Ramadan
Image à la une : Entrée de la médina de Fès à Boujeloud. Croquis d’Edy Legrand illustrant le texte de François Bonjean sur le Ramadan dans l’Âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse.
Ramadan : texte de François Bonjean, dans Maroc-Monde. 14 juin 1952
Que le jeûne du mois de Ramadan consiste à s’abstenir de boire, de manger, de fumer, et de quelque plaisir que ce soit, depuis le moment où l’on commence à distinguer un fil blanc d’un fil noir jusqu’au coucher du soleil, voici ce qu’il ne semble guère nécessaire de rappeler, particulièrement en terre d’Islam.
On sait moins que ce jeûne constitue l’une des cinq bases fondamentales du culte extérieur. (Les autres étant la profession de foi, ou Chahada, la Prière, l’Aumône et le Pèlerinage).
Ce que le profane ne saurait imaginer, c’est la prodigieuse somme de poésie dont s’accompagne l’accomplissement de ce devoir.
Nous pouvons, il est vrai essayer de procéder par comparaison, penser à nos fêtes religieuses, à ce qu’était par exemple la Noël aux époques de foi, à ce qu’elle est toujours demeurée pour les enfants (car le Ramadan, comme la Noël, fait les délices de la marmaille.)Mais ce jeûne prend un mois sur douze. De l’apparition de la nouvelle lune annoncée par la longue trompette du neffar, saluée dans certains villages par un véritable feu d’artifice, au matin de l’Aïd-Seghir, où même les petits enfants doivent offrir un moud nabaoui de blé aux déshérités, on voit se succéder des pratiques réglées par un code minutieux de traditions, toutes rehaussées de récits charmants où fleurit et triomphe la parabole.
Comme de plus, les mois arabes sont des mois voyageurs, Ramadan apparaît dans les mémoires, tantôt flamboyant des feux de l’été, tantôt transi et recroquevillé. C’est dire que la soif et la faim, au cours d’une même vie, ont tout loisir d’y faire assaut de malice et de rigueur ! Je me rappelle avoir déjà vu le Ramadan en été. C’était au Caire, il y a plus de 20 ans. Les jeûneurs attendaient avec impatience de pouvoir rafraîchir d’eau du Nil, leur gosier doublement altéré par le vent du Sud et par l’arrivée soudaine du vent du Nord.
Le jeûne, disais-je, prend un mois sur douze. Mais c’est ici le cas de rappeler que le temps du cœur ne saurait coïncider avec celui des horloges. Ces interminables journées d’attente, ces nuits fiévreuses, bourrées de parfums, de musique, de récits, d’odeurs affriolantes, de lumières, de va-et-vient ne sauraient en s’additionnant, compter pour une seule lunaison. Tant de souffrances mêlées à tant de satisfaction forment dans l’année musulmane un bloc monumental et quelque peu envahissant. Quand Ramadan revient, on a l’impression qu’il est en avance, que les estomacs ne sont pas encore reposés de leurs tribulations. Lui, insensible à ce reproche, le vorace, commence, explique un dicton, par savourer la chair des jeûneurs. Cette période dure dix jours. Dans la décade suivante, il s’en prend au sang et aux nerfs ; enfin, triomphant, c’est aux os qu’il s’attaque sans vergogne. Comment chacune de ces décades ne vaudrait-elle pas à elle seule les semaines d’un mois sans histoires, d’un mois emporté par l’oued sournois de l’uniformité ? (mais est-il de tels mois dans le calendrier du croyant ?). D’autant qu’il faut ajouter à Ramadan non seulement le temps nécessaire à ses hôtes pour se préparer à l’accueillir, mais le temps employé à se reposer des fatigues qu’il a occasionnées !
Demandez non pas à un docteur, mais à un croyant du menu peuple, à l’un de ces hommes, de ces femmes, tous et toutes illettrés, et qui cependant connaissent parfois leur religion de si surprenante façon, demandez donc à l’un de ces simples (qui sont en terre d’Islam les préférés éternels d’Allah) pourquoi il fait le Ramadan.
D’abord, vous répondra-t-il avec fierté, parce que nous sommes des Musulmans, que le Coran est tout pour nous et que c’est pendant la lune de Ramadan que le Coran est descendu sur la terre.
Ensuite, parce que le jeûne lave notre être jusqu’en sa profondeur, nous rend l’innocence du nouveau-né, et peut même pendant la nuit du vingt-septième jour, alors que la foule des Musulmans du monde entier regarde le ciel, permettre à certains favorisés d’apercevoir une espèce de lumière inconnue. Celui qui voit cette Lumière, dit-on, s’il formule un vœu est sûr d’être exaucé.Si maintenant vous consultez le Coran sur cette même Nuit (Leilet el Kadr, ou Nuit du Destin), la mystérieuse et très vénérée sourate d’Al Kadr vous confirmera que la Nuit du Destin est bien celle où Dieu a fait descendre sa Parole sur la Terre.
« Qui te fera connaître ce qu’est la Nuit d’Al Kadr ? La Nuit d’Al Kadr vaut plus que mille mois. Dans cette Nuit, les Anges et l’Esprit descendent dans le monde avec permission de Dieu de régler toutes choses »
On comprend, dès lors, qu’à cette occasion, toutes les mosquées du monde brillent de toutes leurs lampes, tandis qu’au-dessous la multitude des fidèles déroule une longue prière. Cette Nuit qui vaut plus que mille mois apparaît vraiment comme la fête de la Lumière, comme le poème des poèmes, le drame des drames : la descente de l’Esprit, la communication rétablie entre les Cieux et la Terre. On pense à cette phrase si émouvante de l’Apocalypse : « Une porte était ouverte dans le Ciel ». Et le jeûne du Ramadan prend sa signification. Il doit permettre à la créature d’être moins indigne de vivre au voisinage des Anges. Il prépare l’âme à redevenir réceptacle de la grâce, une coupe d’éternité.
Ainsi apparaît également le vrai caractère de l’Aïd-Seghir, de la fête qui termine le jeûne. Loin d’être une fête de la chair, un joyeux carnaval, elle est la fête du cœur purifié, comblé par les souffrances du jeûne. Elle symbolise la descente de la Paix dans le cœur. Et en effet, selon une tradition, les vrais Croyants ont ce jour-là l’insigne honneur de pouvoir se considérer comme autant d’hôtes du Très-Haut.
De là, sans nul doute, le sentiment d’immense, d’universelle mansuétude qui partout, en ce jour béni, vient prendre la place des mesquines préoccupations habituelles.
Les terrasses de Fès. 1949.
Pour comprendre ce qu’est le Ramadan, il importe certes avant tout de savoir ces choses.
Mais il faut aussi y avoir en quelque sorte participé en vivant dans une maison arabe, au milieu d’une ville sainte d’Islam. Il faut avoir senti aux approches du crépuscule l’odeur des braseros sur lesquels bout la soupe réconfortante, la harira aux cent épices, qui fera couler du feu dans les gosiers et dans les cœurs. Il faut avoir entendu la clameur qui accompagne l’annonce du coucher du soleil, et surtout, un peu plus tard, la voix grêle et tendre des raïtas. Il faut avoir passé la plus grande partie de la nuit à entendre raconter sous tous les toits, par des milliers de Shéhérazades, l’histoire de la création de ce vieux monde, celle des navigations de l’Arche sur les flots amoncelés par la colère de Dieu, celle enfin de l’obéissance sublime des Prophètes à la volonté d’En-Haut. Il faut s’être réveillé avec tout le quartier, au coup de marteau du dakak, lequel s’en va de porte en porte en psalmodiant cette Chahada, qui est la répétition des paroles de l’Ange Gabriel au Prophète sur le mont Hira. Il faut avoir vu l’inquiétude des jeûneurs attardés qui craignent d’être surpris la bouche pleine par le coup de canon de l’aube. Alors, on saisit pourquoi de telles villes méritent d’être appelées saintes. Ne sont-elles pas, en effet, des monastères pour gens du siècle ? Leur population s’y considère comme formant une seule famille.
Voilà ce qui fait par exemple de Fès la subtile, plus encore que le mystère de ses cent mosquées, de ses admirables médersas, de sa vieille Université, de ses zaouïas aux ramifications innombrables, plus encore que la fièvre de ses tolbas, de ses fqihs, de ses théologiens, une vraie ville d’Islam.
Et l’on ne saurait contester que le jeûne du Ramadan ainsi pratiqué et célébré de l’Atlantique au Pacifique vient donner chaque année, un grand exemple au monde.
Ramadan ! Sur tous les mois du calendrier musulman, certes celui-ci a rang et prérogatives de seigneur ! Ramadan ! souverain sans faiblesse, dur mais non point cruel, dont le règne, placé sous le signe de la privation, de la peine dispense en réalité, l’abondance, la joie !
Ramadan, symbole à la fois de fidélité au Ciel et de révolution sur la Terre, révolution dans les habitudes, dans les visages, dans les intentions, révolutions dans les cœurs ! Tellement il suffit à la créature de vouloir faire non plus sa propre volonté, mais celle du Créateur, pour que ce monde se voie métamorphosé en vestibule des Jardins de fraîcheur et de suavité ! Tellement le secret de la liberté gît caché dans l’obéissance, le secret de la joie dans le sacrifice, le secret de la paix dans le « Jihad », c’est-à-dire dans la guerre que l’âme se livre à elle-même !
Ramadan ! roi de la nuit miséricordieuse qui réussit à arracher les femmes à l’amère douceur du bavardage, de la récrimination et de l’indolence ! Prince des sultans autant que des parias, providence du mendiant, lumière des oulama, dompteur des Afrites, puissant fourrier des Anges ! Livre vivant dont les enfants ravis se montrent les images ! En même temps, roi du temps et roi du Monde ! À la fois le plus munificent des seigneurs, le plus équitable des cadis, le plus savant des fqihs.
François Bonjean a publié en 1948 dans L’âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse. (Office marocain du tourisme) un texte sur le Ramadan qu’il intitule Les nuits du Ramadan, en référence au texte d’Ahmed Sefrioui publié dans le quotidien du matin La presse marocaine. Dans « Ramadan », texte de 1952, Bonjean développe les idées abordées dans celui écrit dans L’âme marocaine.
Je citerai simplement la conclusion de ce premier texte :
« Quand vient le Ramadan, les portes du paradis s’ouvrent ». Ce dit du Prophète peut servir de conclusion à l’esquisse que l’on vient de lire. Une fête, en terre d’Islam peut et doit toujours être considérée comme la célébration des liens subtils du profane et du sacré. De même, croyances, savoirs, bienséance, se présentent comme autant de moyens de maintenir la communication entre les apparences et la réalité, entre le signe et la chose signifiée, entre le visible et l’invisible, entre la terre et les cieux. La condition sine qua non de toute compréhension, en dehors du don de la grâce, paraît au Croyant de ne pas murer l’âme adamique fuyant, à l’exemple de Caïn, sa nécessité, dans la ville sur la porte de laquelle Tubalcaïn écrit : « Défense à Dieu d’entrer »
Quelques repères dans l’histoire de François Bonjean :
François Bonjean est né, à Lyon, le 26 décembre 1884, dans une vieille famille savoyarde. Après des études de lettres à Nice, il est nommé en 1911 professeur à l’École normale de garçons.
Il est fait prisonnier dès les premières semaines de la la guerre de 1914 et incarcéré en Bavière jusqu’en avril 1918. Il «ramène » de sa captivité « Une histoire de 12 heures », série de conversations philosophiques entre camarades prisonniers, qu’il publie en 1922.
Dès 1919, Bonjean part pour le Caire où il passe 5 ans, comme professeur à l’École Normale Supérieure égyptienne ; il en revient avec des notes qui serviront à l’ « Histoire d‘un enfant du pays d’Égypte ».
Après le Caire, il enseigne la littérature française au Collège Moulay Idriss de Fès à partir de 1929, après l’avoir fait à Alep (1927) et Constantine et avant d’aller au Collège Sidi Mohammed à Marrakech (1937) et à Rabat. Entre 1944 et 1946 François Bonjean est nommé professeur au collège colonial de Pondichéry, puis revient au Maroc. Il rapporte de ce séjour un journal de voyage « Visages de l’Inde » et écrit avec son épouse, Lalla Touria, « Reine Iza amoureuse »
Bonjean ne voyage pas seulement « en surface », il se penche avec passion sur les sociétés orientales. Il est le seul à avoir exprimé l’âme même de l’Islam et particulièrement l’âme du Maroc vue à travers les croyances et la politesse pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages. Son ami Henri Bosco dans un article du Figaro (3/11/1941) le qualifie de « Confident de l’Islam ». Il a vu vivre l’Islam de l’intérieur, il en connaît autre chose que les apparences et le pittoresque ce qui lui permet d’écrire : « Pour comprendre ce qu’est le Ramadan … il faut aussi y avoir en quelque sorte participé en vivant dans une maison arabe, au milieu d’une ville sainte d’Islam … ».
Lors d’un entretien il confie à un journaliste : « Quand j’arrivai d’Égypte à Fès, j’avais fait quatre volumes sur la jeunesse musulmane et je me disais que cela suffisait. Chaque roman m’avait demandé un effort considérable … J’aime beaucoup Fès, cette ville si musulmane. Il n’est pas dans ma nature de me documenter, je ne cherche pas à voir, à savoir, à comprendre. L’atmosphère de la rue marocaine me contente. J’aime baigner tout simplement dans la vie musulmane. J’avais donc décidé de ne plus rien écrire sur l’Islam. J’eus des élèves, des amis … La sympathie, l’amitié, la compréhension naturelle agissaient. Quand les Musulmans virent que je connaissais certaines choses secrètes acquises précédemment par moi grâce à cette même « intelligence sympathique », alors ils me donnèrent toute leur confiance. Un ensemble de réussites non cherchées fit donc qu’au bout de sept à huit ans, je me trouvai avoir compris, sur la société musulmane et notamment sur la femme, une foule de choses m’intéressant prodigieusement. J’en arrivais bientôt à me dire il faut que tu fasses un livre, il est impossible que tu ne le fasses pas. Et ce furent « Confidences d’une fille de la nuit« . (1939)
Suzanne Cervera cite Ahmed Sefrioui pour décrire le professeur que François Bonjean fut à Fès au Collège Moulay Idriss et l’impact que pouvait alors avoir l’enseignement français au Maroc : « Je vous vois toujours derrière le bureau, le front auréolé de lumière, parlant avec bonté ou expliquant un de ces beaux morceaux que vous seul savez choisir, vous seul savez expliquer. Ainsi vous nous avez préparé à la vie… Votre œuvre à Fès restera vraiment unique. Les jeunes collégiens qui vous ont connu parlerons plus tard avec enthousiasme du professeur, du psychologue et de l’homme que vous êtes ».
François Bonjean était membre-fondateur et conférencier apprécié de l’association des « Amis de Fès » dont il fut le secrétaire général jusqu’en 1935.
François Bonjean est mort à Rabat en mai 1963.
Médina de Fès. Photographie anonyme des années 1920
Pour mieux connaître François Bonjean, un article très documenté de Suzanne Cervera : « Aventures et passions de François Bonjean, un niçois « témoin de l’islam » https://www.departement06.fr/documents/Import/decouvrir-les-am/recherchesregionales200_20.pdf
Sur le blog d’autres articles sur le Ramadan : Nuits de Ramadan, Le Ramadan et le jeûne du Ramadan, Le Ramadan. Je mettrai prochainement en ligne un autre article sur le Ramadan : « Un musulman explique à son ami chrétien le Ramadan », article publié un mois après celui de Bonjean !!
Parmi les livres de F. Bonjean écrits au Maroc :
– Confidences d’une fille de la nuit. Éditions du sablier. 1939
– Reine Iza amoureuse. Éditions du Milieu du Monde. 1947
– L’ Âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse. Éditions Draeger frères. 1948
– Au Maroc en roulotte. Éditions Hachette. 1950
– Les contes de Lalla Touria : Oiseau jaune et Oiseau vert Éditions Atlantides. 1952