous d’une institution nationale à un service du Protectorat une nouvelle extension de l’administration directe. Je leur dirais alors que de nos jours, une telle institution devrait être mondiale et que les Habous n’ont pas abandonné complètement nos fous, car ils ont gardé jalousement une folle, une folle aussi laide que furieuse, mais qui vaut son pesant de billets à mihrab (billet de 1000 fr. représentant la niche de prières ou mihrab). Elle s’appelle, vous l’avez sans doute deviné, la folle augmentation des loyers !

Origine. – Sidi Freje, dont je vais vous parler, peut-être un peu trop longuement à votre gré, n’existe pas et n’a jamais existé. Il n’y a en effet pas plus de Saint Freje que de Saint Mou-ed-Dariba (Saint Percepteur). C’est un simple euphémisme. Freje, en arabe régulier, faraje, veut dire fin de malheurs : rétablissement pour un malade, liberté pour un incarcéré, émancipation pour un pupille. Et les Marocains qui, pour des raisons diverses, n’aiment pas appeler les choses par leurs noms ont dû appeler cet asile d’abord Dar Freje, puis sans doute Dar Sidi Freje et finalement Sidi Freje.

Légende. – Sidi Freje était autrefois une simple maison attenante à une mosquée dûment dotée d’un minaret. Un bourgeois fasi en était le propriétaire (de la maison et non de la mosquée, qui n’a disparu que depuis huit ans) et y habitait. Devant se rendre à La Mecque et s’absenter en conséquence au moins six mois durant, car, comme dirait M. J.S ou M. C.P. le Maroc ne connaissait pas alors ni les « Athos II » ni les B.36, notre bourgeois qui n’avait qu’une confiance limitée en sa jeune et belle épouse ne pouvait se décider à la laisser avec ses seuls anges gardiens. À qui donc la confier ? Aux parents ? Il n’en avait pas. Aux amis ? Non, ce sont des hommes et conserve-t-on de la paille dans une fournaise. N’ayant trouvé aucune solution satisfaisante, il leva les yeux vers le Ciel pour confier sa très chère moitié au Très Haut, quand il vit, plus bas, au faîte du minaret qui donne sur sa demeure, le mari Cigogne qui le regardait et lui dit : « Voisin, pour l’amour de Dieu surveille ma femme. Tu me rendras compte de sa conduite si jamais je reviens de mon long voyage ». L’oiseau fit un signe de contentement et le futur Hadj partit assez assuré sur l’avenir de son honneur. Rien d’étonnant à tout cela, puisque la cigogne fut un homme et même un fkih, comme l’indique le burnous noir jeté sur ses épaules par dessus sa djellaba blanche et que ce fut, comme chacun sait, à cause de ses péchés charnels que le Tout-Puissant le métamorphosa en oiseau. La cigogne, n’étant plus homme, ne pouvait plus pardonner ses malheurs au sexe satanique et était donc le meilleur gardien dont l’absent pu rêver.

Notre homme parti, son épouse dépêcha sans tarder la bonne nouvelle à l’élu de son cœur. Vite celui-ci fit les emplettes nécessaires : sucre, thé, menthe, friandises, bougies de couleur, eau de rose, bois de Comores, henné et mesqa (ou gomme à mâcher dont nos belles raffolaient jusqu’à l’apparition du chewing-gum, au mois de novembre 1942) et s’envola vers la gazelle. Il la trouva plus belle que jamais, non comme une femme dont le mari est absent, mais parée et fardée telle une nouvelle mariée : les yeux passés au khôl, les joues discrètement peintes en rouge, les lèvres et les gencives teintes au smak (écorces des racines de noyer), un tatouage au front, juste au-dessus du nez, les bouts de doigt rougis au henné ; elle portait le plus beau caftan que son mari ait acheté et tenait sa chevelure en « queue de poule » dans le foulard en soie que son ami lui avait offert à l’occasion de leur première rencontre et qu’elle ne pouvait porter tant que son homme était là. Aussitôt arrivé il fut conduit par la maîtresse de céans elle-même, au salon où ils entrèrent tous les deux en laissant, comme de coutume et pour ne pas salir les beaux tapis qui recouvrent le parquet, leurs babouches hors de la pièce. Or, le mari-cigogne veillait et pendant que les pécheurs convolaient en noces illicites la cigogne s’empara des chaussures de l’homme et les cacha dans son nid.

Au retour du Hadj et dès que ses amis, connaissances et voisins qui étaient venus lui manifester leur joie de le voir revenir sauf, sain et lavé dessous les péchés, ainsi que pour participer un peu à sa baraka, furent partis, l’oiseau vint vers lui et lâcha de son bec les babouches révélatrices de la conduite de son épouse. Celle-ci furieuse jeta sur l’informateur silencieux un bougeoir qui se trouvait à sa portée et lui cassa ainsi une patte. Et ce qui devait arriver arriva, le mari malheureux répudia l’infidèle, soigna la cigogne et constitua en biens Habous tous ses biens dont l’usufruit devait servir à soigner les cigognes malades et désigna sa propre demeure pour leur servir de résidence jusqu’à leur complet rétablissement. C’est pourquoi on pense qu’elle fut d’abord nommée Dar Bellareje. Ajoutons pour être complet, que la volonté de cet homme a été respectée jusqu’à ces toutes dernières années. Qu’adviendra-t-il de ces sympathiques et utiles oiseaux maintenant que leur maison a fait place à un hôpital ultra-moderne ? Et qu’en pense cette bonne dame que les Fassis appellent Oum Lahmir parce qu’elle donne du chocolat aux ânes et des coups de bâton aux âniers.

Usage. – Mais puisque cette maison était ainsi destinée aux cigognes, pourquoi et depuis quand y enferme-t—on des aliénés ? Je ne sais pas si on peut historiquement parlant, répondre à cette question ? Néanmoins la « gent des je-sais-tout » prétend que le mari malheureux, qui était le propriétaire de cette immense maison aimait tellement sa conjointe qu’il devint fou de ne plus vivre après d’elle. Il est d’ailleurs remarquable que les femmes infidèles (n’allez pas, cher lecteur, le raconter à votre femme) sont toujours l’objet d’un grand amour du légitime ou de l’autre, quand ce n’est pas des deux à la fois ! Devenu donc fou, on l’enferma dans sa maison et on y amena d’autres aliénés pour lui tenir compagnie, et ce fut là l’origine de la seconde destination, devenue prépondérante, de cette maison, asile d’aliénés.

On n’y enfermait que des fous furieux dont la liberté constituait un danger public certain et dont les familles n’étaient assez aisées pour les garder chez elles. Les demi-fous se promenaient librement même quand ils étaient misérablement habillés ou pas habillés du tout, ou quand le public ne pouvait en recevoir que des critiques ou des insultes. Ému cependant de cette situation, contraire aux principes élémentaires de l’Islam, de l’hygiène et de la pudeur, un des tous derniers pachas de la ville envoya à Sidi Freje tous les déséquilibrés que les familles ne pouvaient retenir à la maison.

Les usagers de cette méchante résidence étaient logés, nourris, soignés et enterrés (ainsi que tous les sans-famille qui meurent à Fès) aux frais de l’institution. Un concert de musique y était donné une fois par semaine dans l’espoir que cet art, comme l’affirmait un grand médecin arabe, rendrait la raison à quelques aliénés. Sidi Abdelaziz el Meghraoui, un de nos plus grands poètes populaires, était tellement persuadé de l’excellence de cette belle thérapeutique qu’il installa son bureau de travail dans une maison attenante à Sidi Freje

Mot de la fin. – Étant allé, un jour, visiter le rez-de-chaussée de Sidi Freje – car le premier étage était réservé aux femmes folles, mais aux seules folles furieuses, (heureusement, sans quoi, la mienne et sans doute la vôtre aussi, n’auraient pas manqué la visite), un fou me déclara être un prophète incompris. Je le laissai et me dirigeai vers la cellule qui lui faisait face. L’homme qui s’y trouvait me dit : « Que te disait ce fou là-bas ? » « Bali » répondis-je, « il prétend qu’il est un envoyé de Dieu ». « Quel imposteur ! s’exclama-t-il, je ne l’ai jamais envoyé aux hommes ! D’ailleurs, ne vous l’ai-je pas dit dans le Coran, que Mohamed était le plus grand et le dernier de mes envoyés ? ».

Une des pensionnaires du premier étage dans les années 1940

Cette histoire de fous complète les deux articles que j’ai publiés dans mon blog : Le Maristane de Sidi Frej et Interdit aux touristes

J’avais annoncé dans Interdit aux touristes que dans le cadre d’un vaste programme de réhabilitation de la Médina de Fès, la rénovation du Maristane de Sidi Frej était envisagée depuis 2017. Fouad Serghini, directeur de l’Agence de développement et de réhabilitation (Ader-Fès), avait déclaré que « la restauration du Maristane de Sidi Frej est conçue de manière à ce que le site puisse retrouver une fonction sanitaire comme dans le passé. »

Cet espace devait être réhabilité pour permettre, entre autre, sa réutilisation en tant qu’espace de médecine douce. Le projet prévoyait la restauration de la structure existante, l’aménagement de l’environnement immédiat, et le transfert des activités actuelles de bazar vers un nouveau fondouk à proximité. La réhabilitation du Maristane de Sidi Frej ambitionnait la création d’une unité de soins comprenant des salles de consultation, de préparation de médicaments, des blocs administratifs et sanitaires ainsi qu’un musée de médecine traditionnelle, un point de vente de plantes médicinales, une bibliothèque et une salle de conférences. La sauvegarde de ce site a pour objectif de donner aux générations futures la possibilité de revisiter l’histoire de cet important patrimoine, qui au fil du temps, a perdu ses fonctions authentiques.

Mais le 31 août 2023 l’Ader-Fès a annulé l’appel d’offres ouvert le 7 août 2023, relatif à la restauration, la réhabilitation et la reconstruction de l’Hôpital Maristane de Sidi Frej … sans donner d’explication sur cette annulation.

Le retour des cigognes n’est pas envisagé à l’heure actuelle !

À propos de Maroc-Monde

Maroc-Monde est issu de l’hebdomadaire Casa-Cité fondé en octobre 1945. Casa-Cité se définissait comme un hebdomadaire casablancais d’information religieuse et sociale.

Le changement de nom en avril 1947 n’a d’autre raison que la demande d’un certain nombre de lecteurs désireux de voir le seul hebdomadaire catholique existant au Maroc élargir son horizon de journal local à celui du pays tout entier, voir davantage. Maroc-Monde se présente alors comme un hebdomadaire catholique d’information marocaine et mondiale. Il dépend de l’évêché de Rabat et est dirigé pendant quelques années par Ignace Lepp (auteur de « Midi sonne au Maroc » 1954. Éditions Montaigne), Maroc-Monde sert de tribune aux voix libérales et en particulier au groupement « Les Amitiés Marocaines ». Ignace Lepp est un homme au parcours atypique : estonien d’origine, il est athée et marxiste, avant de se convertir au catholicisme et de devenir prêtre en 1941. Il était également psychologue et psychanalyste !

Je n’ai par contre aucune information sur Mohamed ben Abdelaziz

29 Mar 2024

La fabrication du fil d’or à Fès

Image à la une : Ferdï. Cliché de la Société des Amis de Fès pris à la Foire de l’Artisanat de Fès (mai-juin 1936). Voir le mode d’emploi au paragraphe « Le travail au Dar Sekka »

 Article publié initialement par Marcel Vicaire et Roger Le Tourneau dans la revue Hespéris (1er – 2ème trimestres 1937) et repris dans Juifs de Fès, recueil de textes choisis par Joseph Cohen. 2004 Éditions Élysées. Canada.

 En 2018, Isabelle Crouigneau-Vicaire, publie Marcel Vicaire.Trésors des Métiers d’Art de Fès, un recueil de textes et d’articles de son père, Marcel Vicaire, parmi lesquels La fabrication du fil d’or à Fès (p. 115-128).

 En dehors de la description de la technique, cet article montre la complexité du métier, la répartition des taches entre Juifs et Musulmans, les effets néfastes d’une industrialisation « sauvage » sur l’économie du Mellah de Fès et la disparition d’un métier traditionnel.

LA FABRICATION DU FIL D’OR À FÈS

 La fabrication du fil d’or, sqalli, à Fès est presque entièrement aux mains des Juifs, et ce métier diffère des métiers musulmans à plusieurs points de vue.

 Tout d’abord industriels et commerçants sont mêlés dans la même corporation, à la différence des cordonniers musulmans par exemple qui forment une corporation différente de celle des marchands de babouches. Dans la corporation du fil d’or, l’amalgame est si bien fait que l’on appelle ma’allemin sqalli des gens qui en réalité s’occupent uniquement de la partie commerciale de l’affaire et ne sont pas à proprement parler des techniciens, ma’allemin. Nous sommes donc en présence d’un organisme plus complexe, moins spécialisé que la corporation musulmane.

 D’autre part, au contact de la civilisation moderne, ce métier a déjà subi une évolution profonde : il s’est industrialisé. Que la transformation ait été heureuse ou non, elle n’en reste pas moins un fait très important, d’où l’on peut d’ailleurs tirer des enseignements très précieux sur le sens à donner à l’évolution inévitable des corporations : l’expérience faite sans directives par quelques patrons israélites permettra, espérons-le, d’éviter dans d’autres industries quelques écueils d’autant plus dangereux que l’on aura affaire à des corporations plus nombreuses.

 Notre étude aura donc deux parties, une partie dans laquelle nous examinerons ce qu’était le métier dans son état ancien et qu’on pourrait appeler archéologique, puisqu’il s’agit de choses actuellement mortes et bien difficiles à ressusciter, et une seconde partie dans laquelle nous étudierons l’état actuel du métier en insistant beaucoup moins sur son aspect technique que sur ses répercussions économiques et sociales dans le Mellah de Fès.

   I – L’ancienne fabrication du fil d’or.

 De tout temps la fabrication du fil d’or, tesqallit, a été au Mellah de Fès un métier honorable et lucratif, qui assurait la vie de plusieurs centaines de familles. Il ne nous a pas été possible d’avoir des renseignements sur son origine, ni sur la date de son introduction au Maroc ; la tradition orale lui attribue une origine très ancienne, sans plus de précision et, au siècle dernier, vers 1860, le Grand Rabin Abnir Israël Serfaty, dans son opuscule intitulé Yahas Fès (Y.D. Sémach, Une chronique juive de Fès : Le « Yahas Fès » de Ribbi Abner Hassarfaty, Hespéris, XIX,1934, pp. 79 et suivantes), le citait comme l’un des métiers les plus anciens et les plus importants de la communauté israélite de Fès.

 Quoi qu’il en soit, en 1928, peu avant sa disparition, ce métier faisait vivre une vingtaine de patrons, les ma’allemin sqalli, cinq ou six batteurs d’or, une dizaine d’ouvriers occupés au Dar Sekka, soixante-dix tréfileurs, deux lamineurs, trois cents fileurs et cent cinquante fileuses, soit environ cinq cent cinquante personnes, hommes, femmes et jeunes gens, pour une population totale d’à peine dix mille âmes. On voit donc immédiatement son importance considérable dans la vie économique et sociale du Mellah de Fès.

  C’était un métier complexe, comme l’indique la liste des ouvriers qui vient d’être donnée, qui comportait différentes opérations nettement distinctes, les patrons servant d’agents de liaison entre les différents spécialistes utilisés et fournissant les capitaux nécessaires. Les batteurs d’or, lamineurs, tréfileurs, etc., pourraient être comparés à des façonniers, car plusieurs à leur tour employaient des ouvriers ou apprentis et constituaient de petits ateliers.

 Nous étudierons d’abord la condition des ma’allemin sqalli, puis, en décrivant les diverses opérations du métier, nous aurons l’occasion de passer en revue les différentes catégories de spécialistes.

A) Les ma’allemin sqalli.

 Aux environs de 1920, il y avait une vingtaine de ma’allemin sqalli, qui appartenaient surtout à quatre familles bien connues, les Cohen, les Danan, les Wahnis et les Mimrane. Après des études primaires hébraïques (ils ne savaient en général ni lire, ni écrire l’arabe), ils étaient entrés en apprentissage, placés par leur père ou un de leurs parents chez un façonnier, puis, après avoir suffisamment appris la technique du métier, ils en avaient pris la direction.

 Leur rôle consistait essentiellement à acheter les matières premières et à vendre les produits finis, et entre temps à surveiller et à coordonner les différentes opérations. Ils devaient donc connaître les différentes phases de la fabrication et posséder en outre un fonds de roulement assez important, car entre l’achat de la matière et la vente du produit s’écoulait un délai d’au moins vingt-cinq jours, et les façonniers ne travaillaient guère que sur avances. Ce capital était très variable selon les entreprises, mais n’était jamais inférieur en tout cas à un millier de francs-or. Aux bénéfices d’un commerce lucratif, les ma’alllemin sqalli ajoutaient souvent d’heureuses spéculations sur les métaux précieux qui leur servaient de matières premières. Ils avaient donc, en général, la vie facile et comptaient parmi les notables du Mellah de Fès.

 Leur premier soin était d’acheter l’or, l’argent et la soie nécessaires à la fabrication du fil d’or. L’or et l’argent étaient la plupart du temps achetés au Mellah même, à la criée des objets précieux, sous forme de bijoux, de poignards, de pièces de monnaie, de broderies même quelquefois, à des cours très variables, cela va sans dire. Il arrivait aussi que des particuliers apportassent directement aux patrons des objets précieux qu’ils avaient besoin de vendre. Enfin, aux époques où le métal précieux était rare à Fès, l’or et l’argent étaient achetés sous formes de lingots importés d’Europe par des grossistes israélites établis dans la Médina, comme il en existe encore aujourd’hui. Quant à la soie, elle était achetée aux « soyeux » de la Médina, qui la faisaient préparer sur place et teindre en orange pour le fil de première qualité et en blanc pour le fil de qualité inférieure.

 Après les différentes opérations que nous décrirons par la suite, les patrons s’occupaient de la vente. Ils n’avaient guère pour clients que des musulmans, soit des grossistes qui exportaient le fil d’or dans d’autres villes du Maroc, Rabat, Salé, Marrakech, Meknès et Debdou, mais jamais en dehors du Maroc, soit surtout des artisans musulmans de Fès : les fabricants de tentures, de selles et de harnais, de babouches brodées, de ganses, de ceintures, de coussins, et enfin d’objets brodés de toutes sortes dont on se servait pour les mariages.

Cette vente avait lieu à la Médina, puisque tous les clients étaient musulmans, au lieu dit Qbib Cedini, près du souq ’Attarine. Les marchands israélites apportaient là dans des couffins de petites bobines de fil d’or d’une demie, d’une et de deux ûqeya (l’ûqeya équivaut à un poids de 32 grammes). En temps de mévente les marchands allaient trouver les artisans dans leurs ateliers pour leur faire leurs offres. Quelquefois même, pour épuiser leur stock, ils faisaient fabriquer à façon des objets brodés, dont ils trouvaient plus facilement la vente.

B) Le travail au Dar Sekka

 ( Dar Sekka était l’Hôtel de la Monnaie, d’abord situé à Dar Adiyel, avec une annexe dans un fondouk de Ras Cherratine, avant de s’installer dans une dépendance du Mejless el Baladi. Après 1881 Moulay el-Hassan commanda les pièces en Europe et le Dar Sekka ne servit plus qu’au poinçonnage des bijoux d’argent et d’or. Au temps où les sultans battaient monnaie, les employés de l’Hôtel de la Monnaie, sous les ordres d’un amine musulman étaient pour moitié des Juifs. Ces ouvriers qui travaillaient avec des ouvriers musulmans, sont restés à Dar Sekka, après qu’avait cessé la frappe des monnaies, et sont employés au tréfilage de l’argent. Note personnelle)

L’or acheté sous forme de bijoux ou de monnaie était remis à des batteurs d’or qui le mettaient au titre (24 carats) et le transformaient en feuilles. Nous ne reviendrons pas sur ce métier déjà étudié à propos de la reliure (Guyot, Le Tourneau et Paye. La reliure à Fès, in Bulletin économique du Maroc Vol. III, n° 12, 1936, pp. 111 et 112. Rappelons cependant qu’au moment du Protectorat, une trentaine de batteurs d’or exerçaient leur métier et que, vers 1928, il n’y en avait plus que six ou sept. Il n’en reste plus qu’un en 1937).

 L’argent était préparé au Mellah dans de grands creusets pouvant contenir jusqu’à 500 grammes de métal et était porté au Dar Sekka (établi d’abord à Ras Cherratine, puis dans une dépendance de l’actuel Mejless el Baladi) sous formes de baguettes de 200 grammes mesurant 0 m. 50 de longueur.

 C’est alors que se faisait, pour les feuilles d’or et les baguettes d’argent, la vérification du titre. Il y avait à cet effet au Dar Sekka un fourneau, analogue à celui des forgerons, muni d’une soufflerie. Les creusets étaient faits de terre glaise recouverte d’une pâte composée de vieux os de bœuf, séchés depuis plusieurs années et pulvérisés, et d’eau. On faisait fondre le métal ; quand il était en fusion, l’on y ajoutait une certaine quantité de plomb qui entraînait les impuretés. Le métal qui restait était absolument pur ; la différence entre le poids primitif et le poids après fusion permettait de déterminer exactement le titre.

 À cette occasion le Makhzen percevait une taxe d’un hassani par metqal (55 grammes environ) soit à peu près 0 fr.40 de notre monnaie de 1914. Cette taxe était d’ailleurs affermée pour 500 francs hassani par mois à un Israélite de Fès. Depuis le Protectorat elle a été convertie en francs et est actuellement de 50 francs par kilo de métal examiné ; elle est faite par le Service de la Garantie.

 Ce contrôle s’opérait sous la surveillance d’un amine musulman et d’un amine juif. L’amine musulman était rétribué à raison de seba’ujuh par metqal (soit à peu près 0 fr. 11 centimes de 1914) et cédait à l‘amine juif les deux septièmes de cette somme. On procédait ensuite à la dorure des baguettes d’argent. On les chauffait sur un petit fourneau de terre, puis on les roulait dans des feuilles d’or, la proportion, non obligatoire pourtant, étant de 16 grammes d’or par baguette. On procédait ensuite au brunissage qui se faisait au moyen d’une pierre verte appelée yamen, certainement importée, probablement la cornaline du Yémen, de la famille des agates.

 La baguette ainsi obtenue était chauffée sur un feu de charbon de bois attisé au moyen d’une sorte de petit éventail (merwa) pour subir au Dar Sekka même un premier tréfilage, au moyen d’un appareil très primitif et dont la vue évoque irrésistiblement des images d’anciens instruments de torture (ferdi). Il s’agissait d’un établi de bois mal équarri, de deux mètres de long, fixé sur de grossiers tréteaux à 80 cm. du sol environ. À l’une des extrémités, une filière à gros trous posée contre un butoir, à l’autre un axe en bois autour duquel s’enroulait une double chaîne de fer à gros maillons, et que l’on faisait tourner au moyen d’un cabestan assez grossier. On accrochait à l’extrémité de la chaîne une grosse pince aux bras recourbés (leqat) qui serrait dans ses mâchoires le bout de la baguette de métal préalablement introduite dans un trou approprié de la filière, un ouvrier musulman manœuvrait l’axe en s’aidant des mains et des pieds, tandis qu’un autre ouvrier, juif celui-là, maintenait le fil à bonne hauteur de part et d’autre de la filière, pour l’empêcher de se tordre et de se casser. Ce tréfilage donnait un filin d’argent de 7,5 mm. de diamètre.

 Ferdï. Photographie prise au Mejless el Baladi dans le local anciennement affecté à cet usage. Cliché de la Société des Amis de Fès (appellation initiale de l’Association des Amis de Fès). Sur le Ferdï, voir également l’image à la une.

Une dizaine de personnes, tant Musulmans que Juifs, travaillaient au Dar Sekka à ces diverses opérations et étaient rétribuées par les ma’allemin sqalli. Chaque ma’allemin sqalli y venait une ou deux fois par mois et s’arrangeait avec ses confrères pour choisir ou partager un jour, car le contrôle ne se faisait que deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, et portait alors sur une quantité de métal qui variait selon les conjonctures entre 15 et 50 kilos.

C) Les tréfileurs, sqalliya

  Ce fil d’argent doré venant du Dar Sekka était alors confié aux tréfileurs qui abaissaient son diamètre de 7,5 mm à un dixième de millimètre. Leur technique était la suivante :

   1. Ils commençaient par faire chauffer le filin sur de la braise pendant deux minutes au plus, pour ne pas abîmer la couche d’or superficielle. Quand il était assez chaud, on le retirait de la braise au moyen d’un petit crochet en fer mohtaf d’elhma ;

   2. On le laissait un peu refroidir, puis on amincissait l’une des extrémités, pour pouvoir l’introduire facilement dans un des trous de la filière, en la frappant avec un morceau de fer sur un petit billot de métal, mezbra, à petits coups et très soigneusement pour ne pas abîmer la pellicule d’or.

   3. L’ouvrier introduisait ensuite le bout du filin ainsi préparé dans le plus gros trou de la filière, nçaç. La filière est un rectangle d’acier de taille variable suivant la grosseur des trous de diamètre décroissant dont il est percé. Chaque ouvrier avait un jeu de six ou sept filières qui valaient très cher, car c’étaient des objets importés que l’on se passait de père en fils et qui ne se trouvaient pas dans le commerce ; quand la famille d’un tréfileur décédé voulait vendre l’un de ces jeux, elle trouvait preneur jusqu’à un millier de francs-or. Au reste, la plupart des ouvriers ne possédaient pas en propre leurs filières et les louaient aux ma’allemin sqalli pour une vingtaine de francs par mois. Quelques-uns cependant, quand ils avaient des économies et trouvaient une occasion favorable, se rendaient propriétaires d’un jeu de filières.

 Avant d’introduire le bout de filin dans le trou de la filière, l’ouvrier avait poli le trou avec une aiguille de taille appropriée, pour que les parois fussent bien lisses et que la pellicule d’or ne risquât pas d’être arrachée. On voit que la préservation de cette précieuse pellicule était le principal souci des tréfileurs et la principale difficulté de leur métier.

 Quand la tête du filin émergeait hors du trou, on la saisissait avec une petite pince, zeft, pour l’en faire sortir complètement, puis l’ouvrier, tenant la filière des deux pieds, prenait des deux mains une pince au moyen de laquelle il faisait passer dans la filière toute la longueur de fil qui lui était confiée (fig.1).

Fig. 1. – Lequat vue de face et de profil

Quand le filin devenait plus mince, l’ouvrier pouvait tenir la filière d’une main et tirer de l’autre le filin. Enfin quand le fil atteignait un millimètre de diamètre, l’ouvrier l’enroulait autour d’une bobine en bois qu’il fixait à une extrémité d’un petit métier en bois, kasita, la filière était au milieu, et à l’autre extrémité était adaptée une seconde bobine mue par une manivelle, mdowwor et autour de laquelle s’enroulait le fil au sortir de la filière ; l’ouvrier travaillait accroupi ou assis sur un petit tabouret.

Tréfileur devant sa kasita. Cliché de la Société des Amis de Fès

L’outillage comprenait en outre : 1° une pierre à aiguiser, msenn pour aiguiser les aiguilles ; 2° un petit étau portatif, berrima pour maintenir les aiguilles ; 3° un petit maillet à extrémités pointues, terd’ia (fig. 2) pour aplatir les trous de la filière lorsqu’ils s’agrandissaient. Dans ce cas l’ouvrier guidait le maillet avec le pouce gauche revêtu d’un petit doigt de métal, halqa pour le protéger des coups ; 4° des morceaux de bois ou de fer pour coincer la bobine sur la manivelle du métier ; 5° une balance pour peser la quantité de fil obtenue et la diviser en uqeya.

Fig. 2. – Terdi’a ou petit maillet à extrémités pointues

Cet outillage était donc très simple et, à part les filières, peu coûteux et de provenance indigène, les objets de métal étant fabriqués par les forgerons musulmans, les objets de bois par les menuisiers.

 Il y a une vingtaine d’années, on comptait dix-huit tréfileurs qui employaient chacun de deux à six ouvriers, soit environ soixante-dix personnes. Le travail se faisait presque toujours au domicile du patron dans le patio ; il existait cependant quelques ateliers dispersés dans le Mellah. Il n’y avait pas à proprement parler division du travail ; pourtant le patron se réservait en général l’opération la plus délicate, qui consistait à passer la tête du fil dans la filière. Le métier n’était pas pénible, n’exigeait pas de grand effort physique ni une habileté exceptionnelle, et permettait aux ouvriers, tandis qu’ils tournaient la manivelle du métier, de deviser, de raconter des histoires, de plaisanter. Parfois l’un  d’eux, plus instruit que les autres, apportait un livre, le posait sur le métier et faisait la lecture à ses compagnons.

 On travaillait à journées pleines et parfois même la nuit ; on chômait chaque semaine du vendredi à 14 heures jusqu’au dimanche matin, huit jours pour Pâques, Pessah, trois jours à la Pentecôte, Sabaot, dix jours pour la fête des Cabanes, Soukkot, deux jours au Youm Kippour, deux jours à Pourime, trois jours au Jour de l’An, Ros Asana. Les fêtes musulmanes marquaient un redoublement de travail, car les ma’allemin sqalli laissés libres par leurs clients musulmans pouvaient s’occuper de leurs façonniers.

Le travail était payé aux tréfileurs 2 fr 50 or par uqeya du fil le plus fin (0,1 mm de diamètre). Un excellent spécialiste pouvait produire six uqeya par journée de travail ; un ouvrier moyen en produisait quatre ; le métier était donc fort lucratif, rapportant au minimum une cinquantaine de francs de notre monnaie par journée de travail. En plus de leur rétribution les façonniers recevaient des cadeaux des ma’allemin sqalli qui tenaient à s’assurer leurs services et à ne pas les voir travailler pour leurs concurrents : c’étaient des pains de sucre, des paquets de thé ou autres choses de ce genre. Souvent aussi les façonniers se faisaient avancer des sommes assez considérables.

 En ces temps d’aisance les ouvriers n’étaient pas mieux logés que maintenant, mais ils faisaient bonne chère, offraient des parures à leurs femmes et à leurs enfants, et surtout célébraient richement les fêtes familiales ou religieuses. Ils ne mettaient pas d’argent de côté, confiants dans l’avenir de leur métier.

D) Les lamineurs (terräqa)

Il n’y a jamais eu beaucoup de lamineurs, car l’outillage était coûteux, il faut dire aussi que les lamineurs n’ont jamais pris beaucoup d’apprentis : en possession d’un métier extrêmement lucratif, comme nous le verrons, ils ne tenaient pas à en divulguer les secrets. Vers 1928, il n’y avait que deux ateliers de laminage, dont l’un était dirigé par le vieux Youssef Sassoun, associé à son beau- frère, avec qui nous avons eu la bonne fortune de pouvoir causer malgré son grand âge (il a 87 ou 88 ans). Ce vieillard avait succédé à son père et en avait hérité trois laminoirs, mais il était aussi doreur et fondeur de métaux pour occuper les périodes de chômage inévitables, comme nous le verrons, dans ce métier de lamineur. Il avait aussi amassé quelque argent, puisqu’ aujourd’hui encore il mène une vie très simple, certes, mais non dépourvue de bonne humeur, entre sa vieille femme et son fils qui, ne pouvant plus exercer le métier de lamineur, est devenu garçon de café à la Ville- Nouvelle.

L’or était apporté au lamineur par les ma’allemin sqalli qui tous faisaient travailler indifféremment les lamineurs, à la différence des tréfileurs qui avaient leurs clients attitrés. Le fil d’or, enroulé sur des bobines de poids variable, était pesé en présence des deux parties, opération importante, car les lamineurs étaient payés à l’ uqeya : 0,05 au temps où le ma’allem Sassoun débutait dans le métier, puis 0,25 et les derniers temps de 2 à 3 francs ; or, on pouvait travailler de 25 à 30 uqeya par jour. C’étaient donc des journées de 60 à 80 frs ; le métier de lamineur passait d’ailleurs pour le plus lucratif du Maroc.

Le laminoir était monté à Fès par les artisans eux-mêmes, sur des cadres en bois fabriqués par des menuisiers musulmans ; mais les meules d’acier étaient importées de Tunisie (on conserve cependant le souvenir au Mellah de Fès qu’il y a très longtemps les Juifs fabriquaient eux-mêmes leurs meules) ; avant le Protectorat, le major Campini avait montré aux artisans à régler leurs meules au moyen de vis (fig. 3). Il fallait que ces meules, soigneusement polies, fussent maintenues en parfait état ; autrement le fil cassait ; le patron lui-même en prenait soin et y passait parfois des journées entières. Le fil d’or devenu lame (tersi’) au sortir du laminoir était recueilli tel quel dans des caisses en bois et porté aux fileurs enveloppé dans du papier et non point embobiné comme la lame fabriquée mécaniquement.

Fig. 3 – Laminoir monté

Le travail était un peu irrégulier, parce que les lamineurs travaillaient beaucoup plus vite que les autres façonniers du sqalli, et étaient parfois obligés d’attendre que les autres leur eussent préparé assez de besogne, mais malgré ce chômage partiel, les lamineurs gagnaient bien leur vie et
 on leur faisait volontiers des avances.

E) Les fileuses

Entre temps les patrons avaient porté aux fileuses la soie achetée à la Médina, afin qu’elles lui donnassent la torsion nécessaire. Ces fileuses au nombre de cent cinquante environ étaient toutes des Israélites d’humble condition et de tous âges (autrefois les femmes âgées seules se livraient à ce métier) et travaillaient à domicile.

Leur outillage était très bon marché et peu encombrant : une canne de roseau de longueur variable (torsido), suspendue à deux mètres du sol, deux petits anneaux de métal attachés à ce bambou, deux quenouilles enfin (mgäzel). On apportait la soie enroulée sur des bouts de roseaux creux (jaba’) (fig. 4) ; ce roseau était fixé sur l’une des quenouilles au moyen de petites cales, l’extrémité du fil était passée entre les deux anneaux, puis enroulée autour de la seconde quenouille ; la femme était accroupie sous le bambou et faisait tourner alternativement les deux quenouilles dans le même sens par friction des deux paumes. Ce métier n’était pas pénible ; il rendait seulement les mains calleuses. Les ouvrières pouvaient, tout en l’exerçant, surveiller leurs enfants, vaquer aux soins du ménage, bavarder et rire entre elles.

Fig. 4 – Outils des fileuses : Megzel (à g.) et Jaba (à d.)

Le patron apportait la soie enroulée sur des jaba’, à raison de cinq tmun par aba’ (le tmen est égal à un huitième d’uqeya, c’est à dire 4 grammes) ; il en apportait un certain nombre, jusqu’à cent à la fois, et l’ouvrière les lui rapportait quand elle avait fini son travail ; elle en recevait alors le prix, calculé par paire de jaba’, soit par 40 grammes de soie, qui variait entre 2 frs et 2 frs 50 (vers 1920, les fileuses étaient payées à raison de 0,50 par uqeya : leur salaire avait donc légèrement diminué depuis cette époque). Mais au moment des fêtes israélites où les femmes ne pouvaient guère travailler, occupées qu’elles étaient à préparer les plats traditionnels, les salaires consentis aux fileuses augmentaient dans des proportions considérables et arrivaient à quadrupler (10 frs par paire de jaba’), car les patrons préféraient payer plus cher plutôt que de manquer de marchandise.

Fileuse au travail. Cliché de la Société des Amis de Fès

Une ouvrière travaillant toute la journée pouvait filer 5 jaba’ de soie de bonne qualité (ibra) et 10 de soie de qualité inférieure (haramiya), mais une femme qui s’occupait de ses enfants et de son ménage filait en moyenne 3 jaba’, ce qui représentait un gain de 3 à 4 frs par jour, appoint sensible pour un ménage de petites gens.

F) Les fileurs (gezzalin)

Les fileurs qui enroulaient la lame autour de la soie filée comme nous venons de le voir, étaient à proprement parler les fabricants du fil d’or. Ils étaient trois cents, tous Israélites, qui travaillaient souvent seuls chez eux, mais parfois aussi dans des ateliers qu’ils louaient à huit ou dix.

Le fil d’or était posé dans une boîte par terre, la soie était enroulée autour d’une grosse bobine de bois lourd (qannut d’el harir) ; le tout était trempé dans l’eau au préalable pour éviter que le fil de soie, très tordu, ne se cassât pendant le travail. La bobine était placée dans une boîte par terre et l’on faisait passer le fil dans un anneau (hersa) fixé au mur par un clou un peu au-dessus de la tête de l’ouvrier.

L’ouvrier prenait alors l’instrument essentiel de son travail, une cannette (megzel d’el hadîd), divisée en deux par un petit disque de plomb qui lui donnait un poids de 100 à 150 gr. Il mettait sur la tige supérieure une bobine autour de laquelle il enroulait l’extrémité du fil de soie, en ayant bien soin de le faire passer par un petit crochet disposé au bout de cette tige afin d’assurer un enroulement très régulier (fig. 5).

Fig. 5 – Megzel d’el hadîd

Il se mettait alors en tenue de travail, c’est-à-dire qu’il fixait sur sa jambe droite une jambière de cuir de bœuf (jelda), côté fleur sur la peau, et sur sa main droite une sorte de gant triangulaire en cuir (jelda d’elyed), fixé au médius et au poignet. Sur cette jambière, l’ouvrier frottait violemment la tige inférieure de la cannette enduite de cire pour empêcher qu’elle ne glissât, afin de lui imprimer un mouvement de rotation rapide ; le gant empêchait que le frottement du cuir de la jambière ne blessât la main.

Fileur au travail. Il s’apprête à lancer la canette en la lançant sur sa jambière. Cliché de la Société des Amis de Fès

L’ouvrier se plaçait alors face au mur, ayant dans sa main gauche la lame d’or qui passait au creux du pouce et le fil de soie descendant de l’anneau fixé au mur et qu’il guidait avec l’index et le quatrième doigt. Il avait bien soin de se couvrir la peau d’un petit morceau d’étoffe à l’endroit où passait la lame, car en été la transpiration aurait risqué de la faire casser et en toute saison il était prudent d’éviter les coupures profondes et très longues à guérir qu’elle pouvait provoquer.

Fileur au travail. La canette tourne, la lame qui passe au creux du pouce l’enroule autour de la soie guidée par l’index et le 4° doigt. Cliché de la Société des Amis de Fès

De la main droite, il enroulait une petite longueur de lame autour de la soie, dans le sens contraire de la torsion ( La soie était tordue de droite à gauche ; la lame était enroulée de gauche à droite ; dans la fabrication industrielle, ces sens sont inversés) ; de cette façon le fil de soie se détordait légèrement et la lame s’enroulait plus aisément. L’ouvrier faisait d’abord tourner la cannette à la main, puis lorsque la mise en train était faite, il lui imprimait un rapide mouvement de rotation en la brossant vigoureusement sur la jambière de cuir et il recommençait toutes les dix secondes environ. Les deux doigts qui guidaient la soie assuraient un bon enroulement ; il fallait donc une assez grande habileté de la main gauche.

L’outillage était tout entier acheté à la Médina, la cannette chez les haddadine (elle valait de 6 à 10 frs-or et était pratiquement inusable), les bobines chez les tourneurs sur bois (harratin).

Le travail était rétribué par bobines de cinquante grammes : depuis 1925, le salaire avait diminué de 15 frs à 12 frs 50, puis à 10 frs et enfin vers 1930 à 7 ou 8 frs. Un ouvrier moyen fabriquait deux bobines par jour, un ouvrier très habile et très travailleur pouvait arriver à quatre bobines. Un certain nombre de fileurs avaient à leurs gages des ouvriers peu expérimentés ou des apprentis sur le travail desquels ils faisaient des bénéfices importants. Enfin, chacun travaillait pour le compte d’un patron déterminé qui consentait facilement de larges avances pour ne pas perdre ses façonniers. Cette branche de l’industrie du sqalli n’était donc pas plus déshéritée que les précédentes.

On voit en somme que le tasqallit dans son état ancien était une industrie très importante de Fès, la principale industrie de la communauté israélite, puisqu’elle occupait 5,5% environ de la population totale. C’était ensuite un métier très lucratif : les salaires que nous avons énumérés étaient fort élevés ; l’outillage par contre ne valait presque rien, excepté les filières et les laminoirs qui, pour la plupart, étaient amortis depuis fort longtemps ; enfin, avant le Protectorat, les charges fiscales étaient pratiquement nulles : les impôts ordinaires étaient insignifiants, la hediya offerte au Sultan ne pesait guère plus lourd, et l’on mettait presque un point d’honneur à les payer le plus mal possible. Avec le Protectorat étaient apparus la patente, la taxe d’habitation et autres impôts plus lourds et surtout plus régulièrement levés que les anciens, mais bien loin d’être écrasants.

Enfin si ce métier ne faisait pas entrer au Maroc d’argent étranger, puisque le fil d’or n‘était pas exporté, il était pour la ville de Fès une source importante de profits et ne faisait partir en Europe que de très faibles capitaux, du fait que les outils importés (laminoirs, filières, pinces) étaient pratiquement inusables et que le métal précieux était rarement acheté hors du Maroc.

II – L’état actuel du métier

Déjà sous Moulay Hassan, certains Israélites avaient songé à faire venir des machines à fabriquer le fil d’or ; les protestations énergiques des ouvriers avaient tout arrêté. Mais la machine est revenue à la charge, et brusquement, en l’espace de dix-huit mois, tout a changé : la fabrication est devenue industrielle, et la plupart des ouvriers qu’occupait ce métier se sont trouvés en chômage ; l’outillage et les matières premières ont été demandés à l’Europe, et l’économie du Mellah y a perdu chaque année des sommes considérables. Après avoir exposé comment s’est faite cette transformation, nous examinerons ses conséquences économiques, ses conséquences sociales et l’organisation actuelle du métier

A) La transformation et ses conséquences

Pendant la Grande Guerre, quelques patrons israélites commencèrent à importer de la lame fabriquée en Europe et vendue par des commerçants établis en Algérie (elle représentait 10 à 20 % de la consommation), soit que le métal se fût raréfié au Maroc, soit surtout que les industriels européens se fussent documentés sur la situation économique du Maroc et y eussent envoyé des représentants, tout naturellement choisis parmi les Israélites algériens. En dépit de la méfiance des acheteurs et de sa qualité malgré tout inférieure, la lame importée entra bientôt en concurrence avec la lame indigène, car elle coûtait moitié moins cher environ. Pourtant batteurs d’or, tréfileurs et lamineurs avaient beaucoup de travail et ne s’apercevaient guère de cette concurrence, c’était l’époque exceptionnellement prospère de l’après-guerre.

En 1928, le fils de l’un des patrons, jeune homme instruit et évolué, proposa à son père d’acheter l’outillage nécessaire à la fabrication du fil d’or : le prix de revient baisserait considérablement et les bénéfices réalisés seraient importants. Le père se documenta, fut sur le point de passer commande, mais réfléchit aux conséquences sociales de cette initiative : il pensa que plusieurs centaines de personnes allaient être brusquement privées de leur gagne-pain et abandonna ce projet. Cependant l’idée était dans l’air, et en 1929 un autre patron fit venir de France une machine à enrouler la lame autour de la soie, et, au lieu de prendre sur place les matières premières, fit venir de Lyon la lame et la soie dont il avait besoin.

Ce fut presque une révolution au Mellah de Fès ; les ouvriers du fil d’or organisèrent des prières publiques, passèrent une nuit en oraison auprès de la tombe d’un rabbin vénéré ; quelques-uns menacèrent de faire un mauvais parti aux importateurs de la machine ; tous protestèrent auprès du Pacha et du Mohtasseb ; de leur côté les artisans de la Médina qui se servaient du sqalli déclarèrent que le fil fabriqué à la machine était de mauvaise qualité et noircissait rapidement, mais comme il coûtait 75 % de moins que le fil traditionnel, rien n’y fit. Le Mohtasseb se contenta d’imposer le titre de 990 pour la lame importée, d’autoriser la vente du fil indigène à un tarif supérieur, et quatre autres patrons s’associèrent pour faire venir une seconde machine plus grande que la première. Pendant quelques mois, le travail à la main survécut d’une vie sans cesse amoindrie, et à la fin de l’année 1930, les derniers fileurs cessèrent leur travail, tandis que le nombre des machines passait de deux à six en 1934.

Trois ou quatre personnes suffisaient à assurer la marche de chaque machine : la presque totalité des ouvriers du fil d’or était donc du jour au lendemain privée de travail. Ceux des patrons qui, soit par méfiance, soit par manque d’argent, n’avaient pas voulu participer à l’achat des machines, furent encore les moins à plaindre : ils appartenaient en général à des familles aisées et purent trouver sans trop se presser un autre emploi. Il n’en fut pas de même pour les batteurs d’or (sauf un qui continua à travailler pour les relieurs et les maroquiniers), pour les ouvriers du Dar Sekka, les tréfileurs, les lamineurs, les fileurs et les fileuses, qui se virent brusquement privés d’un métier lucratif, et presque toujours sans économies qui leur eussent permis de chercher à loisir un autre métier. Les premiers chômeurs trouvèrent une occupation sans trop de difficultés ; les femmes se mirent à fabriquer des boutons de soie pour les vêtements musulmans, les hommes des ganses, mais rapidement le marché de la main-d’œuvre arriva à saturation et l’on peut compter qu’un tiers au moins des ouvriers du tasqallit vit actuellement d’expédients, sans aucun espoir de trouver un travail régulier.

D’autre part, les quelques pièces de l’outillage ancien qui avaient de la valeur l’ont complètement perdue : témoin les filières, dont le jeu de six ou sept atteignait couramment un millier de francs-or, ou les tenailles employées pour le tréfilage au Dar Sekka et dont les plus grosses atteignaient six cents francs pièce, ou encore les meules des laminoirs ; d’où nouvelle perte assez importante pour certains ouvriers, qui avaient employé leurs économies à se rendre propriétaires de leur outillage.

Enfin l’achat du matériel nouveau a provoqué une importante évasion de capitaux : cent vingt mille francs environ ; chaque mois les matières premières maintenant importées coûtent soixante mille francs qui partent pour la France sans aucune contre-partie, alors que vers 1928 les seuls salaires distribués aux ouvriers du fil d’or variaient de deux cents à deux cent cinquante mille francs par mois. On voit donc que l’économie générale du Mellah de Fès a subi de ce fait une saignée fort sensible, surtout en une période de crise générale.

B) Organisation de la nouvelle industrie

Comme nous l’avons dit plus haut, six machines électriques à enrouler la lame autour de la soie ont été achetées, plus un laminoir électrique dont on ne voit pas très bien l’utilité, puisque la lame n’est pas fabriquée sur place. Elles ont été achetées individuellement ou surtout en association par des ma’allemin sqalli et ont été montées sans difficulté dans de petits ateliers loués soit au Mellah, soit même dans Fès-Jdid, au voisinage immédiat du Mellah.

Mais les novateurs ont mal choisi leur moment : les machines ont été achetées à l’époque des hauts prix et sont lourdes à amortir ; la crise économique se fait particulièrement sentir dans une industrie de luxe comme celle-là, d’où consommation extrêmement réduite ; enfin le fil indigène est concurrencé par un fil d’or tout fabriqué importé de Lyon par des grossistes de la Médina et qui, bien qu’un peu plus cher, se vend bien parce qu’il est de meilleure qualité et qu’un large crédit est consenti aux acheteurs ; si bien qu’en 1935 les huit patrons intéressés en sont arrivés à s’associer pour réduire leurs frais généraux, régulariser la production et maintenir les prix. Depuis lors, une seule machine fonctionne avec quatre ouvriers qui travaillent 9 heures par jour, chôment le vendredi après midi et le samedi, et gagnent l’un 400 francs, les autres 300 francs par mois. Les frais et les bénéfices sont également partagés entre les participants, sans tenir compte des capitaux engagés antérieurement. Grâce à ce système, le prix de l’uqeya qui était tombé à 15 frs 50 est remonté à 17 frs 50. La vente est assurée par deux Israélites qui se tiennent dans une maison de rapport de la Médina ; elle reste très difficile et l’unique machine en action ne fonctionne pas tous les jours ouvrables : c’est ainsi qu’elle a été arrêtée du 5 au 21 avril 1936, alors que normalement la Pâque juive aurait dû provoquer un chômage de huit jours seulement.

Comme nous l’avons dit, les matières premières sont achetées en France, à Paris et surtout à Lyon, qui a un représentant israélite à Fès. La lame d’or arrive en boîtes de vingt bobines de 50 grammes et vaut de 650 à 850 frs le kilo, selon le cours de l’or. La lame d’argent au titre de 990 vaut 400 frs le kilo en moyenne, les variations de cours étant beaucoup moins importantes ; on en achète d’ailleurs quatre fois moins. La soie enfin est achetée pour la plus grande partie à Lyon, toute teinte et toute bobinée, elle vaut 150 frs le kilo. Quelquefois cependant, en attendant une commande, on achète encore un peu de soie aux marchands de la Médina ; elle vaut moins cher que la soie importée, mais est de beaucoup moins bonne qualité.

Au reste la situation actuelle n’est, à notre sens, que transitoire : d’une part, depuis peu de temps un fil de mauvaise qualité, doré au cuivre, est vendu à la Médina par des commerçants musulmans ; il vient d’Italie et vaut 80 % de moins que le fil fabriqué à Fès. Comme il a la même apparence et que la lame est montée, comme celle du fil de bonne qualité, sur de la soie orange, les artisans musulmans en font une grande consommation, et lorsque les acheteurs voient les broderies de leurs babouches noircir au bout de peu de temps, ils incriminent les fabricants israélites de Fès qui n’en peuvent mais. Les Services du Commerce et des Arts indigènes ont été saisis de l’affaire et arrêteront certainement d’ici peu cette concurrence déloyale qui, si elle se prolongeait, risquerait de porter un grand préjudice aux Israélites de Fès.

D’autre part, un Israélite de Fès a fait venir de France une machine à fabriquer la lame qui va être mise en service sous peu, et qui entraînera peut-être une nouvelle transformation de cette industrie.

Enfin les anciens ouvriers du fil d’or, qui n’ont pas trouvé d’autre occupation ou sont retombés en chômage par suite de l’aggravation de la crise, s’agitent et veulent ressusciter leur ancien métier avec l’appui des pouvoirs publics. L’histoire déjà mouvementée de cette industrie n’est donc pas encore terminée.

Quoi qu’il en doive être, la situation présente suggère quelques réflexions qui peuvent avoir une utilité pratique.

La transformation accomplie n’a pas eu de brillants résultats : elle a bouleversé l’économie du Mellah de Fès, provoquant chaque mois une importante évasion de capitaux ; elle a plongé dans la misère une partie de la population israélite de Fès et enfin, dans l’état actuel des choses, elle n’a même pas profité à ceux qui l’avaient faite. Cet échec nous semble dû à ce que, tout d’abord, on ne trouve au point de départ de tout cela que des intérêts personnels et des efforts individuels, qui ont pu se donner libre cours, puisqu’ils n’étaient nullement freinés par des règlements corporatifs solides. D’autre part, en admettant même que l’achat des machines fût inévitable et bienfaisant, on aurait pu aller plus doucement et plus méthodiquement ; mais là encore l’absence de toute organisation corporative digne de ce nom s’est fait cruellement sentir.

Libre au Gouvernement du Protectorat d’intervenir maintenant, s’il le juge utile ; il en est temps encore, même pour l’industrie du fil d’or. Pour les autres, dont la transformation est encore à peine amorcée, mais nous semble inévitable, au moins dans une certaine mesure, il serait urgent de procéder à une réorganisation corporative pour éviter les initiatives individuelles contraires à l’intérêt général, comme celle que nous venons d’étudier. Qu’on nous comprenne bien, il ne s’agit ni de maintenir aveuglément les techniques traditionnelles qui ne sont pas adaptées à la nouvelle vie économique du Maroc, ni d’étouffer toutes les initiatives sous le poids de l’intérêt général ; il s’agit seulement d’empêcher que l’évolution presque certaine ne dégénère en révolution.

25 Mar 2024

Le Horm de Moulaï Idriss

Image à la une : Le horm de Moulay Idriss. Photographie Bernard Rouget.

Il n’y a pas très longtemps que les Européens ont accès dans le Horm de Moulaï Idriss, le vénéré fondateur de Fès, le grand saint que les habitants de l’ancienne capitale marocaine considèrent presque comme une divinité.

Ce horm, ou zone sacrée, est constitué par une série d’étroits couloirs qui entourent la mosquée et où de nombreux commerçants fasis sont venus installer leurs boutiques. Compliquées de ramifications tortueuses, ces ruelles sont bordées de hautes murailles sombres qui évoquent étrangement le caractère de certaines petites villes d’Italie.

Je ne puis me défendre d’une émotion très vive, chaque fois que je franchis le seuil de la zone sainte et que je m’incline pour passer sous une des poutres usées et patinées qui, placées transversalement à chacune des entrées du horm, en interdisaient autrefois le passage aux profanes.

C’est que, si l’on quitte la petite place Nejjarine pour pénétrer dans le couloir principal qui conduit à l’une des portes du sanctuaire, on se sent vraiment complètement isolé au milieu du spectacle le plus surprenant, du grouillement de foule le plus pittoresque, le plus extraordinaire que l’imagination puisse prévoir. On touche au cœur de l’Islam. On le sent battre et palpiter avec force, on est saisi par l’attrait mystérieux de cette humanité en extase, par le charme de cette atmosphère voilée, et par le contraste singulier que forme la misère des innombrables groupes de mendiants en guenilles avec la somptuosité criarde de l’ornementation architecturale du mausolée de l’illustre saint.

Ruelle près du mausolée de Moulaï Idriss. Vers 1930

Ce mausolée ne contient malheureusement plus actuellement que les vestiges de l’ancienne mosquée des Cheurfa, dans laquelle le fondateur de Fès fut enterré. Une partie de l’édifice actuel date du règne de Moulaï Ismaïl, mais le dôme central et le minaret ornés de carreaux émaillés et de mosaïques vertes ne furent construits que vers 1820, par Moulaï Abderrahman.

Il ne faut donc pas s’étonner de ne trouver dans ce monument ni la sobre élégance de lignes, ni la délicatesse des nuances, ni la pureté de style que l’on admire dans les merveilleuses médersas de l’époque des Mérinides.

C’est une œuvre de la décadence qui, malgré certaines lourdeurs dans l’ensemble et une polychromie un peu brutale, est loin cependant de manquer d’intérêt.

Avant d’examiner la mosquée dans ses détails, arrêtons-nous un instant dans le couloir qui fait face à l’entrée du vestibule principal, seule partie du sanctuaire où les femmes aient le droit de pénétrer.

Voici, sous une voûte enveloppée d’ombre, une petite porte peinte en bleu, d’un bleu éteint aux reflets cendrés. C’est l’entrée du tombeau d’une femme de la famille des Idrissites, que la légende fait passer pour la mère de Moulaï Idriss. Sans cesse, les fidèles musulmans, principalement les femmes, viennent s’appuyer contre cette porte et faire une prière fervente, dans des attitudes de profonde vénération.

Autour du mausolée. Cliché des années 1930

À quelques mètres de ce tombeau, le couloir aboutit au curieux portail du vestibule de la mosquée. Tout d’abord, on l’aperçoit à peine, tant la foule des mendiants est, à cet endroit, extraordinaire de grouillement et de vie intense. C’est une agglomération humaine dont les contours et les couleurs se transforment et se déforment dans une agitation perpétuelle, un enchevêtrement des types les plus divers, pauvres loques effondrées de fatigue et de privations, et venues échouer devant le sanctuaire : vieillards étiques, vêtus d’oripeaux étranges, aux teintes terreuses et vagues, misérables femmes entourées d’enfants à demi nus, aux mines souffreteuses et mornes, femmes berbères dont le visage dévoilé s’encadre de cheveux en broussaille, groupes d’estropiés et d’aveugles dans les poses les plus bizarres et les plus imprévues.

Mais nos yeux quittent ce spectacle et se fixent enfin sur le portail qui se compose d’un arc central flanqué de deux petits arcs. Dans l’arc central est sculptée, en caractères coufiques rectangulaires, d’une belle ordonnance de lignes, une inscription célébrant les louanges d’Allah et du Prophète. Les intervalles des arcs sont légèrement gravés d’assemblages polygonaux, d’un dessin sobre, dans la bonne tradition. L’ensemble du portail, d’un ton rose doré, se réchauffe par places de taches d’un vermillon éclatant.

Le vestibule est d’une richesse d’ornementations un peu lourde, encore augmentée par une profusion de veilleuses, de lampes et de lustres de toutes formes et de style souvent fâcheux. Du plafond que nous ne pouvons apercevoir qu’en partie, et qui semble assez beau, descend un grand lustre d’un caractère remarquable, et qui fut, dit-on, offert par Abd el Aziz.

Le sol est pavé de zelliges figurant des portes de mosquée, avec des arabesques noires d’une grande finesse.

Dans le mur de face se découpe une large ouverture en arc brisé, bordée d’un décor épais et grossier.

Cette baie laisse entrevoir, dans une pénombre mystérieuse, parmi les jeux étranges du clair-obscur, la vaste salle au fond de laquelle se trouve le tombeau du grand saint. Le soir, quand la nuit descend sur la mosquée, une multitude de lustres et de veilleuses, accrochés dans l’immense dôme, forment des guirlandes de lumière dorée ; l’encens emplit la voûte de brumes parfumées, et dans ce scintillement d’or que traversent en spirales changeantes de légères volutes de fumée, la foule des fidèles prosternés semble une vision irréelle, une apparition fantastique.

Portail d’entrée. Cliché des années 1930

Tout près du portail, en se dirigeant à droite, on passe sous une haute arcade, puis le couloir fait un coude brusque et l’on est aussitôt attiré par une nouvelle perspective enchanteresse.

Dans une allée étroite, entre de hautes murailles parées de mosaïques, de plâtres polychromes et de boiseries peintes, se presse la foule qui vient porter son obole, avec une prière ardente, au tombeau de Sidi Hafid el Amrani, qui fut le chambellan de Moulaï Idriss.

Contre le mur de gauche, qui est celui de la mosquée, viennent se sceller intérieurement les tombes du grand saint et de Sidi el Amrani, et leur emplacement exact est marqué dans l’allée extérieure par un décor architectural d’une originalité sauvage. Il se compose de trois motifs principaux dont le premier et le plus caractéristique est le tronc des offrandes. Ce tronc est formé par un panneau de moucharabieh à réseau polygone, placé à hauteur d’homme. Au-dessous, et tout le long de la muraille, court un assemblage de zelligs, d’une composition harmonieuse, avec une rosace centrale entourée d’octogones, dans une gamme dominante de bleus et de jaunes, cernés de noirs. Au-dessus de la boiserie, une large fenêtre en ogive s’encadre d’un auvent à stalactites reposant sur deux gracieuses colonnettes de marbre rose, avec leurs chapiteaux d’un style très pur.

Mur des offrandes. Cliché Bouhsira, vers 1930

À l’heure crépusculaire, un charme délicieux émane de ce lieu sacré, tout imprégné d’une mélancolie mystique. Trois grandes veilleuses qui pendent de l’auvent se piquent de points lumineux et tremblants et répandent sur la foule une lueur orangée. Des groupes fantomatiques de mendiants s’entassent et s’allongent dans l’allée mystérieuse. Les pieux Fasis et les pèlerins venus de tous les points du Maroc s’approchent tour à tour de la muraille sainte et l’embrassent avec une dévotion ardente, en adressant à Moulaï Idriss ou à son chambellan leurs prières et leurs suppliques.

Les deux autres motifs de décoration comprennent une ornementation très fouillée de plâtre sculpté et peint, rehaussé de dorures. Au centre de la composition, une minuscule porte fermée par un grillage après lequel les fidèles viennent attacher de petits morceaux d’étoffe, des brins de laine ou de soie, dans le but pieusement naïf de rappeler au bon saint les requêtes qui lui ont été présentées.

À cet endroit, le couloir est recouvert d’une voûte avec un beau plafond en bois, de forme octogonale, décoré d’une rosace peinte, composition en entrelacs basée sur la géométrie décorative si chère aux artisans arabes. Deux lanternes à facettes, ornées de verres multicolores, pendent, l’une au centre de la voûte, l’autre d’un auvent en bois peint, et complètent ce décor d’une somptuosité un peu lourde.

Tout près de là, une charmante petite fontaine agrémentée de zelligs et d’inscriptions polychromes gravées dans le plâtre, fournit aux visiteurs et aux habitants de ce quartier une eau de source, abondante et pure.

La fontaine

En face du mur de la mosquée, quelques petites boutiques de marchands de parfums et de bibelots ajoutent au pittoresque étonnant de cette petite rue, à l’extrémité de laquelle une autre entrée du sanctuaire attire maintenant nos regards. C’est une ouverture ogivale dont la décoration en plâtre sculpté de rosaces et de rinceaux foliacés qui expriment, par la fantaisie et l’imprévu de leurs ondulations symboliques, le sentiment méditatif et l’instinct de spiritualisme du caractère musulman.

Le soubassement est formé de rosaces en zelliges dans des tonalités délicates où les bleus légers d’une note rare alternent avec des jaunes foncés, des verts et des noirs. Une fine inscription en mosaïques noires se déroule en un bandeau, le long du soubassement, et l’enrichit par la souplesse de ses enroulements ingénieux.

Pour sortir de cette ruelle extraordinaire, on passe sous un portique dont on admire la richesse et la variété des détails ornementaux. L’auvent en bois sculpté qui le surmonte, avec ses stalactites, ses colonnettes et ses inscriptions, est d’une exécution particulièrement remarquable. Ce portique donne accès à la kaïsseria, le quartier des marchands d’étoffes, toujours si prodigieusement animé et bruyant, surprenant labyrinthe de petites rues où la lumière parvient tamisée par les treillages de roseaux.

Mais, revenons maintenant au portail du vestibule principal, et engageons-nous à gauche, dans une ruelle obscure et tortueuse, tout encombrée de mendiants accroupis.

Près de l’entrée de cette ruelle, se trouve une maison appelée Dar el Qaïtoun, sorte de refuge où les femmes malheureuses viennent s’abriter.

En face, par deux grands portiques, on aperçoit la vaste cour de la mosquée, de forme carrée, avec ses arcades ogivales et sa double rangée de colonnes de marbre de différents styles fâcheusement réunis, sans ordre et sans goût. Au centre de la cour, pavée en zelliges, une vasque de marbre blanc, d’où jaillit une gerbe d’eau bruissante.

Cour de la mosquée

En continuant à travers les sinuosités bizarres de cette ruelle, on est brusquement arrêté par un admirable portail de bois sculpté, d’une grâce et d’une simplicité de lignes qui évoquent la noblesse des proportions des monuments de la Renaissance.

Tout contre ce portail, appelé Bab el Hfa, se trouve un petit bassin de marbre où murmure doucement l’eau d’une source miraculeuse. Les femmes superstitieuses viennent placer devant ce bassin des vases remplis d’huile d’olive et des mèches pour faire des cierges qu’elles apportent le vendredi à la mosquée. Et ces pratiques, pourtant si simples, leur donneront des avantages fort appréciables, tels que, par exemple, de retrouver un objet perdu, d’obtenir la punition d’un malfaiteur, etc., etc.

Plus loin, le couloir tourne encore ; on passe sous des voûtes suintantes et noires, où l’on croise, dans une pénombre sinistre, des fanatiques aux yeux luisants et durs ; on descend en trébuchant des marches inégales et glissantes et l’on parvient enfin à la dernière porte de la mosquée, la plus grande, dont l’aspect serait sans doute assez imposant si l’on n’avait eu la malencontreuse idée de la masquer, de l’autre côté du couloir, par un énorme panneau de bois dont le bas seulement est découpé pour donner le passage dans le souk si pittoresque des fabricants de tresses et autres ornements de soie rehaussés d’or ou d’argent et de paillettes qui sont parmi les parures les plus caractéristiques des femmes marocaines. De sorte qu’il n’y a pas de recul pour apprécier, comme il conviendrait, le large escalier pavé de zelliges qui aboutit à la cour centrale, au fond de laquelle on aperçoit la haute arcade qui précède l’intérieur de la salle du tombeau.

Maintenant, nous quittons le Horm par ce petit souk el Mjadline, où d’énormes ceps de vignes grimpent en courbes tourmentées le long des curieuses boutiques jusque sur les toits de roseaux et laissent retomber, en festons gracieux, leurs feuillages et leurs grappes.

Et nous sommes entraînés dans le souk des marchands d’épices, au milieu du mouvement rapide de la foule affairée et bruyante, qui nous arrache à notre vision étrange, d’un charme puissant et original.

De toutes cette série de tableaux féeriques que nous venons de voir défiler devant nos yeux, le souvenir nous restera surtout de la forte impression de mysticisme qui se dégage du Horm de Moulaï Idriss et de l’harmonie parfaite qui unit le décor architectural de la mosquée, symbole d’un art d’inspiration et d’idéalisme, à la foule musulmane qui vient se prosterner en des attitudes extatiques devant le tombeau du vénéré fondateur de Fès.

Texte de Gabriel Rousseau 15 janvier 1918.

Quelques mendiants au pied du mur des offrandes.

Sur le Horm voir aussi À propos du droit d’asile au Horm de Moulay-Idriss

16 Feb 2024

La grande mosquée cathédrale El-Qaraouiyîne, siège de l’Université musulmane de Fès.

Image à la une : Mosquée El-Qaraouiyîne, façade de la Maqsoura du Cadi. Dessin de Condo de Satriano. 1917

Article écrit en mars 1918 pour la revue France-Maroc par Prosper Ricard, Inspecteur des Arts marocains. On remarquera que P. Ricard fait la description d’une mosquée qu’il n’a pas visitée car « inaccessible, comme toutes les mosquées du Maroc, aux non-musulmans ». Pour éclairer sa description il nous donne un plan schématique … et qui manque des précisons difficiles à obtenir. (J’ai rajouté au texte de Ricard les commentaires sous astérisques *, **, ***, et le plan Prazeres de 2020)

Au cœur même de la Médina, tout près du sanctuaire de Moulay Idriss, fondateur de Fès et de la Qisarîya, centre du commerce fasi, s’élève une bâtisse dont on soupçonne vite l’importance par la grandeur et le nombre de portes monumentales qui s’ouvrent sur elles et par les perspectives profondes que l’on a vers l’intérieur. Cette bâtisse est la grande mosquée cathédrale de Fès, le plus spacieux des édifices religieux du Maroc, le siège de la célèbre Université musulmane, la Sorbonne mograbine qui, avec la mosquée El Azhar au Caire, la mosquée Litouna à Tunis, est l’un des trois trois pôles de l’Islam africain.

Inaccessible, comme toutes les mosquées du Maroc occidental, aux non-musulmans, on ne peut s’en faire une idée qu’en en faisant le tour. Il est en outre peu commode d’obtenir des précisions sur les dispositions intérieures : une croyance populaire prétend que celui qui voudrait compter les piliers s’exposerait à devenir fou. Le plan que nous donnons n’a donc que la valeur d’un schéma destiné à éclairer le description qui suit.

Plan de la grande mosquée El Qaraouiyine. Prosper Ricard 1918

*J’ajoute au plan sommaire de P. Ricard, pour nous permettre une meilleure visualisation des différentes parties de la mosquée El-Qaraouiyîne, un plan plus récent créé par Robert Prazeres, à partir du plan dessiné en 1923 par E. Pauty. « J’ai pris la version de Terrasse (1957, La Mosquée d’Al-Qarawīyīn à Fès et l’Art des Almoravides), fait un peu de ménage et je l’ai modifié légèrement dans les détails. Le plan ne présente pas les aménagements les plus récents du 20e siècle dans les structures annexes de la mosquée (e.g. la bilbiothèque), mais le plan de la mosquée elle-même est bien établi et n’a pas vraiment changé. Les noms des différents éléments (portes, etc) sont ceux que Terrasse a utilisé, mais avec parfois une transcription un peu différente (plutôt la transcription anglaise ; e.g. Bab al-Shama’in est plus souvent transcrit Bab Chemmaïne en français) ». Robert Prazeres en juillet 2020.

Plan de la mosquée El-Qaraouiyîne. Création Robert Prazeres

Description

De la forme d’un rectangle deux fois plus long que large d’environ 90 mètres sur 45, la salle de prière, très spacieuse, se compose de 9 travées peu élevées parallèles aux murs longitudinaux détaillant 9 longs toits à deux pentes chacun, et recoupées perpendiculairement par 21 nefs à arcs en plein cintre outrepassé reposant sur des piliers énormes et trapus. Ceux-ci montent tout blancs jusque sous les combles et sont revêtus, vers leur base, de belles nattes de Salé au décor sobre et austère.

À l’extrémité sud de la nef centrale s’ouvre la niche ou mihrab d’où l’iman dirige, cinq fois par jour, les exercices de la prière. Immédiatement à droite, derrière une porte en bois, est remisé le minbar ou chaire à prêcher, que l’on dit d’un merveilleux travail d’incrustation et de sculpture. Plus à droite encore une ouverture, fermée par deux battants en bois de cèdre finement ouvragé, fait communiquer la grande salle de prière avec la mosquée annexe des morts, où l’on dépose la dépouille des défunts avant de l’emporter au cimetière. C’est également dans cette annexe qu’après le sermon du vendredi se vendent aux enchères les vieux livres et les anciens manuscrits.**

** Une porte extérieure permettait d’entrer dans les annexes de la mosquée des morts (Jama El Gnâiz), ainsi des étrangers non musulmans pouvaient être admis lors des ventes, achats ou échanges de livres ou de manuscrits qui avaient lieu de temps en temps par l’intermédiaire de la Bibliothèque de la Qaraouiyîne.

À gauche du mihrab d’autres locaux servant l’un de salle d’audience pour le cadi, l’autre de bibliothèque. Celle-ci fut autrefois très riche et renferma des livres précieux tant par le texte que par leur calligraphie et leurs enluminures. Des 20 000 volumes qu’elle compta, au dire des chroniqueurs arabes, on n’a pu en recenser que 1 700 en 1915. À gauche de ces locaux est situé la kheloua, pièce où des maîtres du Coran viennent chaque jour, en exécution de fondations pieuses, à l’acer (vers quatre heures) réciter des versets du Livre-Saint.

Salle de prière de la mosquée El-Qaraouiyîne

Vers le nord, la salle de prière se prolonge sur deux ailes de quatre ou cinq nefs chacune encadrant la cour. Celle-ci est fermée du côté opposé au mihrab par des salles surélevées ou mestonda dont l’une est réservée aux femmes. Une autre de ces salles recouvre une crypte faisant office de magasin. c’est là que l’on range les provisions d’huile, de mèches, de bougies, de lampes destinées à l’éclairage de la mosquée. À l’angle nord-ouest s’élèvent une seconde maqsoura ou salle d’audience du cadi dont la façade sur la rue des Adouls, est d’un très beau style, et les cabinets d’aisance séparés de la ruelle avoisinante par des menuiseries sculptées et des treillis de moucharabieh.

La cour ou shan, longue de 40 mètres et large de 25, est marquée au centre par une grande vasque circulaire en marbre blanc d’où jaillit sans arrêt l’eau de l’oued. Aux extrémités est et ouest de cette cour se dressent de remarquables pavillons semblables à ceux de la Cour des Lions de l’Alhambra de Grenade. Leurs bases carrés ont environ 4 mètres de côté. Ils sont constitués par de fines colonnes et de jolis chapiteaux de marbre que surmontent des arcs de plâtre fouillé et couronnent successivement une frise de bois sculpté, une rangée de fines stalactites, un auvent aux curieuses consoles de bois tourné et tailllé, un toit pyramidal aux tuiles vertes comme l’étendard du Prophète. Ces deux pavillons apparaissent comme de gais joyaux dans la cour qui, sans eux, resterait froide et austère comme la salle de prière elle-même. D’ailleurs, aux couleurs variées du marbre, des bois peints et des tuiles s’ajoute, sous chaque petit édifice, le jeu de mille reflets de lumière s’échappant des Seqqâya ou fontaines et se répétant dans de nouvelles vasques dont l’une reçoit l’eau limpide et pure d’une source voisine.

Vue d’ensemble

La cour a d’autres ornements. Le plus saisissant est l’anza, panneau de bois chargé d’ornements sculptés et peints, séparant la cour de la salle de prière et faisant face à l’une des portes monumentales de la mosquée Bab el Oued.

Pavillons, anza, mestonda, forment le décor essentiel de la cour, mais de nouveaux détails ajoutent à son charme : fenêtres géminées, lucarnes grillagées, ouvertures à arcs outrepassés, dont l’ensemble attire de nombreux oisifs. À la fin des chaudes et alanguissantes journées d’été surtout, ceux-ci viennent le contempler étendus sur des marches ou paresseusement appuyés contre des piliers pendant que les gamins criards et batailleurs se mutinent autour des vasques et des fontaines. C’est là aussi que viennent se reposer, entre deux leçons, les étudiants de l’Université. Le docte et très savant Abou Abd Allah el Maghili, qui suivit longtemps les cours d’El-Qaraouiyîne, se remémorant ce tableau, a écrit dans l’une de ses odes : « Mosquée El-Qaraouiyîne ! noble nom ! dont la cour est si fraîche par les grandes chaleurs ! Parler de toi me console, penser à toi fait mon bonheur ! Assis auprès de ton admirable jet d’eau, je sens la béatitude ! Et avant de te laisser tarir, mes yeux se fondraient en pleurs pour le faire jaillir encore ! ».

Les portes d’El-Qaraouiyîne sont au nombre de quinze. Quelques-unes sont monumentales. Les plus remarquables sont garnies de gros clous en fer orné et de pentures forgées de même métal en forme de main ou d’appliques de bronze fondu et ciselé. J’ai découvert dans les inscriptions la date de l’une de ces dernières (531 hégire, première moitié du XII ème siècle) et le nom de l’ouvrier : Abd el Ouahid. C’est peut-être de celle-là que parle le Roudh el Qartas dans les termes suivants : « Les deux battants rouges de la porte el Qabla, qui donne sur le passage de Bab el Guissa, avaient été la propriété d’un nommé Ben Berkia qui les avait fait faire à grands frais pour un pavillon lui appartenant. De ce pavillon, Ben Berkia dominait à l’intérieur des maisons voisines et voyait les femmes entrer dans leur bain. Il se plaisait surtout à plonger ses regards dans le vestiaire de la fille El Ban, qui demeurait à côté, et cela si souvent que l’on finit par porter plainte au sultan Abou Youssef ben Abd el Haqq. Celui-ci fit raser le pavillon (588 H.) et par la suite les successeurs de Ben Barkia firent présent des deux battants de la porte à la mosquée El-Qaraouiyîne ».

Parmi les dépendances de la mosquée, il faut encore citer : le minaret, construit d’après les principes architecturaux de l’époque zénète (X ème siècle), qui voulaient que la hauteur fût égale au périmètre de la base carrée (21,60 m. de haut sur 5,40 m. de côté) et n’admettaient pas encore de décoration ; le borj du neffar, tour du haut de laquelle on sonne de la trompe pendant les nuits de ramadan pour annoncer les heures des repas ; des latrines très spacieuses avec large bassin pour ablutions et cellules nombreuses. Il n’y a pas lieu d’être surpris de l’existence de ces dernières annexes auprès ou même à l’intérieur des édifices religieux. Un dicton populaire n’affirme-t-il pas : « Les water avant la mosquée » pour bien indiquer qu’avant de se rendre à ses dévotions, il est indispensable pour tout bon musulman d’être purifié de toute souillure.

La mosquée El-Qaraouiyîne en 1915. Cliché anonyme

Historique

El-Qaraouiyîne n’a pas été conçue telle qu’on la voit aujourd’hui. Ce ne fut d’abord qu’un oratoire édifié, rapporte l’histoire, avec des ressources légitimement acquises en 245 H. (milieu du IX ème siècle) par Fathma, fille d’El Feheri el Qirouani, originaire de Qairouan. C’est d’ailleurs cette origine qui a valu leur nom à la mosquée et au quartier avoisinant. Tous les matériaux furent extraits sur place, on eut ainsi la certitude que rien de ce qui aurait pu n’être pas parfaitement pur n’avait été employé. L’oratoire mesurait environ 30 mètres du nord au sud, comptait 4 nefs, une petite cour, un mihrab et un minaret. En 306 H. (X ème siècle), sous la dynastie zénète, on décida d’y faire prononcer le sermon du vendredi et on la dota d’un minbar ou chaire à prêcher. Quarante ans après, on reconstruisait le minaret en y aménageant, dans le haut, la chambre des muezzins.

Le dôme qui couronne l’anza date de Hachem el Mouïed. À son sommet, on plaça, montés sur une tige de fer, les signes et talismans qui avaient pour vertu de préserver la mosquée des rats, des scorpions et des serpents.

Dôme et toitures. Cliché anonyme dans les années 1920

La crypte et une fontaine voisine remontent à 375 H. (fin du X ème siècle). Gouverneurs, émirs et rois eurent à cœur de procéder à des restaurations et additions dans l’espérance de mériter les récompenses du Trés-Haut.

Sous les Almoravides, El-Qaraouiyîne était devenue trop exiguë pour la population qui avait crû dans des proportions déjà considérables. La grande salle de prière revêtit ses dimensions actuelles du temps de Youssef ben Tachfin, 450 H. ( 2 ème moitié du XI ème siècle). Les 18 000 dinars nécessaires furent obtenus en faisant rendre gorge à des mandataires prévaricateurs, administrateurs de bien habous – il y en avait déjà à cette époque ! La grande porte Ech Chemmâïne remonte à 528 (1 ère moitié du XII ème siècle). Lorsqu’on en creusa les fondations, dit la légende, on découvrit un puits dont l’orifice était obstrué par une immense tortue. Comme on essayait de l’en sortir, elle parla et dit : « Brûlez-moi sur place plutôt que de me faire partir d’ici ». La surprise fut grande et l’on décida de ne pas faire mal à la bête qu’on laissa en place. Au-dessus du puits, on établit un banc sur lequel viennent s’asseoir les femmes qui éprouvent des douleurs dans le dos. Ces douleurs disparaissent aussitôt.

Porte de la mosquée El-Qaraouiyîne dite Bab Ech Chemmâïne. Dessin de Condo de Satriano 1917

C’est à la même époque que la coupole du mihrab fut incrustée d’or, d’azur et autres diverses couleurs. La précision et l’élégance de ce travail étaient telles que les curieux restaient émerveillés et que les fidèles ne pouvaient s’empêcher d’être distraits de leurs prières par l’éclat des peintures.

La cour remonte à l’année 526 H. (XII ème siècle) et le bassin et son jet d’eau à 599 H. (XIII ème siècle). Les grandes latrines annexes furent élevées en 576 H. (1120 J.-C.) grâce aux libéralités d’un caïd fort riche qui jura, sur le Coran, que ses richesses étaient licites et pures, qu’elles n’étaient pas le produit de transactions commerciales, qu’elles provenaient d’un héritage résultat de la culture de terres et de l’élevage de troupeaux. Il est remarquable de constater avec quel soin est examinée l’origine des ressources destinées aux travaux de la mosquée : seuls sont employés des biens licites, c’est à dire ne provenant ni du vol, ni du commerce ou de la spéculation.

Ainsi la mosquée a reçu ses dimensions définitives à la fin du XIII ème siècle. Les pavillons qui ornent la cour ne sont toutefois que du XVIII ème siècle. On les doit au Sultan saadien Abd Allah Ech Cheikh. Il a donc fallu quatre siècles pour faire de El-Qaraouiyîne l’édifice actuel. À l’instar de nos cathédrales de France, elle est une expression complète d’un art national. Œuvre de l’architecture majestueuse et un peu lourde des premiers temps de l’Islam, elle se différencie nettement des monuments postérieurs de l’époque mérinide plus élégants, plus raffinés et plus somptueusement décorés dont les médersas de Fès du XIV ème siècle sont l’expression la plus parfaite.

Un mot du mobilier. Le minbar actuel qui en a remplacé un plus ancien, serait en bois d’ébène et de santal incrusté d’ivoire, de jujubier et d’autres bois durs et précieux. Il remonterait à 538 de l’Hégire (XII ème siècle). Dans la nef centrale est suspendu un grand lustre de bronze qui pèserait 1 763 livres, porterait 509 becs ou lampes et serait délicatement ciselé. Il serait du type de celui de la grande mosquée de Taza (fin XIII ème siècle). La salle de prière renfermerait encore une cloche du poids de 10 quintaux rapportée d’Andalousie par le mérinide Abd el Ouahid ben Abou el Hassan. On y ajusta des verres pour l’éclairage. Enfin, dans une salle aménagée dans le haut du minaret, existerait un véritable musée d’antiquités, instruments d’astronomie de tout âge et de toute nature qui feraient sans doute la joie des curieux et des amateurs.

Son rôle.

Il me reste à parler du rôle de la grande mosquée cathédrale El-Qaraouiyîne. Tout d’abord c’est le temple où les croyants du quartier viennent prier cinq fois par jour. Mais c’est encore celui où se fait après la prière de l’ouli, la khotba ou prône du vendredi, qui se compose d’une louange à Dieu et au Prophète, d’une formule ou acclamation en faveur du Sultan et d’un discours religieux. Cette cérémonie solennelle attire de nombreux fidèles. La mosquée peut en recevoir 20 000.

Prière à El-Qaraouiyine. Plaque de verre 1915

C’est à El-Qaraouiyîne encore que se tient le moueqqit, agent chargé de fixer les heures de la prière. Quand le moment est venu, il donne trois coups, au moyen d’un marteau, sur un anneau sonore et aussitôt les muezzins, aux écoutes en haut du minaret, lancent l’appel qui se répercute de bouche en bouche, de minaret à minaret, au-dessus de toutes les mosquées de Fès el Bali et de Fès-Jdid.

El-Qaraouiyîne est enfin le siège de l’Université mograbine.Il s’agit naturellement d’une université dans le vieux sens du mot, celui qu’on lui donnait chez nous au Moyen Âge.

Ici, comme dans tout organisme d’enseignement, il faut considérer les professeurs ou uléma (pluriel d’alem), les étudiants ou tolba (pluriel de tâleb) et les sciences ou ouloûm (pluriel de elm).

Les uléma de Fès sont au nombre de 150 environ. Mais 40 seulement enseignent à El-Qaraouiyîne, les autres occupent des fonctions religieuses ou judiciaires. Ils se divisent en quatre classes et reçoivent de l’administration des habous des salaires peu élevés que complètent heureusement des cadeaux en nature ou en argent. Six d’entre eux, choisis parmi les plus notoires, composent le Mejless el Elmi, sorte de Conseil d’université avec un président, un vice-président, un secrétaire et trois membres. La présidence d’honneur appartient au ministre marocain de la Justice et de l’Instruction publique.

Les cours sont suivis par 500 étudiants environ, dont 300 étrangers à la ville. Ces derniers logent dans six médersas ou collèges construits à leur intention par les souverains du Maroc et dont les plus anciennes remontent au XIV ème siècle. Plusieurs médersas avoisinent la grande mosquée, les autres sont disséminées sur différents points de la ville. Ces établissements sont entretenus par les habous, et les étudiants qui y logent reçoivent chacun une pension quotidienne d’un pain.

Pour être admis aux cours, il suffit d’avoir appris le Coran. Et ce sont les élèves qui choisissent, comme ils l’entendent, leurs professeurs. Donc pas d’examen d’entrée. Pas d’examen de sortie non plus. Jusqu’à ces dernières années, il n’y avait pas de diplôme officiel. Un certificat idjâza, pouvait cependant être délivré par les professeurs aux meilleurs élèves. Ce document donnait à celui auquel il était délivré la licence d’enseigner telle ou telle science.

La durée des études n’est pas limitée. Les étudiants se retirent quand bon leur semble après cinq, dix, quinze et même vingt ans de présence à El-Qaraouiyîne. La durée d’un cours n’est pas plus fixe. Elle peut s’étendre sur un laps de temps variant de un à quinze ans. Le professeur est seul juge. L’un des uléma de Fès termina l’an dernier un cours qui dura vingt-sept ans. Il s’en fait gloire et on s’en glorifie. N’est-ce pas pour tous une preuve irréfutable de l’abondance de ses arguments et de l’étendue de son savoir ?

Intérieure mosquée El -Qaraouiyîne. Cliché anonyme vers 1950

Au moment de la leçon, les étudiants se groupent par terre et en cercle devant le professeur, assis lui-même sur la natte, ou sur un siège s’il est de classe élevée. Après avoir débuté par une prière, le maître donne la parole à l’un des assistants. Celui-ci lit un passage que le professeur reprend et explique d’abord au point de vue des mots, et leur acceptation générale puis de leur valeur technique. Il en fait ensuite ressortir l’à-propos ou en critique l’emploi. Il cite enfin les commentateurs qu’il discute et passe aux glossateurs.

Si l’on examine les programmes de l’université mograbine, on n’y trouve nulle matière faisant partie d’un enseignement moderne. Les sciences exactes y sont mal connues, les sciences naturelles rudimentaires, les langues étrangères totalement absentes. Par contre, la langue et la littérature arabes, le droit musulman et surtout les sciences religieuses y occupent la place prépondérante. L’ énumération des matières du programme est utile en ce sens qu’elle permet de se faire une idée de la culture musulmane, culture obtenue au surplus par des moyens de la scolastique du Moyen Âge, dans laquelle la mémoire joue plus grand rôle. En voici la liste : grammaire en prose et en vers ; connaissance et dérivation grammaticale des mots ; belles- lettres ou littérature ; exégèse coranique et sciences de la lecture du Coran ; rhétorique (invention, exposition et ornements de style) ; logique ; métaphysique ; tradition musulmane ou hadiths ; théologie ; soufisme ; dogmes et principes du droit, droit musulman ; jurisprudence ; pratique du droit ; histoire et géographie ; arithmétique ; astronomie ; médecine ; nombres talismaniques et détermination par le calcul des influences des anges, des esprits et des astres, du nom du vainqueur et du vaincu, de l’objet désiré et celui de la personne qui le recherche, autrement dit : magie. Ces sciences ne font pas toutes l’objet de cours spéciaux. Quelques-unes s’apprennent dans des livres, sans professeur.

« Les tolba de Fès ne sont guidés par aucun motif intéressé, écrivait, il y a vingt-cinq ans, un lettré tlemcénien***. Aucun avantage matériel ne les détermine à rechercher l’instruction. En thèse générale, nous, Musulmans, nous n’étudions que pour acquérir des connaissances dans les diverses branches des sciences humaines. Il nous est également recommandé par notre loi de nous instruire des préceptes de notre religion ; nous devons connaître toutes les obligations qu’elle nous impose : le jeûne, les conditions de la purification, les ablutions avec l’eau ou le sable, la prière, l’aumône etc. En outre, tout le monde a l’ambition de s’entendre cité parmi les uléma. L’étudiant est coupable s’il ne recherche la science que pour en tirer profit. L’homme ne doit désirer l’instruction que pour sortir des ténèbres de l’erreur, entrer dans le sein lumineux de la vérité, et être admis dans le cénacle des savants. Dieu a dit : « Seront-ils donc mis sur la même ligne ceux qui savent et ceux qui ne savent pas ? »

***Le tlemcénien dont parle Prosper Ricard est Sidi Mohamed El Harchaoui qui dans un manuscrit intitulé « Kitâb el akîâs fi djaouâb el asssila a’n hîfiet et tedris bi Fas » (Le livre des hommes intelligents, réponses aux questions sur l’enseignement supérieur à Fas) donne de très intéressantes informations sur les tolba, leur emploi du temps et l’organisation de l’enseignement à la Qaraouiyine. (voir à ce sujet l’article que j’ai publié en juin 2022 Les étudiants et la bohème )

Il y a un grand fonds de vrai dans ces affirmations. Beaucoup de lettrés musulmans sont très idéalistes, placent la science pour elle-même par-dessus tout. C’est un point sur lequel ils sont d’accord avec nous, et s’ils considèrent que leur religion est la plus parfaite des religions humaines, ils reconnaissent en toute équité que nous sommes supérieurs au point de vue des sciences modernes. C’est un aveu de bon augure, conclut P. Ricard.

Rue de la grande mosquée El-Qaraouiyîne. Photo BouhsiraRue longeant à l’est la mosquée El_Qaraouiyîne 1917 Dessin de Condo de Satriano

Sur la mosquée El-Qaraouiyîne et la bibliothèque voir aussi : La mosquée al-Qarawiyine et La Bibliothèque de Quaraouiyine

11 Feb 2024

L’artisan de Fès

Image à la une : Si Mohamed ben El Arbi Lahlou, chef de l’atelier des relieurs de Fès. Dessin de Condo de Satriano. 1917

L’artisan de Fès est un article de Prosper Ricard dans la revue mensuelle France-Maroc du 15 septembre 1918.

Mosaïste, menuisier-charpentier, sculpteur sur bois ou sur plâtre, céramiste, luthier, relieur, enlumineur, tisserand, l’artisan fasi est un type fort connu dans le Maroc entier. On l’appelle de toutes parts pour le faire collaborer à de grands travaux ; on recherche partout les produits de son art. Sa réputation s’est ainsi répandue depuis des siècles dans les villes marocaines et jusqu’au fond des tribus où l’on parle avec ravissement des merveilles sorties de ses mains.

En pourrait-il être autrement ? Fès, sa ville natale, n’a-t-elle pas été fondée par un chérif fameux, un généreux bienfaiteur, Moulay Idriss II, qui la peupla, il y a dix siècles, de 3 000 familles appelées de Kairouan, de 5 000 familles réfugiées d’Espagne et dont bon nombre apportèrent avec elles des arts inconnus des autochtones ? À une époque plus récente, il y a six siècles, les Mérinides n’y amenèrent-ils pas d’Andalousie des équipes d’architectes, de mosaïstes, de charpentiers, de sculpteurs, de peintres dont la collaboration dota Fès des médersas qui font l’admiration de tous les amateurs d’art et dont les traditions n’ont pas entièrement disparu ? L’artisan fasi est le descendant et l’héritier de ces ouvriers d’élite. Dans une étude du peuple marocain, il a donc sa place marquée. Voyons-le au travail, dans sa corporation, dans sa famille, dans la société marocaine, dans son art.

Ne nous mettons pas de trop bonne heure en campagne pour le joindre. Nous risquerions d’attendre longtemps devant sa porte close. Il ne commence guère sa journée qu’à huit heures du matin en été, à neuf heures en hiver et la termine vers l’âser c’est à dire entre quatre et cinq heures de l’après-midi. Encore ce temps est-il coupé par un repas et par la prière de l’ouli. Il travaille donc tout au plus six heures par jour. Si d’autre part nous calculons ses jours de travail effectif dans l’année, nous n’en trouvons guère qu’une moyenne de 200 ; il faut soustraire en effet les périodes de repos et de détente du vendredi et parfois du dimanche, les fêtes religieuses de l’aïd seghir, de l’aïd kebir, de l’achoura, du mouloud, les moussems ou fêtes saisonnières, le mois de ramadan qui pendant trente jours ralentit d’une façon appréciable l’activité de tous, les fêtes familiales enfin fréquemment renouvelées. Soit en tout 1 200 heures environ de travail annuel. Nous voici loin des 2 400 heures fournies par l’artisan européen que la tâche absorbe 300 jours à raison d’un minimum quotidien de huit heures ! Il s’ensuit que l’écart des rendements est considérable, d’autant que l’artisan fasi ne dispose d’aucun des perfectionnements modernes. De là le prix relativement élevé de sa main-d’œuvre et de ses produits.

Mais pénétrons dans son atelier. Il nous accueille avec bienveillance, sympathie même ; sur notre réputation de gens qui s’intéressent aux arts et aux métiers manuels. D’abord rien ne nous laisse soupçonner que nous nous trouvons en présence d’un praticien ayant quelque maîtrise. On ne voit pas, fixés au mur, ces documents, modelages ou moulages, dessins ou croquis dont aiment à s’entourer et à s’inspirer les artisans d’Europe. L’échoppe n’a rien de particulier : exigüe, souvent encombrée de vieux matériaux, pourvue d’un outillage primitif et rudimentaire. Nous exprimons notre surprise. Et notre interlocuteur répond avec un petit sourire sceptique qu’une profusion de documents n’est pas nécessaire, que l’intelligence et l’habileté suppléent à tout.

Il se vante. À la vérité, il connaît par cœur un certain nombre, un petit nombre de formules qu’il ne divulgue pas volontiers. Ses apprentis sont occupés surtout à des courses et aux plus rudimentaires besognes de l’atelier pendant des années. Les uns et les autres déclarent qu’ils « volent » le métier plutôt qu’ils ne l’ « apprennent ».

Zelliges en étoile

Si l’artisan appartient au bâtiment, c’est principalement au chantier qu’il faut le voir. Lorsque l’entreprise revêt quelque importance, son équipe est nombreuse et la division du travail est poussée très loin ; le maître mosaïste, par exemple, répartit la tâche entre des gamins qui tracent au calame, sur des carreaux bruts, le contour des formes à obtenir, et entre des aides qui successivement découpent ces formes, les dégrossissent, les finissent et les mettent en place. Mais le secret du tracé, roh es-senâa – l’âme du métier – est le privilège du patron seul, du véritable artisan jaloux de son savoir et de son expérience. L’enseignement d’une technique, même à des collaborateurs, ne risquerait-il pas de faire naître une concurrence préjudiciable à celui qui le donnerait ? Les besoins sont en somme restreints et peut-on, de propos délibéré, se faire tort à soi-même ? Il est sage de songer à l’avenir et de ne pas se créer de rivaux fâcheux.

L’individualisme est la règle et s’affirme partout : sur le chantier, dans l’atelier et jusqu’au sein de la corporation. Il s’en faut d’ailleurs que cette dernière soit fortement constituée. Le groupement si pittoresque de boutiques similaires dans un même quartier, dans une même rue n’implique ni la cohésion professionnelle, ni des liens étroits, ni l’ échange fructueux d’ idées. Chacun vit au contraire pour soi, jalousant le voisin, plus qu’on ne pense. L’amin, chef de la corporation, paraît surtout avoir pour principal rôle d’apaiser les conflits toujours renaissants entre patrons, ouvriers et apprentis, ou de témoigner devant le mohtasseb, syndic des corporations, ou devant le pacha, chef de la ville, en cas de contestation. Il sert également d’agent de liaison entre les hommes de sa profession et les autorités locales qui le considèrent comme un intermédiaire commode et toujours à leur portée quand l’un de leurs services a besoin de main-d’œuvre. Mais l’autorité de cet agent est restreinte ; sa valeur professionnelle étant souvent moindre que celle de ses collègues ; sa compétence technique est limitée ; ses bénéfices sont négatifs ; ses fonctions l’exposent en effet à des démarches et à des pertes de temps qui ne sont plus comme autrefois, compensées par une rétribution. Il est bien investi de son titre par le mohtasseb, sur proposition de ses pairs, mais ceux-ci s’accordent, pour une fois, et évitent de se donner un maître compétent et averti. Son influence morale est par suite inexistante puisqu’il n’est pas à la hauteur de sa tâche et que sa situation de fortune est modeste.

Les chaudronniers, place Seffarine à Fès. Cliché anonyme fin des années 1930

Dans une circonstance cependant, les membres d’une même corporation semblent révéler un esprit commun : c’est lors du moussem du fondateur de Fès. En juillet de chaque année, ils se cotisent pour recueillir l’argent nécessaire à l’organisation de la fête et à l’acquisition d’offrandes à Moulay Idriss. Mais ce mouvement est beaucoup plus religieux que corporatif et trouve son origine dans la même pensée pieuse qui réunit tous les Musulmans du monde aux heures de la prière.

Au point de vue strictement professionnel, l’artisan vit donc en vase clos, au même titre que sa famille. Petit propriétaire ou locataire d’une modeste maison, il est sans grande ambition, désireux de paraître seulement aux jours de fêtes familiales, mariages ou circoncisions. Il invite alors ses parents, ses amis, ses ouvriers et apprentis, et tient à bien recevoir ses hôtes. Sa table et son faste égalent souvent ceux des riches, travers coûteux qui nuit à l’amélioration de sa situation.

il a cependant des qualités : il envoie ses fils à l’école coranique et ses filles chez une maîtresse brodeuse ou couturière. Ceux-là ne seront pas illettrés, celles-ci sauront confectionner quelques objets utiles et agréables. Notons aussi qu’il commence à envoyer quelques-uns de ses garçons à l’école française ou au cours d’adultes.

Notre artisan possède également la curiosité du monde extérieur. Depuis que les automobiles et les trains circulent sur les routes et les voies ferrées, il se déplace volontiers. Il a voulu voir Casablanca, la ville moderne, dont on lui avait fait une description si peu concordante avec ce qu’il sait de Fès, sa ville natale. Les spacieuses places, les larges avenues, les grands magasins, les hautes maisons, le vaste port, les ateliers mécaniques, le mouvement incessant de la cité européenne, la lumière électrique l’ont fasciné et surpris. Il ne comprend pas encore, mais ses yeux se dessillent et il commence à réfléchir.

Si l’on admet que les fonctionnaires makhzen, les ulémas ou lettrés et le haut négoce constituent la classe supérieure de la société des fasis, que la foule des petits marchands, revendeurs et ouvriers forme le peuple, l’artisan appartient à une sorte de classe moyenne qui, sans être très en vue, occupe un rang fort honorable. C’est à lui que l’on fait appel toutes les fois que sont projetés des travaux de quelque intérêt, qu’il s’agisse de constructions ou d’industries d’ordres divers. L’employeur dictant des volontés précises, son initiative reste toutefois assez restreinte. Il est surtout un agent d’exécution.

Voyant maintenant comment il accomplit sa tâche au point de vue artistique.

Nous avons déjà signalé plus haut qu’il use de formules mentales ou graphiques acquises au cours de l’exercice de sa profession. Ces formules, fixées par un long usage, ne sont plus ni discutées, ni raisonnées. Aucune d’elles n’est rédigée. Il n’existe pas à notre connaissance, entre les mains des intéressés, de livres anciens ou modernes qui les mentionnent et les expliquent. Au cours de leur transmission à travers les âges, transmission qui ne fait plus l’objet d’un enseignement raisonné depuis plusieurs siècles, elles vont s’amoindrissant, s’appauvrissant et ne ressortissent plus que la routine.

Certains ateliers (tissage, menuiserie, charpente, cordonnerie) sont encore munis de recueils graphiques, de pochoirs et de croquis plus ou moins complets, soigneusement cachés dans des coffres, qui valent à leurs détenteurs une certaine renommée. Mais inlassablement copiés, simplifiés ou compliqués, toujours déformés, dénaturés aussi par l’action néfaste d’influences étrangères, la plupart ont perdu leur pureté première, leur caractère initial. Ainsi, chaque génération restreignant les ressources qui lui sont léguées, ne recevant plus aucun élément d’activité saine, ne créant jamais, il s’en est suivi une déchéance fatale. Et cette déchéance, qui a frappé l’artisan fasi, s’est étendue du même coup au pays entier puisque son action se propage dans toutes les villes de l’empire.

Ateliers de cordonnerie à Fès-Jdid en 1917

Telle est la situation actuelle, ou plutôt telle elle était au début de l’installation du Protectorat français. Aussi courte qu’ait été notre action, des améliorations se sont déjà produites. Sollicités par la restauration des monuments historiques, par le relèvement des arts indigènes, œuvres auxquelles la Résidence générale s’est appliquée dès la première heure, les artisans s’offrent et se comptent. Mis dans l’obligation de résoudre à nouveau des problèmes de réalisation ancienne, ils se retrempent dans les travaux du passé, refont ce qui se fit autrefois, s’instruisent aux bonnes sources. Ils complètent ainsi leurs formulaires étroits, amplifient leurs moyens, refont leur éducation. L’histoire montre que les puissantes interventions extérieures ont provoqué au Maroc une réelle recrudescence d’art. L’action islamique a été assez grande pour y introduire, dès les débuts, une conception esthétique qui n’y avait jamais été connue. L’époque almohade l’a doté d’impérissables monuments dont les auteurs furent amenés de la péninsule ibérique. En appelant d’Andalousie des légions d’artisans maures, la dynastie mérinide l’a peuplé d’édifices gracieux et pleins de charme. En employant des renégats d’origine chrétienne, les sultans saadiens et alaouites, tels Ahmed El Mansour, Ed Dehbi et Moulay Ismaïl ont laissé des traces appréciables de la grandeur de leur règne.

Après tant d’autres, nous apportons les germes d’une activité et d’éléments de richesse nouveaux. Une ère de grands travaux s’ouvre . Les Marocains y prennent part avec d’autant plus d’enthousiasme qu’ils y trouvent un incontestable intérêt en même temps que des satisfactions d’amour-propre. On est en droit d’espérer qu’à la suite d’une collaboration de cette nature, où les dirigeants ont à cœur de conserver à ce pays son caractère, naîtra une belle floraison d’art. Et cette flore nouvelle de l’esthétique musulmane, que le peuple marocain inscrira demain dans le bois, le cuir, la faïence et le plâtre, tout prête à croire que c’est l’artisan fasi qui en aura la meilleure part.

Colonne et chapiteau

Prosper RlCARD est né dans les Vosges en 1874. Instituteur de formation, après son service militaire à Nancy, il part pour Alger ; il étudie à la section spéciale d’arts de la Bouzaréa d’Alger de 1899 à 1900 avant d’être nommé directeur des « Cours d’apprentissage des métiers d’art destinés aux indigènes » à Tlemcen, puis à Oran de 1900 à 1905. Breveté de langues arabe et kabyle, il est nommé inspecteur des enseignements artistiques et industriels à Alger.

Il est remarqué par le général Lyautey, alors commandant de la division d’Oran, lors d’une visite à une école professionnelle d’Arts indigènes, en 1909.

Le 1er août 1915, Ricard répond à l’appel de Lyautey devenu Résident général au Maroc et c’est avec son soutien que sa carrière prend son essor : il est successivement inspecteur des Arts indigènes à Fès et à Meknès, conservateur des musées d’arts musulmans de Fès (1915-1920), chef du service des Arts indigènes du Maroc à Rabat de 1920 à 1935. Nommé Directeur honoraire des Arts indigènes en 1935 il poursuivra son action en faveur d’une collaboration artisanale entre le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.

Il organise la transmission des techniques anciennes dans tous les domaines de l’artisanat local, ferronnerie, peausserie, tapisserie, dinanderie, céramique, ébénisterie et broderie en retrouvant et en sauvegardant les anciens motifs traditionnels ; il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages dans ces divers domaines.

Il décède à Rabat en 1952.

08 Feb 2024

Aline Réveillaud de Lens

Image à la une : Aline Réveillaud de Lens, dans leur menzeh en médina de Meknès. Détail d’une photographie conservée à la bibliothèque générale de Rabat

Le 21 janvier 2021, j’ai mis en ligne dans le blog Un prévôt des marchands au XX ème siècle : le Mohtasseb, texte écrit pour la revue Maroc-France le 15 avril 1919 par A.-R de Lens. À la suite de cet article j’ai ajouté une biographie de l’autrice. Je reprends aujourd’hui cette biographie pour en faire un article autonome.

Aline de Lens, écrivaine et artiste peintre, est née à Paris, le 2 mars 1881, dans une famille catholique de la haute société parisienne. Elle aime les études, elle est douée pour les lettres et les sciences ; elle envisage de passer son baccalauréat avant une carrière de médecin ou de chimiste. Une santé fragile lui fait songer à autre chose que des études longues et pénibles. La musique, la peinture, la littérature l’intéressent mais elle aime surtout la peinture ; elle entre à l’Académie Julian en 1902.

« ... Ça a été pour moi la découverte de l’art, l’idée du beau, la passion qui grandit chaque jour, qui écarte tout, qui absorbe tout. J’ai renoncé à la vie chez moi, aux visites, aux plaisirs mondains, à tout ce qui avait accompagné jusqu’alors ma vie de jeune fille aimant l’étude. Renoncement facile, renoncement joyeux. L’art est un amant jaloux qui ne veut pas qu’on se donne à d’autres qu’à lui ». (Journal 1902-1924. Éditions La cause des livres. 2007)

En novembre 1904 elle est reçue à l’École nationale et spéciale des Beaux-Arts dans l’atelier de Ferdinand Humbert où elle rencontre, entre autres, Marcelle Rondenay, Suzanne Drouet, Marcelle Ackein. Elle se rend aux Beaux-Arts tous les matins et y retourne certains après-midi pour des cours d’archéologie, d’histoire de l’art et d’anatomie. Le reste du temps elle travaille dans son atelier d’abord à Paris puis à Versailles où sa famille a déménagé.

Elle écrit dans son Journal : « J’aime cette vie de travail, j’aime notre atelier, mes camarades d’École … Je me sens fière vis-à-vis des hommes. Pour les uns je suis seulement une rivale, pour les autres je suis une égale puisque je travaille comme eux, pour me faire une position comme eux. Je suis entrée dans une école qui leur était primitivement destinée, en concourant avec eux ; ils n’ont pas le droit de ne voir en moi qu’une femme comme les autres, sœurs de toutes celles qui ne vivent que pour eux, que par eux, instruments d’amour. L’amour, je le supplie de m’épargner. Je n’ai jamais aimé d’amour, je n’ai jamais aimé aucun homme. Je suis calme, je suis tranquille, toute à mon travail. L’amour serait un grand malheur pour moi, il briserait tout ce qui fait ma vie. Je n’y pense pas, je ne le cherche pas, je le redoute. Ah ! que l’amour m’oublie ! Je me suis garée du mariage, des toquades de jeunes filles. » …

En 1908, elle rencontre, au cours de déclamation du Conservatoire de Versailles, André Réveillaud, jeune étudiant en droit, de six ans son cadet, qui lui déclare : « Je suis seul, j’ai été déçu par l’amour, déçu dans mes croyances religieuses ; la vie est mauvaise et je n’y vois rien qui vaille la peine de la supporter. Je gâche la mienne, je perds mon temps, mon intelligence, ma volonté, je m’avilis. Mais tendez-moi la main, peut-être pourriez-vous me sauver si vous voulez être mon amie ».

Aline de Lens accepte d’être son amie … et l’épouse le 18 avril 1911. Dans son journal, deux jours avant son mariage, elle évoque ainsi « son » idéal : « Aimer et être aimée infiniment mais d’un amour pur, exclusivement cérébral, qu’aucun désir physique ne souille jamais ; et cependant être unie à mon aimé d’une manière si étroite que nos vies ne fassent qu’une vie, nos cœurs un cœur, nos idées une idée, nos rêves un rêve … Malgré cet amour, malgré cette union, garder mon indépendance entière, ma personnalité, ma vie consacrée à l’art ; travailler, poursuivre mon but avec plus d’acharnement » et elle ajoute :« André est à moi, tout à moi, de toute sa volonté, de toute son âme. Son idéal d’amour était frère du mien et il va réaliser tout mon rêve ».

Le jour de leur mariage, à Versailles, Aline de Lens et André Réveillaud font serment de chasteté : « Aujourd’hui, le 18 avril 1911, jour de notre mariage, je te fais ce serment solennel, non parce que tu le désires ni que tu me l’imposes mais parce que c’est mon bonheur et ma volonté. Je jure que je t’aime uniquement, de tout mon amour et d’une manière absolument pure. Je jure de faire tous mes efforts pour garder notre amour aussi grand, aussi élevé, et pour rester digne de lui et de toi. Je jure de vivre toujours chaste avec toi et de t’être fidèle toujours. Je jure de n’avoir jamais aucun secret pour toi dans ma vie ni dans mon passé. Je jure que notre mariage réalise ainsi mon seul et parfait idéal. » L’écriture sur le cahier manuscrit était d’André mais A.-R. de Lens avait écrit le même texte. (note de l’éditeur)

Le lendemain du mariage, le couple quitte la France pour la Tunisie : André a été nommé stagiaire-commissaire du gouvernement à Tunis. Ils s’installent dans la ville arabe, dans le quartier populaire de Bab Souïka, près de la place Halfaouine, et habitent « un merveilleux petit palais tout pavé de marbre blanc et revêtu de faïences anciennes peintes à la main ». Aline apprend l’arabe et la situation de leur maison dans la ville arabe favorise ses relations avec les femmes musulmanes du voisinage ; à la tombée du jour elle monte se détendre sur la terrasse, ses voisines l’appellent depuis leur terrasse en contrebas et des discussions s’engagent. « Quelquefois je descends chez elles au moyen d’une échelle. Ma présence dans leur maison est un grand évènement. Elles insistent pour que je vienne ».

Cette insertion réussie dans la société féminine tunisienne lui inspire des toiles et des récits. Ses toiles ont été en grande partie perdues après la mort précoce du couple Réveillaud. Selon certaines sources, Marie-Thérèse, la sœur d’Aline, a fait don, en 1947, de la collection d’une centaine de ces toiles à l’Hôtel de ville de Meknès, nouvellement créé, où elles allaient être exposées en permanence. À présent, dans le siège principal de la Commune urbaine de Meknès, on ne trouverait que six tableaux d’Aline Réveillaud de Lens.

Ses écrits ont heureusement eu un meilleur sort : avant de quitter Tunis pour le Maroc, fin 1913, elle a terminé la série de treize chapitres indépendants qui constitueront « Le Harem entr’ouvert » dans lequel elle veut donner une idée de la vie, en ses différentes circonstances, des femmes musulmanes tunisiennes de toutes conditions. Cet ouvrage ne sera finalement publié qu’en 1919 sous le nom de A.-R. de Lens (Le Harem entr’ouvert, Calmann-Levy) et comporte alors deux parties : Mœurs tunisiennes qui regroupent les treize textes écrits en Tunisie et Mœurs marocaines, dix textes écrits après son arrivée au Maroc. Tous ces textes avaient été publiés, au fil de l’eau, dans la Revue de Paris, entre juillet 1917 et juin 1919.

Après une année à Rabat André Réveillaud est nommé à Meknès, à sa demande, en 1915 comme Contrôleur civil et Chef des services municipaux. Ces années à Meknès furent « belles et tourmentées, pleines de poésie, d’amour et d’angoisse, dans notre belle demeure de Si Abdesselem Fachar » (Journal 1902-1924).

Le Résident général Lyautey confie à Aline Réveillaud de Lens, le Service des Arts indigènes pour la région de Meknès ; aidée de sa sœur Marie-Thérèse elle fait revivre vingt-deux corporations et crée des écoles où  les fillettes marocaines apprennent à tisser, à broder et à peindre des faïences selon les motifs anciens. Elle fait restaurer les souks dans leur ancienne splendeur, avec les boutiques peintes.

Elle dessine et transforme, dans le style hispano-mauresque, sur le modèle de ce qu’elle a vu à Grenade, une partie du jardin public « Ce jardin c’est mon œuvre, la nôtre, conçue par moi et exécutée par André. Il durera bien après nous sans doute. Il sera de la beauté pour les autres. Il marquera quelques temps encore notre passage dans la vie ».

Pergola du jardin public. Cliché anonyme, vers 1925

Aline Réveillaud de Lens écrit durant son séjour à Meknès « Derrière les vieux murs en ruines », roman où elle veut « faire vivre une cité indigène, notre croulante Meknès, dans son existence la plus intime, la plus ignorée ». Le livre, sous-titré, roman marocain sera publié en 1922 chez Calmann-Lévy, (lui aussi sous le nom d’A.-R. de Lens). Il s’agit d’un journal qui s’ouvre sur l’arrivée à Meknès du couple Réveillaud le 20 novembre 1915 et s’interrompt le 30 juin 1917… sans raison identifiable. Peut-être en relation avec le décès de son père en août 1917 : « La première affreuse douleur de ma vie, quand nous avons perdu Père. Cela, je ne puis le redire ; ce déchirement est encore trop sensible, trop poignant en moi, il me fait trop mal pour que je l’évacue » écrit-elle en avril 1920. Son « Journal 1902-1924 » ne nous donne aucun indice : les notes prises de 1916 à 1920 ont disparu … dans le vol de sa valise lors d’un voyage en France ! En avril 1920 Aline de Lens évoque le roman : « J’ai écrit et presque terminé « Derrière les vieux murs en ruines. »

En novembre 1918, André Réveillaud pour inciter son épouse à poursuivre l’écriture de son roman, avait décidé lui aussi d’écrire un livre « La force de la race« , rapidement terminé mais qui ne paraîtra qu’en 1929, chez Alexis Redier, et préfacé par les frères Tharaud. Ils écrivent : « Elle (Aline) était déjà fort souffrante du mal qui devait l’emporter, au moment où elle écrivait « Derrière les vieux murs en ruines ». Pour l’entraîner au travail, et par une sorte de jeu il fit le pari d’écrire un roman en un mois et tint parole. C’est le petit roman qu’on lira ci-après. Commencé le 15 novembre 1918 il fut terminé le 17 du mois suivant. » Cependant il ne semble pas qu’Aline de Lens ait complété, en 1918, le texte de « Derrière les vieux murs en ruines » interrompu en juin 1917, mais peut-être a-t-elle mis en forme le manuscrit. En août 1921, dans son Journal, elle signale des difficultés à faire publier son livre et elle a demandé à Jean Réveillaud, le frère de son mari d’aller récupérer le manuscrit. L’éditeur refuse de le rendre et les « Vieux murs » seront finalement publiés en janvier 1922 chez Calmann-Levy ; elle dédie ce livre à Jean Réveillaud.

A.-R. de Lens écrit dans son Journal au moment de la publication du livre : « J’avais terminé ce livre croyant que j’allais mourir. C’est pourquoi j’y mis des choses profondes en moi, des choses – belles ou horribles – qui m’atteignent jusqu’à la souffrance. Maintenant n’importe quel imbécile peut acheter ce livre pour 6fr75 et le lire après son repas, au milieu de meubles laids. Peu de gens se rendront compte de l’intensité des sensations que j’ai voulu exprimer dans ce livre. Il n’y a pas de grands mots ni de passages tragiques. La plupart n’y verront qu’aventures et descriptions marocaines. Pourtant bien des chapitres sont des pages de mon journal – du cahier qui me fut volé. Extraire de moi des choses aussi intimes et profondes, les exprimer, c’est mortel. »

Derrière les vieux murs en ruines … à 6 fr. 75 c.

Influencée par les écrits du Dr Émile Mauchamp (assassiné en 1907 à Marrakech) sur la sorcellerie au Maroc, Aline Réveillaud qui a su gagner la confiance des femmes musulmanes recueille toute une série de recettes féminines de médecine, de beauté et d’amour qui alimentent ses chroniques dans le Maroc médical durant l’année 1922, et qui seront réunies et publiées (publication posthume), en 1925, par la librairie orientaliste Geuthner sous le titre « A.-R. de Lens. Pratiques des Harems marocains : sorcellerie, médecine et beauté ». La particularité de ces recettes recueillies, au Maroc, par Aline Réveillaud, tout au long de sa vie, grâce à sa connaissance de la langue arabe, est leur source féminine : en plus des remèdes de la médecine traditionnelle, elles révèlent des secrets que les femmes n’avoueront jamais aux hommes parce qu’ils sont destinés à assurer leur domination sur ces derniers. (Dans la réédition de 2008 par les Éditions du Sirocco, l’éditeur précise qu’il faut considérer l’ouvrage comme un document à caractère anthropologique, et qu’il est formellement déconseillé de tenter de réaliser les remèdes donnés !)

1921 est une année difficile pour Aline de Lens. Elle est opérée à Casablanca d’un cancer du sein. Sa convalescence n’est pas « la convalescence radieuse chantée par les littérateurs, le retour enthousiaste à la vie, mais une convalescence pénible, douloureuse, désespérée ». Pendant une année, elle a du mal à se remettre au travail, l’écriture la fatigue et elle essaye de recommencer à peindre, à s’astreindre à des croquis, à des études chaque jour même si elle n’en a pas le goût ; mais ces heures de travail l’empêchent de penser « au chemin terrible où je me suis engagée et qui n’a d’autre issue que la démence ou le désespoir ».

Elle finit l’écriture et la correction de trois nouvelles, trois petits récits de vies : « L’étrange aventure d’Aguida », « Marouf le clairvoyant » et « Histoire du pauvre marchand de babouches et de sa méchante voisine » qui seront publiés après sa mort en 1925, aux Éditions de France, sous le titre de « L’étrange aventure d’Aguida ».

Les dernières années d’Aline de Lens sont assombries par l’évolution de son cancer incurable. Il n’ y a aucune note pour 1923 dans son Journal ; en 1924, deux ou trois pages seulement avec une très belle description, un véritable tableau, de « la splendeur subite du printemps » dans la campagne de Fès.

« De août 1922 à son décès en février 1925, Aline cesse progressivement d’écrire son journal à cause de la très grande fatigue due à sa maladie. Elle se penche alors sur ses souvenirs d’enfance (famille, santé, éducation, religion etc.), souvenirs qui ne sont pas transcrits dans la présente édition ». (Note 197 de l’éditrice du Journal)

Son « Journal » se termine le 16 août 1924. Aline Réveillaud de Lens décède le 10 février 1925. Elle est enterrée à Fès au cimetière européen de Dhar Mahrès.

Le Journal d’Aline de Lens « Journal 1902-1924 : « l’amour, je le supplie de m’épargner » préfacé par Sapho (artiste, chanteuse, poète, née à Marrakech), est édité pour la première fois en 2007 par « La cause des livres ». Cette édition est due à Martine Lévy, éditrice, assistée d’Antoinette Weil qui a revu le texte. Le journal d’Aline R. de Lens, établi à partir des cahiers manuscrits (dont nous n’avons pas trouvé trace) était conservé au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France dans les « Papiers Jérôme et Jean Tharaud », sous la forme d’une copie d’une dactylographie de 370 pages probablement établie par les Éditions de France, éditeur qui annonce en 1925 la publication du « Journal intime » d’Aline, annonce qui resta sans suite ».

Martine Lévy précise que ce « tapuscrit Tharaud » commence le 10 octobre 1902 et s’interrompt le 31 août 1921 au milieu d’une phrase. Sur ce tapuscrit figurent également « des notes manuscrites qui émanent d’une autre main ». Elle ajoute « nous avons pu continuer la phrase interrompue le 31 août 1921, intégrer les quatre pages qui manquaient au tapuscrit de la B.n.f., … , transcrire intégralement le Journal jusqu’au 15 juillet 1922 et partiellement jusqu’à sa fin en 1924, livrer aux lecteurs le texte écrit le 11 février 1925 par André Réveillaud, tout ceci grâce à Philippe de Lens et à son épouse Élisabeth ».

André Réveilllaud qui s’était engagé à créer une fondation dans leur Menzeh de Meknès pour exposer les peintures d’Aline après son décès et publier ses romans et nouvelles, son Journal intime, confie aux frères Tharaud les « mémoires complets corrigés de sa main » en leur demandant « Quel usage croyez-vous que l’on pourrait en faire ? Publication ou utilisation indirecte, il nous laissait le choix » (Lettre de Jérôme Tharaud du 1er novembre 1930 adressée à Marie-Thérèse de Lens, citée par Martine Lévy). Les frères Tharaud utiliseront ces notes pour publier « Les Bien aimées » en 1932.

Aline de Lens à aucun moment ne parle dans son « Journal » de sa vie à Fès où le couple s’est installé fin 1922/début 1923, ni de l’arrivée dans l’intimité de la famille Réveillaud, de Suzanne Drouet, artiste-peintre, ancienne camarade aux Beaux-Arts d’Aline ; elle vient d’obtenir en 1923 le Prix du Maroc qui lui permet un séjour au Maroc dans les ateliers d’artistes créés par le Protectorat. André Réveillaud après avoir démissionné de l’administration, installe à Fès un cabinet d’avocat et les Réveillaud louent une partie du Dar Benslimane pour y habiter.

Vue de la médina de Fès prise à partir d’une terrasse de Dar Benslimane, vers 1930

L’odyssée d’un peintre, Drouet-Réveillaud écrit par Suzanne Réveillaud-Kriz en 1973 (Éditions Fischbacher. Paris) apporte un témoignage complémentaire au Journal d’Aline de Lens. Suzanne Réveillaud-Kriz est la nièce et la filleule d’André Réveillaud, elle était présente à Fès au moment du décès de son oncle. Elle écrit son livre à partir de la correspondance de Suzanne Drouet et d’André Réveillaud, et des témoignages d’amis et de membres de la famille. Ce livre est actuellement introuvable et je remercie Christiane Dalibard de m’en avoir donné un exemplaire.

Ce que je retiens de ce livre :

  • Suzanne Drouet arrive à Fès, en février 1923 où elle est accueillie par Aline et son mari. C’est Marcelle Ackein, camarade de Drouet et de A. de Lens aux Beaux-Arts qui lui a recommandé les Réveillaud « les meilleurs guides pour comprendre l’âme du Maroc » chez lesquels elle avait séjourné à l’occasion d’un voyage au Maroc. Drouet habitera Dar Benslimane. Les Réveillaud insistent pour que Suzanne Drouet prolonge son séjour à Fès jusqu’à l’été « pour pouvoir peindre les jardins remplis de fleurs et les vergers avec leurs arbres verdoyants » mais elle regagne Paris le 24 avril 1923. Aline et André Réveillaud viennent tous deux, fin juin, à Paris lui rendre visite dans son atelier de la Folie.
  • Les Réveillaud, avant de rejoindre le Maroc, engagent pour un an une jeune infirmière pour décharger Aline de l’organisation de la maison. En effet, de plus en plus fatiguée, elle veut se consacrer uniquement à son métier d’écrivain. Drouet revient également avec le couple, « en peintre et en amie » pour compléter sa documentation marocaine et passer l’automne 1923 au Maroc pour préparer, à son retour à Paris, une grande exposition.
  • L’état de santé d’Aline s’est aggravé, elle passe une partie de ses journées au lit et ne peut plus accompagner Suzanne Drouet quand elle va peindre en extérieur. Aline, souffrante, devient exigeante et même tyrannique avec son mari. Suzanne est touchée par la souffrance de son amie mais s’attache davantage encore à plaindre André ; elle réalise alors qu’au fond d’elle-même « elle l’avait aimé depuis le premier instant où il avait paru ». « S’être mise à aimer le mari d’Aline lorsqu’elle est invitée chez eux, quelle folie et quelle catastrophe ! » Seule la fuite, pense-t-elle, offre une issue possible.
  • Aline est désolée de la décision de son amie de rentrer à Paris ; sa compagnie lui serait devenue indispensable. André décide de raconter à Suzanne les conditions de son mariage avec Aline ; il lui demande de rester car il l’aime. Suzanne Drouet maintient son départ le 8 janvier 1924 … mais promet de revenir en été.
  • Une abondante correspondance est échangée pendant 4 mois car Suzanne Drouet reviendra début mai 1924. C’est cette correspondance régulière, entre Suzanne Drouet et André, et plus épisodiquement entre Aline et Suzanne, récupérée plus tard par Suzanne Réveillaud-Kriz qui nous renseigne sur cette période où Aline n’a rien écrit dans son Journal. L’état d’Aline se détériore et André Réveillaud décide d’installer « quelques jours » sa femme dans son bureau du quartier de Boujeloud. Elle ne retournera jamais à Dar Benslimane. Aline écrit une lettre à Suzanne où elle évoque sa nouvelle situation : la salle d’attente du cabinet d’avocat est devenue sa chambre ; une autre fois (février 1924) elle écrit : « Drouet, vous me manquez ! Telle que je suis, vous n’avez rien à regretter ; mais moi, j’ai tant à regretter de vous ».
  • André Réveillaud trouve dans le quartier du Fondouk el Youdi, en médina de Fès, une maison à louer, où il pourra rencontrer Suzanne quand elle reviendra à Fès … à la demande d’Aline ! André suggère « habilement » à Aline d’écrire à son amie Drouet pour l’inviter à nouveau. Pour accélérer ce retour et rendre ce départ de Paris plausible, André imagine la commande d’un client étranger qui nécessiterait de nouvelles études à Fès. Il ajoute dans une lettre à Suzanne : « Dites aussi que vous avez une envie folle de revoir le printemps marocain et d’être pour Aline une compagne attentive à sa santé. » Marie-Thérèse, la sœur d’Aline vient elle aussi appuyer, lors d’un voyage à Paris, l’invitation au Maroc, en peignant à la famille Drouet l’état de santé pitoyable d’Aline. Celle-ci, dit-elle, désire vivement revoir Suzanne qui lui serait d’un grand secours et sait si bien la distraire.
  • Suzanne Drouet revient à Fès le 3 mai 1924. Elle trouve Aline très affaiblie et gardant la chambre (l’ancienne salle d’attente du cabinet d’avocat). André et Suzanne prennent tous les jours des itinéraires différents pour se rencontrer dans la petite maison du Fondouk el Youdi. En automne 1924, Suzanne « sentit les signes certains d’une maternité qui s’annonçait pour la fin de mai ». Sa présence auprès d’Aline ne pouvait davantage se prolonger et Drouet prend congé de ses hôtes comme si elle repartait pour Paris … mais après un détour par Casablanca, où elle était supposée embarquer pour la France, elle revient s’installer incognito dans la petite maison du Fondouk el Youdi. Elle s’habille « en femme arabe » pour ne pas être repérée et vit isolée de la communauté européenne. Elle continue cependant à visiter quelques femmes marocaines du voisinage qui lui servaient de modèles … et qui ont certainement pensé poser pour la première (?) artiste-peintre « marocaine » !! André venait la voir chaque matin.
Dans les rues du Talaâ vers 1925
  • Au début 1925, un neveu d’André arrive à Fès, avec son épouse, pour débuter au cabinet d’avocat de son oncle. Bien entendu ils ignorent les relations d’André et de Suzanne. Il fallait donc redoubler de prudence, car « malgré son déguisement de femme arabe et sa vie cachée dans les vieux quartiers, Suzanne risquait quand même d’être rencontrée par des gens qui bavarderaient et qui, par leurs indiscrétions ne manqueraient pas de causer du grabuge ». Elle restera donc à peindre, dans le Fondouk, toute la journée, absorbée par son art ! et André s’arrange pour venir la voir dès qu’il le peut.  
  • Fin 1924, André Réveillaud estime qu’il serait prudent que Suzanne, « presque au septième mois de sa grossesse » (?), aille se faire examiner par un médecin compétent ; elle se rend en train à Rabat consulter un gynécologue. Ce voyage aller-retour à Rabat déclenche un accouchement prématuré. Suzanne et le bébé sont amenés à l’hôpital Auvert à Fès les premiers jours de janvier 1925.
  • « André alla déclarer son enfant à l’état civil, tout heureux et fier d’avoir un fils. Il mit, confia-t-il plus tard à sa mère, sa jaquette et son pantalon rayé pour cette démarche importante. L’enfant un petit François qui ressemblait à André avait été mis immédiatement dans une couveuse, mais trop tard, hélas, car il s’éteignit quelques heures après » et l’autrice de L’odyssée d’un peintre poursuit : « Suzanne dût rester quelques jours à l’hôpital pour se remettre. Elle avait beaucoup pleuré en apprenant la mort de son petit. André avait dû s’absenter pour affaires à Meknès. À la hâte il lui griffonna ce billet : Mon petit, voici un dimanche bien saccagé. Je pense venir vers une heure, si je ne le pouvais je viendrai vers trois heures et demie. Bien tendrement à ma petite gazelle blessée. Son vaurien. André »
  • Le décès d’Aline Réveillaud de Lens, le 10 février 1925, rend la vie plus simple ! André se réorganise, il dénonce le bail du Dar Benslimane, envoie les meubles dans leur Menzeh de Meknès, écrit à Mme Drouet mère qu’il ne faut plus qu’elle parle dans ses lettres à Suzanne de son ami mais de son fiancé et lui annonce qu’ils viendront à Paris à la fin du printemps pour qu’elle puisse assister à leurs noces.
  • André Réveillaud annonce, à sa mère, à la même époque, son intention d’épouser Suzanne Drouet, à l’été et pour expliquer la rapidité du mariage, il lui dira qu’Aline dans son testament lui conseillait de se remarier et d’avoir des enfants ; il ajoute qu’un jour de juillet 1924 où Aline distribuait des cadeaux, elle aurait dit à Suzanne :« À vous je vous laisse mon mari – c’est un beau cadeau que je vous fais là ! » Le mariage eut lieu à Paris début juillet 1925 et André et Suzanne rentrent à Fès en septembre ; ils s’installent dans le quartier du Douh. Les parents de Suzanne viennent en visite en novembre ; en février 1926, c’est la mère d’André, accompagnée de sa petite-fille, Suzanne Réveillaud, nièce et filleule d’André qui vient à Fès.
  • André, sa mère et les deux Suzanne se rendent, en mars, à Rabat, dans une voiture de location avec chauffeur. Sur la route, le chauffeur perd le contrôle du véhicule qui se renverse. Les trois femmes sont pratiquement indemnes et André qui dans un premier temps ne paraît pas sérieusement blessé perd connaissance. Opéré d’une rupture de la rate, il décède au bout de quatre jours, le 13 mars 1926 à l’hôpital de Meknès, et sera enterré à Fès, au cimetière de Dhar Mahrès, à côté d’Aline. Suzanne Drouet-Réveillaud dans ses notes personnelles donne des détails sur les dernières heures de son mari. André, sur son lit d’hôpital, révèle « un secret » à sa mère : Suzanne lui a donné un enfant, né à sept mois et qui n’a pas survécu. « Il me ressemblait, c’était un petit garçon, il avait les yeux bleus ».

J’ai eu la curiosité de consulter la liste de toutes les personnes inhumées au cimetière européen de Dhar Mahrès, à Fès (je remercie la famille B. qui a reconstitué cette liste et me l’a donnée). On peut lire :

  • Le 9 janvier 1925 est inhumé l’enfant sans vie Drouet, de sexe masculin, décédé à l’hôpital Auvert. Propriétaire du tombeau : Suzanne Drouet.
  • Le 11 février 1925, inhumation de de Lens Aline, épouse Réveillaud, décédée en médina. Propriétaire du tombeau : André Réveillaud, avocat.
  • Le 15 mars 1926, inhumation d’André Réveillaud, avocat, décédé le 13 mars 1926. Propriétaire du tombeau : Réveillaud. Fès
Cimetière de Dhar Mahrès : à gauche la tombe d’Aline de Lens ; à droitecelled’André Réveillalud; il n’ y a actuellement aucune tombe au nom d’un enfant Drouet ou François Réveillaud au cimetière de Dhar Mahrès.

Je n’ai trouvé aucune trace de l’enfant François Réveillaud décédé au printemps 1925, comme mentionné dans l’Odyssée d’un peintre. Si Suzanne Drouet a donné un enfant à André Réveillaud ce ne peut être que l’enfant sans vie inhumé le 9 janvier 1925. Aline de Lens était encore vivante à cette date et André ne voulait certainement pas se déclarer le père. Il n’y avait pas non plus, en 1925, de déclaration à faire à l’état civil pour un enfant né sans vie … et pas d’occasion pour André de mettre « sa jaquette et son pantalon rayé pour cette démarche importante ».

André Réveillaud et Suzanne Drouet ont, semble-t-il, voulu garder secrète leur relation tant qu’Aline de Lens était vivante. Ont-ils réussi ? Je n’en suis pas sûr. La présence d’une européenne, même habillée à la marocaine, ne pouvait pas passer inaperçue dans le quartier du Fondouk el Youdi à une époque où les Européens habitaient plutôt le haut de la médina. Les visites quotidiennes d’André Réveillaud étaient certainement remarquées ; il était connu en médina de Fès où il allait régulièrement dans les souks acheter cuivres, poteries, bijoux, tapis, etc. ; c’est lui qui avait cherché « leur » maison et avait suivi les travaux d’aménagement. Suzanne allait voir les femmes de son quartier qui lui servaient de modèles : elles n’ignoraient pas qu’elle était française et elles savaient probablement qui était son ami.

Martine Lévy, dans sa présentation du Journal d’Aline de Lens, précise que le tapuscrit trouvé dans les papiers des frères Tharaud au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France était incomplet et interrompu le 31 août 1921 au milieu d’une phrase. Le manuscrit original avait été remis aux frères Tharaud, par André Réveillaud qui avait apporté à la main quelques corrections. La fin du Journal d’Aline de Lens a été récupérée grâce à Philippe de Lens et à son épouse Élisabeth et a permis de « transcrire intégralement le Journal jusqu’au 15 juillet 1922 et partiellement jusqu’à sa fin en 1924. »

André Réveillaud n’a pas voulu transmettre la totalité du Journal d’Aline à Jérôme et Jean Tharaud ; Aline de Lens a-t-elle su qu’André et Suzanne étaient amants ? En a-t-elle parlé dans son Journal ? où pratiquement rien n’aurait été écrit à partir de 1923, date de l’arrivée de Suzanne à Fès. Une hypothèse : les pages écrites en 1923 et 1924 ont été supprimées par André Réveillaud ? par Suzanne Drouet ? et le document récupéré, conservé par Philippe de Lens (et édité en 2007) serait une version expurgée de la fin du Journal d’Aline de Lens.

Ceci est finalement assez anecdotique, le Journal d’Aline de Lens constitue un témoignage précieux sur la condition des femmes artistes, en France, au début du siècle dernier et ses autres écrits sont de formidables documents historiques et ethnographiques sur les sociétés tunisienne et marocaine ; ils sont aussi un exemple d’un dialogue réussi entre une femme française et des femmes maghrébines.

Après la mort d’André, Suzanne Drouet-Réveillaud s’installe dans sa maison du Fondouk el Youdi ; elle s’établit à Paris en 1931 mais elle reste fidèle au Maroc et à Fès où elle revient tous les étés. Elle a même ajouté une pièce à sa maison en 1937 : dans la rubrique « Constructions » du Courrier du Maroc, en août 1937, il est mentionné : Mme Réveillaud, architecte Makay, construction d’une pièce, maison à Zendzfour quartier de fondouk el Yhoudi, surface 12 m2, valeur 2 000 francs.

Livres à consulter (A.-R. de Lens a aussi publié de nombreux articles dans des revues périodiques au Maroc ou en France) :

  • A.-R. de Lens : Le Harem entr’ouvert. Calmann-Levy 1919
  • A.-R. de Lens : Derrière les vieux murs en ruines : roman marocain. Calmann-Levy 1922
  • A.-R. de Lens : L’étrange aventure d’Aguida. Éditions de France 1925
  • A.-R. de Lens : Pratiques des harems marocains : sorcellerie, médecine, beauté. Éd P. Geuthner 1925. Ré-édition en 2008 par les éditions du Sirocco. Casablanca.
  • A.-R. de Lens : Journal 1902-1924 Éd. La cause des livres 2007
  • Suzanne Réveillaud Kriz : Odyssée d’un peintre. Drouet Réveillaud. Éd Fischbacher- Paris 1973
  • Christiane Dalibard, Pierre Dalibard : Elle signait Drouet Réveillaud (1885- 1970). Éditions Tensing 2014.
  • André Réveillaud : La force de la race. Alexis Rédier éditeur. 1929. Ré-édition sous le titre Le peintre de Fès. Éditions Tensing 2014

Le livre La force de la race a été publié pour la première fois en 1929, à l’initiative de Suzanne Drouet-Réveillaud, seconde épouse d’André Réveillaud, décédé depuis 1926. En 2014, Éric Jacquet-Lagrèze, petit neveu d’André Réveillaud et de Suzanne Drouet, publie à nouveau le livre devenu pratiquement introuvable. « Pour cette seconde édition, près d’un siècle plus tard, nous ne pouvions garder ce titre « La force de la race » tant le mot race est devenu lourd et chargé de sens surtout en France. Conserver ce titre aurait eu pour effet de s’exposer à une incompréhension évidente et dommageable de la part des lecteurs du XXIe siècle. « La force de la race » doit être compris non pas comme l’expression d’une quelconque supériorité d’un peuple sur l’autre, mais comme le poids déterminant de sa culture d’origine. Tout le thème du livre est derrière ce titre ». La seconde édition est publiée sous le titre « Le peintre de Fès » aux Éditions Tensing, dirigées par Éric Jacquet-Lagrèze

06 Feb 2024

Khdija Temtam, une femme-peintre marocaine

Image à la une : Un soleil d’or

Aline Réveillaud de Lens évoque dans un article de mars 1917 la vie de Khdija Temtam, femme-peintre marocaine, telle qu’elle lui a été contée par le mouallem El-Arfaoui-Jouljoul, disciple du mouallem Mohammed Temtam, frère de Khdija.

Je n’ai trouvé aucun autre renseignement concernant cette femme-peintre qui mourut presque centenaire, selon A.-R de Lens ; cette affirmation me semble erronée car Khdija serait née sous le règne de Mouley Abd-Er-Rahman (1822-1859) et serait morte sous celui de Mouley-Abd-el-Aziz (1894-1908), soit au maximum 86 ans, un bel âge déjà pour l’époque !

Lorsque Aline Réveillaud de Lens a raconté la vie de Khdija Temtam elle était à la tête du Service des Arts indigènes pour Meknès où elle a fait revivre vingt-deux corporations d’artisans et créé des écoles où les fillettes marocaines apprennent à tisser, à broder et à peindre des faïences selon des motifs anciens. C’est probablement dans ses fonctions qu’elle a rencontré le mouallem El-Arfaoui-Jouljoul.

Khdija Temtam naquit sous le règne de Mouley Abd-Er-Rahman, dans une pauvre maison de Meknès. Deux pièces étroites et longues s’ouvraient sur un obscur petit patio. Les murailles, mal reblanchies à la chaux, s’écaillaient en laissant deviner la crasse que l’on avait tenté d’ensevelir ; quelques îlots de mosaïques s’effritaient au milieu du sol poudreux, dépouillé de son carrelage, et les lamentables matelas qui meublaient la chambre étaient aussi durs et plats que la couche d’un Chleuh.

Pourtant la mère de Khdija eût pu se croire dans un palais, si elle avait possédé quelque peu d’imagination … car le plafond, – chose étrange en une si misérable demeure, – était un chef-d’œuvre de décoration et de somptuosité. La voûte centrale rayonnait d’un splendide soleil d’or, autour duquel s’entre-croisaient les arabesques les plus harmonieuses, et les entrelacs les plus fantaisistes. Il n’était pas un coin de ce plafond qui ne fût ciselé, creusé,doré, peint, avec un art extraordinaire ; le temps en avait fondu et patiné tous les détails en une chaude tonalité d’ambre et de pourpre.

Mais l’accouchée ne s’étonnait nullement de cette merveille, à laquelle ses yeux étaient habitués. Que d’années écoulées depuis ses noces, où le mouallem Hamadi avait exécuté pour sa nièce cette coupole digne d’une chambre de sultane ! … Bien des enfants étaient nés et morts sous le plafond somptueux ; Khdija arrivait la dernière dans une très nombreuse famille, dont il ne restait plus que deux garçons, Mohammed et Abd-es-Selem. Ceux-ci travaillaient déjà chez leur grand-oncle, qui les initiait peu à peu aux mystères de la peinture à l’œuf, et du vernis à la « graça » (résine de thuya ou gomme sandaraque).

Khdija grandit dans la sombre maison que les rayons du soleil d’or ne parvenaient pas à éclairer. On ne s’occupait guère de la fillette : la mère, fatiguée, vieillie avant l’âge, passait ses jours à nettoyer le logis, à laver le linge, à préparer les repas ; le père, un Filali aux traits rudes, exerçait le dur métier des manœuvres et rentrait souvent exténué, avec un maigre « couffa » de provisions.

Khdija se traînait à travers la chambre, et tendait ses petites mains vers le soleil d’or qui lui apparaissait merveilleux et inaccessible. Plus tard, elle comprit que ce soleil était l’œuvre de son grand-oncle, dont Abd-es-Selem et Mohammed parlaient sans cesse avec respect.

Le mouallem Hamadi jouissait d’une grande réputation dans Meknès, car il avait retrouvé le secret des mgarbez (nids d’abeilles) et des étoiles ciselées en plein bois, perdu depuis des siècles. Il possédait aussi toutes les traditions d’un peintre Tétouani, le mouallem Jebli dont il était élève et les riches Meknassi, heureux d’avoir enfin dans leurs murs un zaouak – peintre décorateur – fort habile, s’adressaient tous à leur mouallem, au lieu de faire venir à grands frais comme auparavant les artistes réputés de Tétouan. Les Fasi eux-mêmes appelèrent le Hamadi pour lui confier la décoration de leurs palais, et, il formait, à Fès comme à Meknès, toute une pléiade de disciples dont les meilleurs étaient sans contredit ses petits-neveux Mohammed et Abd-es-Selem Temtam, frères de Khdija.

Parfois, ceux-ci exécutaient à domicile les travaux peu encombrants, et la fillette suivait leur œuvre avec un intérêt passionné. Elle recueillait précieusement les vieux pinceaux en poils d’ânes qu’il jetaient au rebut, les couleurs restées au fond des bols, les déchets de feuilles métalliques dorées au safran, que l’on découpe et que l’on colle dans les ciselures du bois.

Et elle s’exerçait à décorer des bouts de planches assemblés avec quelques clous, dont elle était très fière. Ses frères constatant son goût et ses dispositions pour la peinture offrirent de lui enseigner sérieusement le métier. Cette proposition n’était pas tout à fait désintéressée, car ils escomptaient l’aide qu’elle leur apporterait au logis, où ils ne pouvaient introduire leurs élèves. Khdija l’accueillit avec joie ; elle devint vite la meilleure et la plus adroite des apprenties. Elle sut pulvériser les minerais rouge, blanc, noir, jaune, bleu, et les mélanger avec l’œuf battu pour en former une pâte onctueuse ; elle l’étendait régulièrement sur le bois, en un fond uniforme d’une seule tonalité, où ses frères traçaient à main levée les ornements les plus compliqués. Puis elle faisait bouillir dans un chaudron de cuivre l’huile de lin et la  »graça » apportée par les Zemmours, afin d’obtenir l’épais vernis ambré qui assure la conservation indéfinie des couleurs. Et enfin, elle exposait les objets sur la terrasse, aux rayons ardents du soleil, dont ils gardaient pour toujours le reflet chaud et doré.

Mohammed et Abd-es-Selem avaient hérité du renom de leur grand-oncle, le vieil Hamadi, qui venait de s’éteindre après leur avoir légué tous ses secrets. Les gens de Fès et de Meknès s’arrachaient les mouallemin Temtam pour orner leurs demeures ; le sultan lui-même leur confiait la décoration de ses palais. Ils ne pouvaient suffire à toutes les demandes, malgré les nombreux disciples dont ils étaient entourés. Ils n’acceptaient plus que les grands travaux intéressants : les plafonds, les coupoles, les portes, les encadrements de fenêtres, transformés par leur pinceau en de somptueuses merveilles. Et ils abandonnaient à Khdija les bibelots et les meubles qu’ils dédaignaient.

La jeune fille avait acquis une habileté remarquable ; nul ne savait comme elle décorer une mida – table ronde et basse – , un coffre, une armoire, une étagère, un devant de lit, ou ces hautes chaises solennelles sur lesquelles, au lendemain des noces, sont accroupies les mariées – luxueuses idoles aux yeux obstinément baissés.

Chaise de mariée

La renommée de Khdija Temtam grandit en même temps que celle de ses frères ; on se disputait les meubles où sa fantaisie faisait éclore des bouquets étranges, des ornements géométriques et enchevêtrés, des soleils d’or aux multiples rayons comme celui qui dès son enfance avait éveillé sa vocation.

Elle excellait à mélanger harmonieusement le zouak en teintes plates, à larges touches avec le taziin, dont les motifs sont cernés et rehaussés de fines lignes noires ou blanches. Elle composait le décor de chaque objet, au gré de son imagination, sans s’écarter pourtant des pures traditions andalouses léguées par le vieil Hamadi.

Le mariage n’avait pas interrompu son labeur : Si Abdallah était un pauvre fkih de campagne, venu du Touat, qui gagnait à peine sa vie à enseigner aux bédouins quelques sourates du Coran, à composer des formules magiques pour les exorcismes et les envoûtements, ou à ensevelir les morts. On le rétribuait en nature, et ce maigre salaire n’eût pas suffi à l’entretien du ménage si Khdija n’avait ajouté son propre gain. C’était autant par nécessité que par amour de l’art qu’elle créait sans relâche de petits chefs-d’œuvres à raison de 2 pesetas la journée … Le Seigneur ne lui ayant pas accordé d’enfants, rien ne la distrayait de ses travaux. Elle ne montait même pas à la terrasse, à l’heure où le maghreb rosit les vieux remparts et rassemble au-dessus de la ville les femmes frivoles et babillardes, car il lui fallait en hâte préparer le repas du soir, et se livrer aux besognes ménagères.

Elle vieillit peu à peu, penchée sur sa tâche, indéfiniment cloîtrée entre quatre murs dans l’étroit patio où s’épanouissait la merveilleuse fécondité de son talent, n’ayant jamais rien vu que le monde imaginaire des couleurs créé par ses doigts.

Ses frères ou son mari lui apportaient du dehors les meubles de cèdre dont souvent elle avait dessiné la forme pour le menuisier son invisible collaborateur.

Elle mourut presque centenaire sous le règne de Mouley Abd-el-Aziz, chargée d’ans et de gloire, sinon d’honneurs, car nul n’aperçut jamais la célèbre et vertueuse mouallema qui sut allier les exigences de son métier à la pudeur farouche des Musulmanes.

Quelques meubles conservés dans de riches familles, attestent encore la virtuosité de son pinceau, la pureté de son style, mais on leur préfère aujourd’hui les guéridons Louis XVI et les lits à colonnes torses venus d’Europe.

Khdija Temtam dort, anonyme, au milieu des herbes et des aloès, dans le cimetière de Sidi ben Aïssa. Qu’Allah lui donne sa miséricorde !

Et ceci me fut conté à Meknès par le mouallem El-Arfaoui-Jouljoul, disciple de Mohammed Temtam et dernier survivant de la célèbre école du Hamadi.

Panneau en taziin

Sur Aline Réveillaud de Lens voir Aline Réveillaud de Lens

29 Jan 2024

Propos et objurgations de l’Homme de la Rue

Image à la une : Entrée de Fès par Bab Mahrouq. Plaque de verre, début 1900.

Propos et objurgations de l’Homme de la Rue : sept textes publiés dans le quotidien en langue française Courrier du Maroc – pages de Fès – entre le 3 et le 12 septembre 1954. Certains passages ont été « mutilés » selon leur auteur et le directeur de la publication reconnaît que « les sages propos furent un peu tronqués ». Le contexte politique au Maroc en 1954 n’y est certainement pas étranger.

J’ai retrouvé le texte original, non mutilé et dans cet article je mets en « gras » les passages censurés dans le Courrier du Maroc. Je conserve, par contre, l’anonymat de l’auteur qui signait « Jhâa ».

I

Où l’Homme de la Rue se présente.

En ces heures troubles, vous plairait-il, Monsieur le Directeur, de diffuser l’expression intime et franche de ma conscience de fassi, de bonne et antique souche, de fassi sans prétentions, familier des derbs et des souks, de fassi d’un très grand âge mais qui n’a pas vieilli, de fassi d’un âge si grand que ses yeux émerveillés ou narquois ont contemplé tous les sultans et sa mémoire recueilli les hauts faits et le cheminement des vilaines intrigues de sept dynasties, de fassi qui, mon Dieu, comme tout le monde depuis quinze ans évolue, mais qui tout seul ou presque, parce que tant de siècles d’existence lui ont apporté la sagesse, se garde du mirage et s’adonne, quand il le faut, au passe-temps viril d’une nécessaire introspection.

Je sais bien qu’à Fès, on ne cite jamais mes propos, on ne rapporte jamais mes démarches – et Dieu sait combien l’on m’en prête – sans sourire. Hommage est ainsi rendu à la sûreté de mon jugement par une société qui excelle, car elle est fort policée, à cacher sous des airs ténébreux, ses irrésolutions.

Mon franc-parler a souvent été la soupape qui a prémuni cette société contre les surpressions dangereuses.

Parce que le jeu en vaut la chandelle, j’ai décidé, Moi le Fou, de me transformer pour une fois et avec votre aide, Monsieur le Directeur, en sage Mentor. Les uns et les autres ont besoin d’entendre quelques saines vérités. Ils ont besoin, pour se mieux se supporter, de se mieux connaître.

Un proverbe local qui stigmatise les apprentis sorciers et fait justice de leur comportement dit à peu près ceci : « Où l’âne aurait-il appris à connaître le gingembre ? ».

Ma vieille langue a dégusté tant de plats cuisinés qu’elle sait identifier les épices les plus subtiles et, sous leur parfum, découvrir la qualité profonde des viandes.

Demain, nous soulèverons le couvercle de la tagine marocaine et nous tenterons de déceler ce qui, à trop gros bouillons, y barbote. Après et si Dieu nous prête vie, nous exposerons notre recette pour en modifier l’assaisonnement et en mieux régler la cuisson.

 Que la Paix soit avec vous.

Jhâa

II

Où l’Homme de la Rue fait un profond examen de conscience.

  Le vocable « Maroc » est d’invention européenne. Le Chrétien, c’est bien connu, entend ou retient mal, possède une optique très personnelle, observe entre d’étroites œillères, généralise avec passion et finit par imposer son point de vue, tant la persuasion a de force insidieuse, aux gens les mieux placés pour n’être point ses dupes.

En l’occurrence, il a fait, à nous gens de Fès, l’injure de donner, confondant la partie et le tout, le nom, à peine déformé, de notre vieille rivale « Marrakech » à l’ensemble des plaines et des monts que les Rois de notre cité, avec plus ou moins de bonheur, se sont ingéniés, depuis douze cents ans, à vassaliser.

Le mot ayant été prononcé, la chose, en elle-même, doit bien exister et, en apparence du moins, nous sommes tombés dans le panneau, puisque nous affirmons urbi et orbi notre qualité toute nouvelle de Marocains, nous qui poussions le particularisme jusqu’à nous réclamer, dans la ville, de notre quartier et qui n’avions que mépris pour l’habitant de Boujad et de bien d’autres lieux et qu’indifférence polie pour celui de Meknès, notre voisin.

Nous sommes devenus nationalistes sans trop savoir ce qu’est une nation et nous nous révélons patriotes sans bien sentir ce qu’est la Patrie lorsqu’elle dépasse les murailles de la ville.

Si cette attitude, qui n’est pas nouvelle, est d’imitation, elle est aussi de réaction.

À Fès, nous reprochons volontiers à beaucoup de « vouloir être grappe mure avant d’être grappillon » et il est bien certain que les propagandes insensées du temps de la guerre, alcools trop forts pour nos estomacs de buveurs de thé, ont étourdi notre sagesse. Certes, nous nous sommes dits, une fois de plus, en toute ingénuité, et sans comparer davantage les situations « Pourquoi ne ferions-nous pas ce que font ailleurs d’autres gens ? ». Mais, hommes d’un pays de clans très fermés et très jaloux de leur indépendance, nous avons, déjà, dans de graves circonstances, tenté de nous unir. Nous l’avons tenté contre Rome, contre l’Islam, contre les Portugais. Pourquoi serions-nous restés sans réaction devant les Français ?

Nous sommes donc devenus nationalistes par conformisme – au XXème siècle, il est de bon ton d’être nationaliste – par souci de nous affirmer par dépit, contre un état de fait, mais sûrement pas par conviction.

Il y a si longtemps que nous sommes accoutumés à être gouvernés par des gens étrangers à notre race. Je dis bien « à notre race », car tous, ceux des villes et ceux des déserts, ceux des plaines et ceux des montagnes, nous sommes Berbères. Ni Okba, ni Moussa, ni les deux Idriss n’ont amené d’Arabie assez de géniteurs pour changer notre sang et les implantations almohades d’Hilaliens ont été circonscrites en d’étroits espaces. L’Empire chérifien n’a guère d’arabique que ses « chorfa ». Encore sont-ils souvent métissés ! Le grand Idriss l’était déjà !

Mais, nous avons toujours eu coutume d’opposer au nouveau seigneur, ce que, du précédent, nous avions acquis. Et c’est ainsi que, pour le Romain, nous eûmes visage punique, pour le Bédouin, comportement latin et nous sommes devenus orientaux contre le Chrétien.

Certes, nous sommes musulmans et Fès est, depuis onze siècles, l’une des métropoles où la civilisation arabe, inséparable du Coran, a le mieux brillé. Mais c’était là affaire d’une élite triée et jusqu’à une récente époque, nos derbs et nos souks ne raisonnaient guère qu’à l’écho du parler berbère. Un Yéménite a, de nos jours, encore bien de la peine à interpréter notre dialecte. S’il est philosophe, il en a plus encore à pénétrer nos consciences.

C’est donc revêtu d’un selham étranger que nous avons paradé devant les Français – et, jobard, il s’y est laissé prendre – de même que nous commençons à enfiler le veston de ce dernier pour figurer mieux devant l’O.N.U. qui se laissera berner.

Serions-nous donc un peuple tellement astucieux ? Chacun de nous, même le plus inexpérimenté, possède bien la certitude intime que les ressources de son esprit lui permettent de circonvenir l’étranger le moins sot mais notre faculté si constante de métamorphose a une autre raison.

Je vous l’exposerai demain, incha allah, car voici l’heure de la méditation et mon grand âge qui s’en accommode fort bien, répugne, par contre aux longs discours.

Jhâa.

   III

Où l’Homme de la Rue se livre à de savantes spéculations et en termine avec son autocritique

Comme le grand Augustin d’Hippone, l’un des nôtres, nous sommes platoniciens.

Ceci veut dire que, pour nous, l’Idée a prééminence sur la Chose, le Genre sur l’Individu, le Mot sur l’Objet. C’est pourquoi nous avons, notamment, l’oreille plus sensible à l’injure que l’épiderme aux coups.

Ce Réalisme est d’ailleurs en opposition avec le Nominalisme aristotélicien professé par Averroès et ses disciples. L’enseignement des Universités arabes ne nous a donc pas modifiés, comme ne nous modifiera pas, celui, empreint d’esprit cartésien, des Facultés européennes.

De même qu’Augustin, manichéen renégat, lutta contre le Manichéisme avec des procédés manichéens, nous pouvons, avec une âme immuable et en nous servant d’un tremplin traditionnel, nous jeter à corps perdu dans l’évolution. C’est de cette manière que nous avons réagi toutes les fois que les circonstances nous ont mis en présence d’une civilisation étrangère.

Le Platonisme postulant la primauté du Genre sur l’Individu, nous vivons, après chacun des grands chocs extérieurs qui nous frappent, en collectivités très formalistes, sûres de posséder la vérité physique et métaphysique, astreignant leurs membres à un conformisme étroit et ne laissant que peu de marge au développement des personnalités.

Dans cet état politique et social, aucun de nous ne saurait envisager d’avoir un comportement original et le manquement au rite, l’abandon de la coutume sont impensables. Autrement graves que l’immoralité, ils seraient susceptibles, en provoquant le courroux des puissances surnaturelles, de mettre la communauté toute entière en péril.

Aussi, lorsqu’un nouveau mécréant s’installe sur notre sol et qu’il y vit dans le dédain des prescriptions les plus sacrées, nous avons la certitude qu’il en sera bientôt délogé par la fureur du ciel. Lorsqu’il y fait étalage cynique d’individualisme et d’esprit critique nous ne doutons point que sa perte soit prochaine.

Cuirassés par la Foi et soutenus par l’Espérance, nous nous fermons et nous attendons.

Mais il arrive que l’Heure du Destin tarde à sonner – la vie des hommes est courte et pourtant c’est en fonction d’elle que nous mesurons les œuvres de Dieu -. Il arrive que l’Homme venu d’autres latitudes, en dépit de ses agissements, fasse œuvre féconde. Il arrive qu’il dote le Pays d’institutions utiles, qu’il vulgarise d’ingénieux procédés et de précieuses inventions. Il arrive qu’il dure et qu’il prospère.

Alors, dans notre subconscient de Platoniciens ramenant toutes choses à l’Essence supérieure se fait jour l’impression qu’il bénéficie d’une grâce susceptible de s’opposer victorieusement à celle qui nous est octroyée. Et ce sentiment crée en nous le besoin confus mais tyrannique de secouer le joug traditionnel et de ravir cette grâce.

Comment y parvenir ? En bons disciples de Platon, nous ne doutons pas que les objets, les apparences, les habitudes, les formalités sont le support des réalités abstraites et c’est pourquoi nous adoptons le langage, le costume, la coupe de cheveux, voire la nourriture  et la boisson, l’ameublement, l’architecture, nous nous faisons délivrer la pièce d’identité de l’intrus.

Toutes ces ressemblances étant imprégnées de ce qui fait sa force, nous devons ainsi l’acquérir.

Nous faisons mieux : nous assimilons sa culture. Et comme notre application est grande, notre mémoire fidèle, notre esprit critique rudimentaire et la mansuétude des examinateurs, à notre égard, étonnante, nous décrochons des diplômes. N’est-ce pas là la réussite totale. Le papier imprimé qui consacre notre triomphe, ce papier qui porte les sceaux et les signatures consacrées, ne possède-t-il pas par lui-même la vertu désirée ? Cette Peau d’âne est une Toison d’Or. Elle a coûté bien des veilles mais elle nous suffit. Elle nous rend en tous points semblables à l’Autre. Quel nouvel effort d’assimilation ou d’application pourrait bien être désormais nécessaire ?

Et puisque la sottise de nos initiateurs nous a permis de les égaler sur leur propre terrain, pourquoi ne ferions-nous pas usage, contre eux de notre force toute neuve ?

Nous avons appris ce que nous ignorions mais nous n’avons pas changé d’âme. Le collectif prime toujours, chez nous, le particulier. Libérés en apparence, nous sommes restés les membres du même clan et nullement devenus les libres citoyens d’une nation nouvelle. L’instinct grégaire ne cesse de nous étreindre, d’être le mobile de nos actes, d’obnubiler notre jugement.

Croyez-vous que les compagnons de Tahriq mesurèrent la grandeur de leur entreprise avant de franchir le Détroit ? Croyez- vous qu’après la débandade de Poitiers, beaucoup des nôtres furent conscients de la témérité de cette entreprise ?

Nous n’avons pas changé !

Jhâa.

Méditation devant le rempart almohade vers 1950. Cliché anonyme

   IV

Où l’Homme de la Rue expose son opinion sincère sur le Français et le comportement dudit Français.

De tous ceux qui s’imposèrent à nous : Phéniciens, Romains, Vandales, Wisigoths, Byzantins et Bédouins, le Français est certainement le plus naïf et le plus sympathique.

Sa rage de vouloir être aimé pour lui-même est touchante, son esprit d’apostolat toujours prêt à divulguer les méthodes, les systèmes et les techniques, mais soucieux de ne pas bousculer les traditions, est paradoxal, risible même, mais émouvant.

Il arrive que son donquichottisme naturel, dépravation de sa sensibilité et de sa raison, lui fasse épouser avec ardeur la cause de ses adversaires. Ce pourrait être du machiavélisme, ce n’est que de la démence et nous respectons la démence.

Il est direct, brutal, comme le sont les barbares, il s’active et se bat à découvert. Il est franc au point de donner le plus souvent un avis désintéressé. Par-là, il est déconcertant car nous savons bien qu’il faut interpréter les propos d’autrui – seul le niais conseille sans intention cachée -. Comme nous sommes congénitalement tous maîtres ès-casuistique – sur cette qualité, commune aux races qui durent souvent plier, se fonde notre complexe de supériorité -, nous le trompons aisément car il perçoit mal les artifices de certains détours de pensées.

La réticence voulue, l’opposition déterminée de la lettre bivalente à l’esprit évident, la mise en avant de l’accessoire pour cacher le principal, l’imprécision calculée, l’interversion des dates, l’accusation véhémente de la faute vénielle commise par autrui pour masquer de propres négligences, tous procédés de gens policés et qui nous sont habituels, le mettent en fureur lorsqu’il s’aperçoit trop tard qu’il n’a pu les déceler.

Par contre, nous nous avouons impuissants à goûter l’art subtil de se moquer de tout et de tous qu’il pratique sans effort. L’ironie vraie nous est étrangère : l’affirmation ne saurait infirmer et l’interrogation résoudre. Nos jeux d’esprit sont de toute autre sorte. Nous souffrons de subir ses assauts de langage et, au lieu de lui rendre coup pour coup, en le détestant nous nous renfrognons ou nous nous fâchons.

Lorsqu’il est de bonne souche, le Français aime le travail bien fait et mène à terme les tâches qu’il entreprend. Dans le domaine des réalisations il met son point d’honneur à ne point encourir de reproches. Il a de la mesure et de l’ordre, il adore les situations nettes et n’a de cesse, tant qu’il n’a pas concrétisé, mauvais ou bon, un résultat. Aussi, se refuse-t-il à prendre des initiatives qui le dépassent. Asservi à une étroite logique, à une faculté d’analyse déprimante, sa volonté se cabre devant les abîmes de l’inconnu, son ambition se cantonne, son imagination, tenue en laisse, perd de son élan et s’étiole.

C’est un timoré par excès de conscience, alors que nous sommes toujours prêts à nous lancer sans boussole ni quadrant dans le sillage d’un précurseur quel qu’il soit et qui que nous soyons, nous gardant bien d’ailleurs de conclure ou d’inventorier pour n’avoir pas à constater nos échecs.

Il fait une fin de l’argent qui n’est, pour nous, qu’un moyen. Il économise pendant que nous spéculons. Il enfonce des pieux dans le roc avant de bâtir une cabane tandis, qu’allègrement, nous construisons des palais sur le sable.

Enfin, le Français a un défaut capital. Il est démocrate.

Depuis que ses ancêtres ont dansé la Carmagnole sur les ruines de la Bastille, il se croit investi d’une mission sacrée : cent ans trop tôt, il importe partout où il ne faudrait pas, d’immortels, dangereux et utopiques principes.

Il est bien téméraire de montrer, dans une vitrine, à des gens avides, le reflet de trésors inaccessibles. Ils briseront la vitre et pour ne rien saisir, se couperont les doigts.

C’est, ce qu’en ce moment, sans doute, nous faisons.

Jhâa

V

Où l’Homme de la Rue rend à l’Administration les honneurs qui lui sont dus.

L’Administration est la figure du pouvoir tournée vers l’Individu. Ce visage d’une entité redoutable est hideux ou séduisant suivant les circonstances. Lorsque l’Administration impose, réglemente, sanctionne, elle est évidemment haïssable. Lorsqu’elle dispense prébendes et privilèges, elle est bien estimable.

Avant la venue des Français, elle n’avait d’autre objet, tout en assurant un minimum d’ordre social, que d’entretenir le Souverain. Les « oumana » achetaient leur charge et pourvoyaient aux besoins du Trésor impérial. Pour y parvenir et pour bien vivre, eux et leurs commis, forts de leur pouvoir, s’activaient avec zèle. Ces gens étaient cupides mais compréhensifs, avec eux on pouvait marchander et s’entendre. Ils ne dépouillaient complètement que les gueux.

Ce temps est révolu et l’Administration a pris la première place dans la hiérarchie des activités marocaines. Elle emploie sûrement plus de bras et de cerveaux que l’Industrie, les Mines et les Transports réunis. Elle s’occupe de tout, fourre son nez pointu partout, prélève pour redistribuer, invente de nouvelles contraintes et s’arroge de nouveaux droits chaque semaine. Elle est asservie à la Formalité et trop souvent, dans le service, son personnel n’a plus d’âme.

Mais, si la multiplication du gendarme et du magistrat robots, du contrôleur égocentrique, du préposé conformiste jusqu’à l’absurde est chose désolante en soi et pour l’usager, elle est bien précieuse pour le père de famille qui a des enfants sans vocation ni grande énergie à établir.

C’est pourquoi nous faisons le siège pressant de cette citadelle, en nous donnant la fausse excuse que l’investir sera reprendre indirectement le pouvoir et en espérant secrètement monnayer, comme les vieux « oumana », notre atome particulier de puissance. L’un de nos adages ne prétend-il pas « qu’un liard de bénéfice vaut mieux que huit sous de salaire ».

 Cette Administration qui s’impose pour la première fois peut-être – celle de Rome, plus tracassière dans son essence manquait de moyens et avait un champ d’application infiniment plus limité – à toutes nos manifestations, qui stérilise une part importante de notre activité en nous contraignant à d’incessantes démarches de pure forme, qui nous oblige à ruser et à ravaler nos rancœurs devant trop de « minus » assermentés qui la représentent, cette Administration, qui est devenue d’intrusions en accaparements – et elle n’a pas dit son dernier mot – la plus merveilleuse des machines à empoisonner la vie, mais qui distribue les retraites et les pensions, les subventions et les titres honorifiques, qui disperse sur le Pays la manne des adjudications, qui a doté l’ouvrier de la compensation sociale et du congé payé, qui accorde la licence d’importation et la devise rare au commerçant, qui assure l’agriculteur d’un prix-plancher et veille à l’écoulement de sa récolte, cette Administration qui gère assez d’hôpitaux pour que nul ne reste sans soins et tant d’écoles que nous sommes en passe de devenir un peuple de bacheliers, cette Administration est bien, pour nous, la synthèse même de l’ordre nouveau.

Il est hors de doute qu’elle a été créée de toutes pièces et monstrueusement distendue pour le bien du Pays, mais nous avons trop souvent l’impression – et les oukases, le particularisme buté de quelques-uns de ses grands chefs de service ne concourent certes pas à éclairer nos consciences – que c’est le Pays qui fut créé pour elle, comme il le fut, et personne alors n’en doutait, pour la prospérité du collège des vieux « oumana ».

L’Administration, produit de la civilisation européenne, s’identifie pour nous avec la politique du Français. Institution compliquée, dispendieuse, impersonnelle mais prévoyante et secourable elle est à la fois tout ce qui nous effraye et tout ce que nous recherchons. Il n’est donc point étonnant que nous la critiquions sans trêve, que nous la rendions responsable de notre inadaptation foncière en la qualifiant, sans trop de bonne foi, d’asservissante et qu’en même temps, nous poursuivions avec acharnement, à son profit, la destruction des derniers vestiges de notre organisation antérieure.

Qu’y aura-t-il de changé, dans l’ordre moral, le jour où les caïds cesseront d’ordonner la sanction si ce sont leurs fils ou les nôtres qui revêtent, pour les remplacer, la souquenille noire du juge ? Et si tous les litiges, tous les délits mineurs sont soumis au magistrat français, lequel est d’ailleurs ignorant par essence de notre mentalité et de nos coutumes, aveugle devant l’éblouissement des traductions, la mesure nouvelle ne consacrera qu’un recul dans notre émancipation !

En fait, nous pensons surtout pouvoir gagner, par une telle réforme, pour nos mauvaises causes, le secours de la chicane et la possibilité de circonvenir des gens moins prévenus que les nôtres.

De plus, notre vieil instinct anarchique trouverait son compte à l’encombrement des rôles et notre culte pour le papier aussi car la convocation, le jugement, la notification et l’exécution ne se font pas sans écritures et les frais de justice sont versés contre quittance timbrée, tandis que les remises d’épingles actuellement en usage et qui équivalent à ces frais de justice, restent choses discrètes.

Enfin, c’est une revendication que le nigaud français peut retenir. Il n’y en a pas tant parmi celles, exorbitantes ou puériles, que nous présentons sans rire qui puissent résister à cinq secondes d’impartial examen par le dernier des sots.

 Mais il faut bien que nous revendiquions et que nous revendiquions contre l’Administration, figure du Pouvoir. Notre génie propre, à nous, gens de Fès, plus particulièrement, consiste à faire toujours figure d’opposants.

Pour obtenir, l’homme adroit ne s’engage pas, il critique, se plaint et accuse et notre vieille sagesse prétend avec raison « Que c’est toujours par la langue qu’on attrape les gens ».

Jhâa

VI

Où l’Homme de la Rue expose les causes lointaines et les raisons véritables de la tension politique actuelle.

Capitale de la première dynastie marocaine, puis des Zénètes, puis des Beni-Mérin, puis des derniers Alaouites, Fès a toujours revendiqué la première place parmi les cités moghrébines.

Elle ne cessa de faire opposition sournoise ou violente aux Almoravides qui fondèrent Marrakech, aux Almohades, aux Saadiens qui y résidèrent, aux premiers Alaouites qui se fixèrent à Meknès. Youssef ben Tachfin et Abdelmoumen eurent de très bonnes raisons pour ordonner la démolition de ses murailles et les forts saadiens qui la flanquent au nord et au sud furent moins destinés à la défendre qu’à la contraindre. Les Mérinides eux-mêmes, dont la gloire se confond avec celle de la cité furent dans l’obligation de construire le  camp militaire de Fès Djdid pour doubler l’insuffisante protection contre les remous intérieurs qu’était la casbah de Boujeloud.

Bref, cette ville a toujours été un nid de guêpes, un panier de crabes, même avant les deux grands métissages subits par sa population : le sémitique et le soudanais. Cela tient, sans doute, à l’air qu’on y respire.

Elle ne manqua donc pas d’obéir en 1912 à ses impératifs constants et sa mauvaise étoile voulut qu’elle retint prisonnier, à cette occasion, dans une demeure de son Talaa Seghira, Lyautey, l’Homme que le destin avait choisi pour créer de toutes pièces, le Maroc moderne.

Cette mésaventure fournit à celui-ci matière à réflexion et il décida de transporter le Maghzen chérifien et les services centraux de l’Administration à Rabat. Une fois de plus, Fès cessait d’être le siège du pouvoir et perdait en même temps, l’éclat et la prospérité qui s’attachent aux capitales.

Repliée sur elle-même, elle assiste, depuis quarante ans, au développement enviable de Meknès, à la distension monstrueuse de Casablanca qui lui a ravi les marchés commerciaux les plus proches comme les plus lointains dont elle était la maîtresse et à la concurrence victorieuse des lettrés salétains dans la course aux emplois.

Certes, ses marchands ont su transporter, à temps, le siège de leur activité sur les places prospères. Leur sens aigu des affaires et de la finance leur a même permis, dans bien des cas de coiffer le commerce de ces places, certes quelques-uns de ses fils occupent d’honorables postes administratifs, mais son humeur collective reste empoisonnée par l’affront qu’a subi sa fierté ombrageuse.

 Voilà pourquoi, au temps où ses bourgeois verdissaient à l’approche du Seigneur riffain elle donna contre toute logique apparente le nom d’ « Abdelkrim » à trop de ses nouveau-nés.

Voilà pourquoi, seuls des patronymes bien fassis figurent au bas de toutes ces requêtes et de toutes ces pétitions, d’où qu’elles émanent, qu’il est devenu séant adresser au Proconsul, voire à ceux qui l’ont commis.

Il n’y a donc pas au Maroc de question marocaine, mais un problème purement fassi et si l’on pouvait souffler à l’actuel Président du Conseil des Ministres de la République, l’idée géniale de transporter avec son trône S.M. Sidi Mohamed ben Moulay Arafa dans son Palais de Fès et que ledit Président qui a du goût pour la prestidigitation, ordonne ce retour, tout serait terminé.

Mais cet homme intelligent, n’est hélas, pas universel et certainement mal conseillé.

Le mécontentement latent du Fassi dépossédé – pour me bien comprendre, le Français pourra se souvenir du comportement des Parisiens lorsque le gouvernement de son pays fut transporté à Chinon, à Versailles ou à Vichy – se cristallisa bientôt en une opposition active qui groupa quelques agissants de la caste marchande auxquels vinrent s’accoler tout naturellement les poulains nourris à l’avoine des Facultés, avoine qui donne du sang sinon de la sagesse.

On intensifia la propagande pour étendre le mouvement en profondeur et c’est alors qu’il fallut trouver une bannière car le peuple moutonnier et traditionaliste ne marche au pas qu’au son des fifres et derrière un emblème.

Or, comme Byzance, le Maroc est soumis au pouvoir théocratique de son sultan. Comme le Basileus, celui-ci est l’intermédiaire entre Dieu et sa nation, le canal même par lequel le Très-Haut déverse sur le peuple ses bienfaits et ses grâces.

Ceci, les Français ne peuvent le comprendre, car ils ont perdu ce sentiment depuis longtemps, depuis le jour où leur empereur Charlemagne troqua entre les mains du Pape, une si précieuse qualité contre la couronne de fer des Lombards. Les Anglais, qui seront les derniers au monde à être gouvernés par un roi, saisiraient mieux.

Pour bien travailler les masses, il ne pouvait pas y avoir de meilleur atout que la caution impériale. Elle fut acquise …. l’Histoire dira dans quelles conditions ! Et la situation empira tellement qu’une opération chirurgicale à chaud devint nécessaire.

L’instrument de cette opération devait, une fois encore et logiquement être Marrakech, la vieille rivale de la métropole du nord.

 Le choc fut terrible, il aurait pu être suffisant pour terrasser le détestable mouvement d’opposition des Fassis et ramener pour longtemps le calme dans cet empire

La preuve de cette assertion est faite par les premières et incohérentes manifestations d’un terrorisme qui correspondait à l’ultime soubresaut de la bête frappée à mort. Pourquoi ce terrorisme n’a-t-il pas été réprimé sur l’heure et de façon spectaculaire ? Mais les hommes de ce temps ont, sans doute, perdu le sens de la conduite des peuples.

Par l’exposition instructive du corps supplicié des criminels, les souverains d’autrefois assuraient, à peu de frais et très efficacement, la police de leur royaume.

Les Gouverneurs de Fès faisaient aux époques anciennes* couper la main droite des voleurs et le pied gauche des récidivistes. Il y avait, dans la ville, une proportion décelable de manchots mais très peu d’unijambistes.

*dans le texte initial il est écrit « aux époques raisonnables ».

Jhâa

VII

Où l’Homme de la Rue dévoile l’évidence que les uns et les autres méconnaissent et conclut.

La qualité dont nous nous targuons avec le plus d’orgueil, nous Fassis issus d’une race marchande, est l’honnêteté. Elle consiste, avant tout, à rendre à chacun ce qui lui est dû, à ne pas déposséder un associé de sa juste part.

Deux meuniers exploitaient ensemble un moulin au Bin El Mdoun. L’un surveillait les meules et l’autre achetait le grain. Unis et probes, ils ne s’étaient jamais fait mutuellement le moindre tort. Aussi Dieu bénissait-il leurs affaires. Accroupis sur le seuil de leur porte, aux soirs chauds, ils contemplaient, avec la béatitude sereine des gens comblés, les fourmis d’alentour. Inlassables, elles transportaient chez eux, ce qu’elles avaient glané au dehors. Or, il advint que l’un d’eux, ne partagea point  mais jeta, un jour, sur son propre tas la poignée d’orge échantillonnant un achat. Aussitôt, et à son grand effroi, il vit que les fourmis, par centaines, rivalisaient d’activité pour traîner dans la rue les réserves du moulin.

Ceci est une édifiante histoire que nos vieillards chenus content à nos petits-enfants.

Que nous l’ayons voulu ou non, les Français ont été nos associés dans cette réussite hors pair qu’est le Maroc moderne. Ils ont fourni leur sang, leur or, leur organisation, leur technique, la pleine activité des centaines de milliers des leurs, leur exemple. Si nous avons été la farine qui constitue la pâte d’un pain nourrissant ils en furent et sont encore le sel et le levain.

Ils ont donc droit à leur part de ce Maroc commun et si les Traités sont à réviser ce n’est certainement pas dans le sens que proclament nos agitateurs et que semblent accepter leurs dirigeants.

Il n’est plus possible d’imaginer, en toute équité, un Maroc musulman. Le peuplement et les intérêts chrétiens sont des faits tangibles devant lesquels il faut s’incliner et la fermeté de caractère de ces hommes s’oppose à leur asservissement.

Mais, si contre toute raison et parce que Dieu nous aurait abandonnés, nous portions tort à nos associés, mille et une fourmis ne tarderaient pas à dilapider les réserves spoliées et à ruiner, jusque dans ses structures, le moulin.

Un état moderne ne subsiste qu’en s’appuyant sur du solide et du sérieux. C’est en agglutinant nos élites aux cadres existants, en les agglutinant au fur et à mesure qu’elles auront atteint une maturité intellectuelle, technique et surtout morale suffisante, que nous préparerons pour tous, des lendemains heureux.

Nous avons pour nous deux atouts majeurs : nous sommes la masse, donc nous ne manquons pas de matière à sublimer ; nous avons la chance de trouver devant nous les gens les moins racistes qui soient au monde et qui ont bien du mérite à ne pas l’être.

Ces deux atouts sont grands, conservons-en un autre : la patience.

Avant de proclamer bruyamment ses droits, il faut songer à ses devoirs. C’est de la bonne exécution de ceux-ci que découle la légitimité de ceux-là.

On ne se prépare pas à de grandes missions en prêchant le désordre, en commanditant l’assassinat et l’incendie. On ne se prépare ainsi, et on ne mérite pas mieux, qu’à mal finir. L’autorité semble défaillante et l’opinion passive. Qu’on ne s’y trompe pas, lorsque la mesure sera comble et il s’en manque de peu, l’une et l’autre pourraient avoir de terribles réactions.

Rien ne servira alors de pleurnicher et de plaider l’inconséquence.

Le monde moderne ne nous adoptera et ne nous honorera que si nous savons nous conduire dignement, que si nous donnons des preuves de notre assimilation véritable et de notre bonne foi. Si nous restons une horde demi-sauvage soumise à ses seuls instincts, d’un comportement hystérique, si nous décourageons ceux qui se sont chargés de notre évolution, nous ne tarderons pas à être subjugués par le Maître communiste qui nous a déjà pris secrètement en main et saura se servir de nos pires tendances pour nous courber jusqu’à terre.

À nous de choisir : ou faire trêve de susceptibilité maladive et devenir, en nous incorporant par notre enrichissement moral personnel, une classe de citoyens de plus en plus importante et honorée dans une nation respectable ou bien accepter, une fois de plus, après une révolte anarchique, le risque de vivre dans l’abjection sous une impitoyable férule.

Un de nos proverbes prétend « que le chameau ne voit pas sa propre bosse mais fort bien celle des autres ». Je viens pourtant de mesurer la nôtre et ceci me donne quelque aisance pour porter jugement sur celle du Français, notre protecteur.

Notre malaise provient de ce que nous ne nous sentons plus corsetés. La faiblesse, l’irrésolution du pouvoir sont génératrices de panique et de rébellion.

Nous avons vu les gens les plus compromis être emprisonnés puis relâchés sans jugement, puis considérés comme les porte-paroles valables de l’opinion, puis honorés et nantis.

Nous voyons, chaque jour, les criminels qui déciment nos médinas, se rire de la police. Nous attendons depuis des mois, que soient jugés ceux qui ont été cueillis et leurs inspirateurs et ceux qui ont été condamnés à la peine capitale avec toutes les garanties du Droit, soient exécutés.

C’est à cause de ces carences que la crapule est devenue audacieuse, que la foule applaudit aux bons coups de ses champions avec l’enthousiasme du « supporter », que l’honnête homme qui aurait pu mettre un terme à une telle situation par un comportement civique, s’abstient car il craint les représailles contre lesquelles il a les meilleures raisons de croire qu’il n’est plus protégé.

Pendant ce temps et pendant que bêlent les ministres de la République, les forces de l’ordre et la magistrature s’en donnent à cœur joie, avec la mentalité du chasseur de perdreau, contre l’automobiliste, objet permanent de leur sollicitude et principal de leur activité, contre le chauffeur de camion, victime sacrifiée d’une réglementation inapplicable.

Qui pourra déterminer les effets proches ou lointains de tels errements. Ah ! Si les gens qui détiennent peu ou prou la puissance soupçonnaient l’étendue de leurs responsabilités ! …

Ce regret me sert d’heureuse transition pour aborder le grave problème de l’enseignement public.

Il est certain que nos enfants trouvent dans les nombreuses écoles qu’ils fréquentent, des maîtres instruits mais peut-être n’y trouvent-ils pas toujours des éducateurs ? La jeunesse observe et imite. Or les apparences de l’égoïsme, de la sécheresse de cœur, de l’esprit revendicatif poussé jusqu’à l’outrance, de la suffisance, du sectarisme, même si elles ne sont qu’attitude, même si elles ne sont qu’exception, chez le professeur, peuvent avoir les plus graves conséquences.

 À Port-Lyautey et sans doute ailleurs, l’agitation et la préparation de l’émeute furent l’œuvre d’anciens élèves des écoles franco-musulmanes. Ceci donne à réfléchir.

Il faudrait aussi que le pédagogue lutte contre la déformation trop courante qui lui fait considérer les disciplines scolaires pour elles-mêmes et non pour le but qu’elles se proposent. Pour lui, bien sûr, elles sont une fin. Elles ne devraient être que moyens pour la plupart de ses élèves qui, eux, accompliront dans leur vie d’hommes, des tâches pratiques.

Que de soins n’y aurait-il pas lieu d’apporter à la confection journalière de la ration spirituelle destinée aux jeunes cervelles à l’embouche ! …

 Car, dans cet ordre de choses, les conséquences de trop d’inconséquences sont déjà palpables. Nos générations nouvelles méprisent leurs aînés, rejettent nos croyances sans d’ailleurs remplacer leurs contraintes par celles d’une morale philosophique, refusent désormais de tenir, en main, même si leur initiation est primaire, d’autre outil qu’un porte-plume.

Est-ce là ce que proposent les bons esprits qui s’activent à doter chacun de nos hameaux d’une école ?

Et ceux d’entre nous qui sont désaxés n’ont-ils pas d’excuses ?

Je conclurai, moi qui ai prétendu maintenir par la force de mon échine une muraille de la ville, mais qui suis convaincu et depuis de longs siècles de la vanité du comportement des hommes, par une fervente adjuration au Très-Haut, pour qu’il éclaire les uns et les autres.

Lui Seul est Grand

Lui Seul Sait

Qu’il soit Loué.

Jhâa.

Remparts de Bab Ftouh. Cliché anonyme et non daté.

Remerciements et regrets de l’Homme de la Rue

Après la publication par le Courrier du Maroc de « Propos et objurgations de l’Homme de la Rue » Jhâa a adressé au directeur du journal une note intitulée « Remerciements et regrets de l’Homme de la Rue » : il lui demande de publier « intégralement ce faire-part » pour indiquer aux lecteurs que ses propos ont été « dépouillés du meilleur d’eux-mêmes ».

 En effet, à aucun moment la direction du Courrier du Maroc n’a signalé lors de la publication que certains passages du texte de Jhâa ont été censurés, mutilés ou tronqués. Le lecteur ne découvre ces suppressions que lors de la publication du « faire-part » inséré le 12 septembre 1954 dans le Courrier du Maroc, avec cette mention : Nous recevons de notre correspondant anonyme qui nous intéressa par les propos qu’il signa Jhâa, la petite note suivante que nous publions volontiers car il est bien vrai que ses sages propos furent un peu tronqués malgré lui …

 « Je serai un ingrat, Monsieur le Directeur, si je ne vous remerciais vivement pour avoir bien voulu, dans votre journal, diffuser en bonne place, ma prose.

 « Vous avez cru devoir pourtant mutiler grandement mes derniers propos* et vous les avez dépouillés, hélas, du meilleur d’eux-mêmes, de tout ce qu’un fade et prudent conformisme exècre. (* dans le brouillon – voir copie ci-dessous – il était écrit : Vous avez cru devoir pourtant – ne serait-ce pas sous contrainte ? – mutiler grandement mes derniers propos … )

 « Ma franche critique a pris ainsi l’apparence édifiante d’un acte d’adulation et j’en suis navré.

 « Aussi faites-moi la grâce, l’honneur et la réparation – au besoin je vous en adjure – d’insérer intégralement ce faire-part d’une tentative d’assainissement décédée sur la table d’opération afin que nul ne puisse croire que JHÂA, bouffon qui fut toujours hardi devant le Prince soit devenu avec l’âge eunuque au sérail.

 «Votre tout dévoué mais fort éploré »

     Jhâa

Copie du brouillon du texte envoyé par Jhâa au directeur du Courrier du Maroc

À propos de Jhâa

L’auteur des « Propos et objurgations de l’Homme de la Rue » signe Jhâa, du nom d’un personnage facétieux, excentrique, sage et bouffon, rusé et audacieux, du folklore traditionnel du Moyen-Orient et du Maghreb. Il est connu sous différents noms ou variations linguistiques : Jha, Joha, Goha, Djeha, Hodja….

Pour découvrir les contes qui rapportent les aventures de ce faux-naïf :

Sagesses et Facéties de Joha. Faouzi Skali. Le Courrier du livre. 2023 (70 contes spirituels et leurs messages cachés)

Florilège de la littérature orale marocaine. Micheline Galley et Zakia Iraqui Sinaceur. Geuthner. 2016 ( Les pages 349 à 463 sont consacrées à cinquante-trois contes qui racontent les aventures de Jha).

29 Dec 2023

Les Sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie à Fès, pendant le Protectorat

Image à la une : Entrée de l’Institution Sainte-Thérèse, rue du commandant Prokos.

Les Franciscaines Missionnaires de Marie, congrégation reconnue hospitalière et enseignante, débarquent à Casablanca le 5 novembre 1912 et de là font rayonner sur le Maroc tout un réseau d’œuvres variées : garderies, écoles, pensionnats, orphelinats, ateliers, dispensaires, hôpitaux dont beaucoup sont destinés à la population musulmane. Leur implantation au Maroc est facilitée par le général Lyautey, premier Résident général du Protectorat (avril 1912) : grâce à son appui et à sa bienveillance, elles fondent à Casablanca et Rabat leurs premiers établissements bien qu’ils ne bénéficient pas d’un statut légal.

Lyautey était favorable à l’installation des Franciscains (Pères ou Sœurs) français pour se dégager du monopole du culte catholique exercé alors par les Espagnols, qu’il soupçonne d’être hostiles à la France et susceptibles de mener des actions antifrançaises au Maroc. Un article du traité franco-espagnol du 27 novembre 1912 qui définit les trois zones d’influence espagnole au Maroc stipule d’ailleurs la division du Maroc du point de vue religieux :  « Le gouvernement de S.M. le roi d’Espagne, en ce qui le concerne, fera en sorte que les privilèges exercés actuellement par le clergé régulier et séculier espagnol ne subsistent plus dans la zone française ». Mais les Espagnols ne sont pas pressés d’appliquer cette disposition et le contexte politique français ne fait pas une priorité de la question religieuse au Maroc. Cependant cela n’empêche pas les franciscains et les franciscaines d’étendre leur influence au Maroc avec  le soutien renouvelé de Lyautey qui écrira en 1916 : « Quant à la question de l’ordre religieux à envisager au Maroc, je ne vois pas du tout l’avantage d’en chercher un autre que les franciscains ».

C’est le 6 novembre 1915 que les Sœurs Franciscaines arrivent à Fès pour y implanter des œuvres de charité. La première en date est le dispensaire Saint Raphaël dont je n’ai pas trouvé le lieu d’implantation. Ensuite diverses fondations sont installées – Goutte de Lait, orphelinat, écoles – et la Communauté détache deux groupes de sœurs infirmières, l’un à l’hôpital Cocard, l’autre à l’hôpital Auvert ; d’autres religieuses infirmières travaillent dans les dispensaires.

La première équipe infirmière en route pour Fès

L’œuvre de la Goutte de Lait

Créée au Maroc, en 1915, à l’initiative de Madame Inès de Bourgoing, épouse du Résident Général Hubert Lyautey, l’œuvre de la Goutte de Lait, a pour objectif de lutter contre la mortalité infantile du 1er âge.  À sa création, elle s’occupe d’enfants européens puis son action est étendue à tous les enfants marocains dénutris ou pas, pour une distribution de lait de vache stérilisé et de lait en poudre.

Installée à Fès, dès 1918, d’abord dans une simple maison marocaine pour ne pas effaroucher la population en l’amenant dans un local européen, la Goutte de lait, dès que son succès fut assuré, émigre en 1921 à Oued Fejjaline, au Batha, dans une maison située au milieu de grands jardins, bâtie à son usage et aménagée pour l’œuvre grâce aux dons du pari mutuel.

Le docteur Dernoncour – également médecin-chef du dispensaire israélite – et des sœurs franciscaines en prennent la direction ; le comité S.S.B.M. (Société de Secours aux Blessés Militaires) de Fès a su trouver les ressources nécessaires à son fonctionnement et obtenir une subvention du Protectorat. Dès le début on peut constater l’intérêt que les notabilités de Fès portent à cette œuvre de l’enfance. Située à proximité de la Médina, elle attire toute une population musulmane fasi, les habitants du Mellah, des familles nomades et les Européens de la Ville Nouvelle.

Entrée de la Goutte de Lait

Chaque jour, le lait provenant des fermes voisines, est stérilisé dès son arrivée, et porté à Fez-Ville-Nouvelle, au Mellah et à Fès-Jdid ; la distribution en Médina se fait dans l’après-midi.

Un article de septembre 1933 de la Revue internationale de la Croix-Rouge  consacrée à la maréchale Lyautey donne des statistiques du fonctionnement de la Goutte de Lait à Fès : 500 à 600 biberons sont distribués chaque jour, avec un total de plus de 120 000 biberons en 1928 et 180 000 en 1931. Les bénéficiaires  sont des Musulmans pour 71%, des Israélites pour 17% et 12% d’Européens. C’est une des caractéristiques de la Goutte de Lait à Fès de s’adresser surtout aux Marocains, les Européens préférant souvent prendre le lait dans le commerce.

Certains enfants sont hébergés et nourris sur place à la Goutte de Lait lorsque les conditions de vie en famille sont défavorables (dans quelques cas il peut aussi s’agir d’enfants abandonnés à la naissance). Le fait d’être nourri à la Goutte de Lait n’empêche pas les maladies les plus diverses : rougeole, pneumopathie, gastro-entérite, ou athrepsie pouvant entraîner la mort.

La Goutte de Lait : pesage des enfants.

En 1931,  295 enfants ont été nourris à la Goutte de Lait : 38 Européens dont 2 sont décédés, 49 Israélites dont 8 sont morts lors d’une épidémie de rougeole qui a été plus virulente chez les enfants habitant le Mellah et 208 Musulmans dont 62 sont morts ; ce nombre important de décès chez les enfants musulmans s’explique en partie par le décès au  bout de quelques jours de 13 enfants abandonnés et retrouvés dans un état de dénutrition extrême.

Les sœurs infirmières mettent à profit leurs visites dans les familles ou les visites des parents à la Goutte de Lait pour donner des conseils d’hygiène, d’alimentation, complétés par des soins pour les troubles digestifs – les plus fréquents – ou la distribution de médicaments. En hiver, c’est aussi l’occasion de distribuer des vêtements chauds récupérés dans leurs ouvroirs ou chez les familles plus aisées.

La Goutte de Lait : la salle de distribution de lait

L’orphelinat Sidna Aïssa

La fondation la plus importante des Sœurs missionnaires est incontestablement l’Orphelinat Sidna Aïssa près de Bab-el-Hadid. (Sidna Aïssa signifie Seigneur Jésus. Ce nom aurait été choisi parce qu’en s’installant dans leur maison, les Sœurs, trouvant ce nom inscrit sur le mur, y virent une indication de la Providence). Acquis en 1930, le terrain actuel, appelé terrain des Lys, voit en 1938 s’édifier un orphelinat uniquement marocain. Les enfants de la Pouponnière de la Maison Dorée, fondée en 1922, deviennent en grandissant le premier noyau de l’orphelinat qui compte, dans les années 1950, une centaine de fillettes. Dix-huit religieuses vivent à l’Orphelinat,

Élevées dans le respect de leurs traditions et de leurs coutumes, ces orphelines sont initiées à tous les travaux de la femme, travaux ménagers et d’agrément, entre autres la broderie de Fès sans que pour cela la culture générale soit négligée.

Vers 15 ou 16 ans ces orphelines sont mariées à leurs coreligionnaires mais elles ne sont pas pour autant abandonnées : tous les mois des visites leur sont faites par les Sœurs qui viennent s’enquérir des détresses possibles et y remédier discrètement. Une tradition charmante, réunit les anciennes tous les deux ou trois mois en les groupant dans l’Œuvre  des Grandes.

Un atelier externe annexé à l’orphelinat a été ouvert il y a trois mois : il occupe en ce moment dix ouvrières. Fréquemment sont exposés les travaux de la maison, chefs-d’œuvre de goût et de soin, qui unissent le charme de la couleur locale au fini de l’Occident ; dans le monde entier, napperons brodés, services de table font admirer l’habileté des jeunes ouvrières fassies.

L’ excellente éducation, la formation technique très complète que ces jeunes orphelines ont reçues font qu’elles sont  très recherchées en mariage : y a-t-il plus bel éloge de cette œuvre magnifique ? Les services rendus sont tels que cette fondation strictement privée envisage d’agrandir les locaux pour porter à 200 le nombre d’orphelines recueillies ». (Maroc-Monde. Octobre 1951)

L’Institution Sainte-Thérèse

À la fin d’avril 1927 la Supérieure des religieuses de Saint-François-d’Assise de Lyon reçoit du R. P. Jean-Marie Féron, curé de Fès, une demande pour obtenir des Sœurs l’ouverture d’une école libre dont il veut doter sa paroisse. La réponse est favorable : l’école sera placée sous le patronage de Sainte-Thérèse de Lisieux dont  la statue sera installée au-dessus de la porte d’entrée de l’établissement, en reconnaissance de son intervention dans cette décision tant souhaitée. (Sainte-Thérèse de Lisieux est également connue sous le nom de Sainte-Thérèse de l’Enfant-Jésus, nom sous lequel est aussi appelée l’Institution Sainte-Thérèse de Fès).

Immédiatement, le R. P. Féron loue une villa double qui ne pouvait accueillir que deux classes en plus du logement exigu des religieuses. Les deux premières religieuses s’installent le 1er octobre 1927 avec 45 enfants. Mais devant l’afflux des inscriptions il faut rapidement songer à une installation plus vaste.

En 1928, la Supérieure fait l’acquisition du terrain où se trouve toujours l’Institution Sainte-Thérèse. Commencées aussitôt, les constructions permettent d’ouvrir 3 nouvelles classes en janvier 1929 et de recevoir 180 enfants. En même temps débutent les travaux pour la construction d’un internat pour 20 pensionnaires, dont les locaux sont solennellement bénis le 17 novembre 1929, par S.E. Mgr Vielle, Vicaire Apostolique de Rabat.

La nouvelle école Sainte-Thérèse en fin de construction

Pour faire face à l’augmentation des demandes, de nouveaux locaux doivent être ajoutés : 2 nouvelles classes en 1942 ; une troisième en 1950 ; en 1951 un deuxième dortoir est aménagé à l’étage et au début de 1952, les nouvelles internes peuvent occuper les box qui leurs sont destinés. Une salle de couture est créée. En dix ans, les installations ont plus que doublé … mais il manque toujours une ou deux classes pour répondre aux demandes de nouveaux élèves.

Façade de l’École Sainte-Thérèse vers 1950

Une allée dans le jardin vers 1950

À la veille de l’indépendance du Maroc l’école est fréquentée par 500 élèves répartis dans 13 classes allant du jardin d’enfants à la 1ère année du baccalauréat toutes séries. Dix religieuses assistées de 19 professeurs laïcs (dont Henri Bressolette, agrégé de l’Université) assurent la marche de l’établissement dirigé par Sœur Saint-Michel. Depuis sa fondation l’Institution Sainte-Thérèse a dispensé l’enseignement et l’éducation à près de 5 000 élèves. Non seulement c’est le seul établissement scolaire libre de Fès et des environs pour jeunes filles, mais encore il supplée partiellement à l’absence d’une institution libre de garçons en accueillant les garçonnets jusqu’à l’âge de 7 ans ; faute de place l’école  se « déleste » des garçons après cet âge… peut-être aussi un moyen d’éviter de mettre le loup dans la bergerie !

« C’est ainsi qu’y furent formés le lieutenant Lagardère, mort en héros en 1943, sous les balles allemandes et Roger Pernon tombé glorieusement sur le front d’Italie. Plusieurs jeunes prêtres sont fiers également de rappeler leurs premières années de classe à Sainte-Thérèse. L’Institution s’honore aussi d’avoir compté parmi ses élèves des héroïnes comme Simone et Colette Mercier (cette dernière déportée à Ravensbruck), ainsi que Juliette Fratini, qui sous les tortures, témoignèrent de la solide armature morale dont elles furent dotées au cours de leur passage à l’Institution. D’autres anciennes élèves appelées à une vocation missionnaire ou contemplative assurent la relève dans diverses congrégations : Franciscaines Missionnaires de Marie, Retraite du Sacré-Cœur d’Angers, Clarisses ou Saint-François-d’Assise à Lyon. Une moisson nouvelle se prépare parmi les jeunes si l’on en juge par le développement que prend la Croisade Eucharistique avec les Messagers du Christ. (Maroc-Monde)

La chapelle de l’École Sainte-Thérèse de l’Enfant-Jésus

L’institution Sainte-Thérèse ne se limite pas à l’éducation chrétienne donnée aux enfants des familles chrétiennes. Assurées de voir respecter les croyances de leurs enfants et leurs traditions, plusieurs familles appartenant à d’autres confessions viennent y chercher un enseignement de qualité : des familles marocaines,  orthodoxes et protestantes ont confié leurs enfants aux Sœurs de Saint-François-d’Assise.

Le 16 avril 1952, l’École Sainte-Thérèse fête ses 25 ans. À cette occasion, Mère Saint-Louis, fondatrice et Supérieure pendant 20 ans de l’Institution Sainte-Thérèse est revenue de Lyon et rappelle que Sœur Sainte-Anne, Sœur Jeanne et Sœur Éléna ont participé avec elle à l’ouverture de l’école.

À la rentrée scolaire 1954, Michel Kamm, journaliste au Courrier du Maroc … et ancien élève de l’Institution Sainte-Thérèse (où il était en classe avec ma mère en 1927/1930) consacre un article à l’école Sainte-Thérèse dont  je cite quelques passages : « Sœur Saint-Michel, la directrice toujours alerte et tout sourire (je me garderai de dire que son sourire est rendu plus gracieux par de charmantes fossettes) m’explique dès l’abord que quelque agrandissement que l’on fasse il lui manque encore deux salles pour de nouvelles classes » … La ballade dans l’établissement commence par le jardin d’enfants « dont les fenêtres peintes évoquent le riant passage des Alpes avec leur frange de sapin. Nous avons vu entrer les tout-petits (3 ans à 4 ans et demi) se tenant tous par les mains aux épaules et attention s’il vous plaît vous autres garçons : ces demoiselles d’abord » … « Il y a en tout 450 enfants et chose remarquable, déjà constatée dans les autres pays musulmans, la proportion des filles fassias, grâce à la très louable compréhension de la sœur directrice, augmente d’année en année. Il y a là trente petites musulmanes des plus notables familles de Fès, et seule la norme des admissions annuelles de nouvelles élèves en limite le nombre.

Une classe

Salle du brevet élémentaire ….. avant l’arrivée du beau mobilier moderne. Fin des années 1930

En plus des classes, où nous constatons en passant le beau mobilier moderne et le gai coloris du décor, il y a dans l’institution des cours de musique (piano) dont chaque année l’audition probatoire en public révèle la bonne qualité et l’efficacité. Des cours d’éducation physique complètent également, par la culture des corps, le développement des cerveaux. Ces  cours sont encadrés grâce à la bonne collaboration avec le Service de la Jeunesse et des Sports, par des monitrices de ce service. Ils sont suivis par les jeunes filles avec la ferveur que l’on devine ».

Cours de gymnastique à Sainte-Thérèse, dans les années 1950. Photo Gurtner. Fès

Michel Kamm visite ensuite l’internat : « L’internat qui intéresse surtout évidemment le bled, familles de colons, d’officiers ou de contrôleurs compte un effectif d’un peu plus de 40 pensionnaires. Les toutes petites sont en dortoir, vaste salle bien éclairée, comportant le local de la surveillante qui n’est clos que par un rideau. Coquettes et nettement confortables sont les chambrettes individuelles des pensionnaires adolescentes ; rien d’une cellule monacale que ce gentil petit intérieur, avec couvre-lit frangé à fleurettes, le lit surmonté d’un cosy en bois clair ; lavabo encadré de carrelage laqué blanc ; table-pupitre pliante et surtout la grande fenêtre qui dans chaque chambre, donne une vue étendue vers les quartiers  de villas ou l’aviation bruissante des ailes françaises. Une belle salle de bains et les commodités bien encadrées de carrelage vernis, complètent cet ensemble placé sous le patronage de Notre-Dame des Cimes. On ne peut que souhaiter après avoir vu une école aussi bien équipée, de voir (bientôt paraît-il) surgir dans cette grande ville  un collège de Frères dont tant de familles catholiques  ont souvent exprimé le besoin ».

Photo de classe. Année scolaire 1928/29

Le Collège des Frères évoqué par Michel Kamm n’a jamais vu le jour par contre l’Institution Sainte-Thérèse existe toujours à Fès : c’est une école privée de l’enseignement marocain qui a conservé le nom d’origine pour bénéficier de la réputation d’excellence attachée à l‘École des Sœurs. Elle propose un enseignement de la maternelle aux études supérieures et voici quelques extraits de la communication de l’Institution Sainte-Thérèse actuelle, trouvée sur le net :

Depuis près de 100 ans, l’enfant est notre passion. Implantée à Fès depuis 1929, Sainte-Thérèse est la première école de Fès. Chaque jour, nous œuvrons  pour l’enfant citoyen en privilégiant chez lui le désir d’être l’acteur principal de sa vie et en l’invitant à prendre conscience de sa place et de celle des autres au sein de sa communauté. Nous travaillons ensemble (Parents, École, enfant) de manière constante et dynamique autour d’un projet éducatif original. Le continuum famille-école permet une approche pédagogique qui tient réellement compte du développement global de l’enfant. L’enfant comprend que sa vie scolaire est l’affaire de tous. Il apprend à concevoir sa famille scolaire comme une société à part entière parce qu’il y participe activement. Engagé vis-à-vis de lui-même et de sa communauté, il crée son environnement et en est responsable.

L’Institution Sainte-Thérèse dessert une clientèle de plus de 500 élèves. L’Institution Sainte-Thérèse priorise un ratio peu élevé d’élèves (20 élèves maximum au préscolaire et en première année et 28 de la 2e à 6e année) afin de pouvoir offrir une pédagogie ouverte et dynamique, basée sur une approche participative. Un service de garde qui sait répondre aux besoins de l’enfant tout en offrant un milieu de socialisation, de loisirs et de détente. Un programme unique d’activités parascolaires à caractère sportif, artistique, social, scientifique et culturel offert aux élèves en fin de journée. Au-delà de l’enrichissement offert dans les cours de base, l’enfant bénéficie d’un bain linguistique progressif en anglais dès le CP et vit au rythme des nouvelles technologies et peut, chaque semaine, voyager à travers celles-ci.

Institution Sainte-Thérèse – Établissement d’enseignement supérieur à Fès

Notre institution est fière d’être un leader dans l’enseignement supérieur et la formation professionnelle à Fès. Nous offrons un large éventail de programmes éducatifs de qualité, destinés à répondre aux besoins et aux attentes de nos étudiants.

Chez institution Sainte-Thérèse, nous soutenons nos étudiants tout au long de leur parcours éducatif et de leur développement professionnel. Nous offrons un environnement d’apprentissage sûr, accueillant et stimulant pour nos étudiants.

Nos programmes de formation couvrent une variété de domaines, tels que la gestion, le droit, la technologie, les sciences de la santé, le génie et bien plus encore. Nous offrons également des programmes de formation en ligne pour ceux qui ont des contraintes de temps ou qui ne peuvent pas assister aux cours en personne.

Notre institution est soutenue par des enseignants qualifiés et expérimentés, qui sont passionnés par l’enseignement et la création d’un environnement éducatif efficace et constructif. Nous sommes fiers de produire des étudiants bien formés et capables, prêts à relever les défis du marché de l’emploi.

Si vous souhaitez poursuivre vos études supérieures et obtenir une formation professionnelle de qualité, rejoignez-nous à l’Institution Sainte-Thérèse. Nous sommes impatients de vous aider à atteindre vos objectifs éducatifs et professionnels. Contactez-nous dès aujourd’hui pour en savoir plus sur nos programmes de formation et sur la façon de vous inscrire.

L’Institution Sainte-Thérèse actuelle a aussi ses anciens élèves devenus célèbres en particulier Ahmed Reda Tagnaouti, footballeur professionnel, sélectionné en équipe nationale du Maroc en tant que gardien de but lors de la Coupe du Monde au Qatar en 2022 ; il a aussi été désigné meilleur gardien de but de la Ligue des Champions organisé par la Confédération africaine de football (CAF) en 2022. En septembre 2023 il a signé pour 3 ans avec le MAS de Fès … qui est pour le moment 11ème/16 dans le championnat du Maroc de football.

Entrée de l’institution Sainte-Thérèse, école privée marocaine

Les religieuses franciscaines infirmières

Dès leur arrivée au Maroc les Franciscaines Missionnaires de Marie sont présentes comme infirmières dans les dispensaires et les hôpitaux civils ou militaires.

À Fès, elles représentent une part importante du personnel soignant de l’hôpital Cocard et dans une moindre mesure de l‘hôpital Auvert.

Au début des années 1950, les infirmières européennes de l’hôpital Cocard sont toutes des religieuses : « Le personnel de l’hôpital Cocard comprend : six médecins, une pharmacienne, trois internes, un administrateur-économe, deux commis, quatorze infirmières religieuses franciscaines, trois infirmiers français, douze infirmiers marocains titulaires, vingt-cinq infirmiers marocains auxiliaires, quarante-cinq auxiliaires marocains personnel de service. Cette équipe franco-marocaine, laïque et religieuse, travaille dans l’harmonie. Son exemple montre le terrain d’union constitué par la charité alliée à la science ». (Œuvre de la santé publique et de la famille. Édition de l’encyclopédie marocaine).

Hôpital Cocard : « Cure de plein air » dans le patio du pavillon de médecine, sous la direction des sœurs-infirmières

Le Dr Edmond Secret cite même le chiffre de 20 infirmières religieuses franciscaines dans les effectifs du personnel de Cocard en 1955.

En 1941, un des médecins de l’hôpital Cocard est une « Mère franciscaine » : la docteure Sauvé, en religion Mère Marie de Notre-Dame de Paris sur les conseils de son père a choisi de venir exercer à l’hôpital Cocard après son internat ; elle est la fille du Dr Louis Sauvé, chirurgien-chef de l’hôpital chirurgical de Kiev en 1917, en même temps que le Dr Léon Cristiani, médecin-chef des hôpitaux français de Kiev pendant la guerre 1914-1918.

Sous la responsabilité du Dr Secret qui a remplacé le Dr Cristiani à la tête de l’hôpital Cocard, la doctoresse Sauvé  organise et dirige  l’École d’accoucheuses marocaines, tout en assurant les consultations de médecine.

Hôpital Cocard : Le pavillon des femmes

Hôpital Cocard : La maternité. Visite de la doctoresse Lafourcade et des sœurs-infirmières

Les sœurs-infirmières sont moins nombreuses à l’hôpital Auvert qui était à l’origine un hôpital militaire et dont les infirmiers étaient des infirmiers militaires et les infirmières issues de la Société de Secours aux Blessés Militaires (S.S.B.M.). Mais peu à peu et plus particulièrement dans la partie civile de l’hôpital Auvert les sœurs-infirmières sont présentes dans tous les services de Médecine, de Chirurgie et à la Maternité.

Cour intérieure de la maison des dames infirmières de la S.S.B.M. Vers 1912

Hôpital Auvert : une partie du personnel dont des sœurs-infirmières. Cliché du 21 juin 1917

Intérieur de l’hôpital Auvert en 1926

Les infirmières franciscaines sont aussi présentes dans les dispensaires : deux d’entre elles participent, sous la direction du Docteur Mansouri, au fonctionnement du Dispensaire antituberculeux de Fès, inauguré en février 1921, rue Skalia. Elles assurent en dehors des consultations et des soins au dispensaire, les visites à domicile à raison d’une quarantaine par semaine. Les débuts ont été difficiles et les infirmières visiteuses durent pour se faire connaître et accepter, partager avec le Dr Mansouri les tournées de vaccination et apprendre l’arabe. Une fois la confiance établie avec les sœurs-infirmières, une nouvelle difficulté apparaît : toutes sortes de consultants ou consultantes arrivent au dispensaire et il faut alors leur expliquer que ce dispensaire est un établissement spécialisé dans la tuberculose et que l’on ne peut pas recevoir toutes les pathologies. La confiance est telle que quelques vieux fasi demandent aux sœurs de conseiller leurs filles qui ont des enfants à élever.

La consultation du Dr Mansouri au dispensaire antituberculeux

Dispensaire antituberculeux de Fès. Cliché du Service photographique de la Résidence générale. 1929

Les sœurs-infirmières exerceront leur activité au dispensaire indigène de l’Adoua, créé en 1914, dispensaire de médecine générale dirigé par le Dr Toulze et au dispensaire antisyphilitique avec les docteurs Decrop, puis Lacapère et Louis Salle.

Il n’y a plus aujourd’hui de Sœurs franciscaines à Fès. Les vocations religieuses ont diminué et le manque de sœurs disponibles a obligé la congrégation à fermer certaines implantations dans le monde et au Maroc. il subsiste au Maroc quatre communautés à Casablanca, Rabat, Meknès et Midelt. À Midelt quelques sœurs sont infirmières à l’hôpital et il y a environ trois ou quatre ans deux sœurs, Sœur Barbara et Sœur Marie étaient infirmières et institutrice à Tatiouine, à une trentaine de kilomètres de Midelt. Avec une association de solidarité internationale nous leur avons fourni matériel et médicaments pour leur infirmerie dans ce petit village de quelques maisons de berbères sédentarisés. Elles avaient quelques années plus tôt « inventé » le dispensaire itinérant pour suivre dans leurs déplacements, pendant l’été, les berbères accompagnant leurs troupeaux dans l’Atlas.

Tatiouine. 2012. Cliché personnel : le jardin d’enfants ouvert par Sœur Barbara et Sœur Marie cette année là. Illustration du rôle des Sœurs dans l’alphabétisation et les soins médicaux des populations défavorisées et isolées de l’Atlas marocain : à gauche, sœur Barbara, infirmière ; à droite, sœur Marie, maintenant, à plus de quatre-vingts ans, davantage institutrice qu’infirmière. Le dispensaire est installé un peu plus loin .

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