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20 Oct 2024

Liaison entre Fez Ville-Nouvelle et la Médina par le Mellah, Bab Semmarine et Fès-Jdid dans les années 1930.

Image à la une : Route reliant Fez Ville-Nouvelle au Mellah, que l’on voit en arrière-plan. Cliché de 1920/22.

Dans un précédent article j’ai parlé de la liaison entre la Médina et Fez Ville-Nouvelle par l’avenue Paul Doumer. Petite histoire de la liaison entre Fez Ville-Nouvelle et la Médina, par l’avenue Paul Doumer, en 1935.
Ce projet d’une incontestable utilité permettait de relier la Ville-Nouvelle à Bab Segma ce qui ne résolvait qu’une partie du problème de la liaison entre la Ville-Nouvelle et la Médina. La liaison qui paraît nécessaire, indispensable, est celle qui va de la Ville-Nouvelle à la Médina en passant par la Grande-Rue de Fès-Jdid : en effet les Fasis que leurs occupations ou leurs loisirs conduisent de la Médina vers Fès-Jdid, le Mellah, la Ville Nouvelle, les camps de Dar Dbibagh et Dahar Mahrès, ou inversement, connaissent d’importantes difficultés de circulation dans la seule grande artère reliant ces quartiers.

Avant d’aborder la circulation dans le Mellah et Fès-Jdid je rappellerai qu’avant l’arrivée des Français on entrait au Mellah par Bab Lamer (côté sud-ouest) à laquelle on accédait par un sentier tortueux et par Bab Jiaf (côté nord-est). En fait Bab Lamer était murée depuis de nombreuses années à la suite d’une épidémie de typhus (ou de peste selon les auteurs) et par mesure sanitaire.
Lors de leur arrivée à Fès en 1911 les troupes françaises ouvrent une autre porte, de faible largeur dans les remparts entre Bab Lamer et le bastion de la Casbah des Djabalas. Cette porte permet le passage à pied, à cheval et en charrette vers la place du Commerce. En 1915 le Génie fait une première percée dans le rempart qui permet le passage d’une voiture ; les Juifs nomment cette porte Bab Mehalla, probablement parce qu’elle a été faite par la méhalla (l’armée) française ou parce qu’elle conduit aux camps militaires. Lorsqu’en 1916 la municipalité met en vente les premiers terrains de la Ville-Nouvelle, le mouvement de circulation entre Dar Dbibagh (nom de Fez Ville-Nouvelle) et le Mellah augmente et l’on songe à élargir la trouée et à faire un pont plus large, mais les crédits manquent. Ce n’est qu’en 1924 que la municipalité construit le pont et élargit la percée. Sur l’initiative du général de Chambrun, le service des Beaux-Arts étudie un projet de porte qui est agréé et les crédits accordés ; une brèche est faite dans le rempart pour ouvrir en grand la place du Commerce sur la Ville-Nouvelle. De là, par le boulevard de Bou-Khississat on rejoint Bab Semarrine et Fès-Jdid. On peut aussi rejoindre Bab Semmarine depuis la place du Commerce par la Grande-Rue du Mellah, mais cette rue est très étroite, encombrée en permanence et ne permet pas la circulation automobile.

Nouvelle porte en 1911/1912. L’ouverture est encore sommaire, un simple trou dans le rempart

Nouvelle porte du Mellah vers 1913/14. Sur les cartes postales de l’époque on trouve d’ailleurs plusieurs appellations pour cette porte : nouvelle porte de Dar Dbibagh, porte du borj el-Ma. Bab Lamer est à droite.

Bab Lamer murée Cliché anonyme vers 1910.

La Grande-Rue de Fès-Jdid, bordée de boutiques et d’étals en plein vent, toute grouillante d’une foule qui s’agite pour faire ses achats dans les boutiques, les souks, les marchés aux grains, ou qui se dirige vers l’un ou l’autre quartier de la ville au milieu d’un va-et-vient invraisemblable de carrioles, d’autos, de camions, d’animaux, d’autobus constitue assurément un des côtés pittoresques de Fès qui ont séduit bien des peintres et écrivains, mais qui du point de vue de la circulation est un défi aux principes les plus élémentaires de sécurité. Cette rue très passagère et très fréquentée est comme barrée à ses extrémités par les portes de Bab Dekaken et de Bab Semmarine ; des angles de maisons ou de mosquées complexifient encore davantage la circulation. Il importe donc d’assurer une meilleure circulation entre la Médina et les autres quartiers de la ville de Fès.
Divers chefs des Services municipaux ont compris l’importance de cette liaison entre la Médina et la ville européenne et déjà le commandant Ernest Le Guevel, en 1923, amorce un premier essai d’élargissement de cette rue de Fès-Jdid, mais la lenteur les décisions administratives ne permet pas de progresser efficacement ; une circulation toujours plus intense impose de nouvelles décisions. Lorsque l’on discute vers 1925 du nombre d’autobus à affecter au service des transports en commun entre Boujeloud et la ville européenne, certains conseillers municipaux estiment que six ou huit véhicules seraient suffisants ; ce chiffre est rapidement porté à douze et en 1935 la dernière convention impose quarante voitures.

« M. Lemaire, chef des Services municipaux, qui s’est attaché avec une intelligente activité aux questions d’urbanisme a singulièrement amélioré la situation par l’ouverture d’une deuxième porte à Bab Semmarine, à Bab Jiaf et à Bab Dekaken et l’inauguration du sens unique à Boujeloud. Mais tout cela est insuffisant et il suffit de faire une seule fois le trajet entre la place du Commerce et Boujeloud pour s’en convaincre.
L’étroitesse de la rue de Fès-Jdid favorise des embouteillages : engagée dans le courant circulatoire, aucune voiture ne peut faire demi-tour. Qu’une canalisation se crève, qu’un égout soit à réparer, et toute la circulation est interrompue pour les véhicules ; lorsqu’il fallut placer les canalisations d’eau de source, pendant plusieurs semaines, les voitures qui se rendaient à Boujeloud durent faire un détour de plusieurs kilomètres, soit par la route des jardins ou en contournant l’Aguedal.
 » écrit Marcel Bouyon, journaliste à l’hebdomadaire le Progrès de Fez, le 17 février 1935.

Un autobus de la ligne 1 « Place de l’Atlas-Boujeloud » dans la Grande-Rue de Fès-Jdid. La ligne 1 partait du Café de l’Atlas et se terminait à la Porte de Boujeloud en passant par la place Clémenceau, le Boulevard du 4ème Tirailleurs, la place Gambetta, la place du Commerce, Bab Semmarine, et Bab Dekaken. Il y avait un autobus toutes les 4 minutes ! de 5h du matin à minuit, le service pouvant être prolongé en cas de nécessité jusqu’à la sortie des spectacles !

Je profite de cette évocation de la ligne 1 du service général des autobus pour faire une petite digression à propos des autobus scolaires :

À l’occasion de la rentrée scolaire d’octobre 1933, la municipalité de Fès met en place un service d’autobus scolaires dont le départ a lieu au Mellah, place du Commerce à 7h25, selon l’itinéraire suivant : le lycée, le stade, les villas du Tanger-Fès, la place Lyautey, l’avenue de France, la gare à voie 0,60 m, le Parc du Génie, le Camp Fellert, Dar Dbibagh, les lots vivriers, l’avenue de Sefrou, la rue Cuny, pour arriver au groupe scolaire de l’avenue Maurial. Le retour pour le trajet inverse est à 11h30 au groupe scolaire de l’avenue Maurial.
L’après-midi, même itinéraire avec départ place du Commerce à 13h00.
Retour à 17h00 à partir du groupe scolaire de l’avenue Maurial.

Pour la sortie des études du soir du lycée : départ du lycée à 18h30 selon l’itinéraire place Clémenceau, Camp Fellert, Dar Dbibagh, lots vivriers, avenue de Sefrou, place Briand (à l’Atlas)

Les écoliers venant ou allant de Boujeloud dont le nombre est réduit, empruntent le service général c’est à dire la ligne 1 entre Boujeloud et la place du Commerce par la Grande-Rue de Fès-Jdid.

Les écoliers du lot Guichot (Dahar Mahrès) utilisent le service général. Toutefois ce service sera réglé de telle sorte qu’ils se trouveront à Guichot à 7h45 et 13h15. Ils trouveront place Briand à 11h40 et 17h10 l’autobus qui les emmènera à Guichot. (Le lot Guichot regroupe les casernes du camp de Dahar Mahrès, l’hôpital militaire Guichot, et plus tard l’hôpital mixte Auvert (civil-militaire), et les logements des familles)

Les cartes scolaires sont distribuées au Bureau des autobus, rue de la Martinière. Le tarif est de 15 francs par mois et par élève. Ce tarif est réduit à 10 francs par mois et par élève pour les familles dont deux enfants ou plus empruntent le réseau scolaire.

Reprenons l’article de Marcel Bouyon où différentes propositions sont évoquées pour faciliter la circulation entre la place du Commerce et Boujeloud.

« De la place du Commerce on arrive dans le boulevard de Bou-Khississat bordé de constructions neuves. On a commis là l’erreur de faire une rue insuffisamment large, en accordant trop de place aux immeubles, erreur difficile à réparer, mais dont on pourra atténuer les inconvénients en interdisant tout stationnement dans ce boulevard.
Si les Beaux-Arts refusent de sacrifier Bab Semmarine, il faudra dégager cette porte pour canaliser le flot de piétons en dehors des deux ouvertures actuelles ; on pourra, ce nous semble, largement tailler dans les locaux actuellement occupés par le poste des pompiers et le marché municipal.
La rue conduisant à Bab Jiaf devra être élargie et la chose sera facile en reculant et en recasant à l’alignement les boutiques en bordure de cette voie.
Découvrons-nous pour passer sous Bab Semmarine – la Porte des maréchaux, objet de la vénération des Beaux-Arts – »

Marcel Bouyon fait ici référence à l’aménagement de Bab Semmarine (ou Porte des maréchaux-ferrants !) qui renseigne sur la nature des rapports, parfois houleux, entre le service des Beaux-Arts et la municipalité. Dès 1922, l’administration municipale envisage de dégager Bab Semmarine pour fluidifier le trafic. Mais les prétentions des propriétaires des boutiques environnantes et, plus encore, l’opposition du service des Beaux-Arts retardent la réalisation de son projet. À partir de 1931, le chef des Services municipaux, M. Lemaire, multiplie les arguments esthétiques pour convaincre les autorités de Rabat du bien-fondé de cet aménagement, expliquant qu’il offrirait aux promeneurs venant du Mellah un nouvel « élément de pittoresque par l’échappée sur la rue de Fès-Jdid ». Il explique qu’il ne s’agit pas de détruire la porte mais, au contraire, de la remettre dans son état primitif en supprimant quatre boutiques et une maison, « verrues » qui l’obstruent du côté du boulevard Bou-Khississat. La porte est percée, en dépit de la désapprobation du service des Beaux-Arts, auquel il est reproché une méconnaissance du contexte fasi et de ses problèmes de circulation.

« Pénétrons dans la Grande rue de Fès-Jdid. Nous voilà en présence de l’importante tâche à accomplir.
Là il faut y aller carrément. Il ne s’agit plus de grignoter, un pan de mur, d’écorner une maison et d’élargir pour trois ou cinq ans, quitte à renouveler l’opération dans quelques années. Il faut exproprier tous les immeubles compris entre la Grande-Rue de Fès-Jdid et la rue parallèle à l’Ouest, connue sous le nom de rue de la gendarmerie ou derb Houanat ; c’est un gros morceau évidemment mais l’achat des immeubles en totalité ne sera guère plus onéreux que celui de parties. Ce large dégagement pourra permettre de reconstituer en bordure toute une série de boutiques, si on le juge à propos et de récupérer une partie du montant des expropriations
.

Le décongestionnement de Fès-Jdid devra être complété par une rue transversale dont notre croquis indique un tracé partant de la grande rue principale ; cette rue transversale se dirigera, presque en ligne droite vers le Borj Cheikh Ahmed et de là une antenne rejoindra le jardin de Boujeloud et les routes qui le sillonnent et une autre antenne vers la porte de Bab Djebala, pour se prolonger vers Bab el Hadid et les lotissements créés ou à créer dans ce quartier.

Revenons vers la Grande-Rue de Fès-Jdid : nous arrivons vers les doubles portes de Bab Dekaken. Tous les usagers connaissent ce mauvais passage, où piétons et véhicules paraissent jouer à cache-cache pour traverser ces fameux remparts auxquels il ne faut plus toucher.

Tout le monde se retrouve à Bab Dekaken devant la porte de Bab Sba !

Il nous semble que l’on devrait rechercher là à éviter aux piétons de franchir ces dangereuses portes où ils risquent à chaque minute de se faire écraser par les voitures.

La solution est extrêmement simple, un ponceau sur l’Oued Fès – noté en pointillé sur notre croquis – à l’Est des remparts. La construction de ce pont est envisagée depuis fort longtemps et pourrait être confiée au Service des Beaux-Arts, pour ménager les susceptibilités de cet organisme, si chatouilleux, pour ce qu’il n’a pas créé ou préconisé, et si notre municipalité ne dispose pas en ce moment des fonds suffisants, on pourrait fort bien envisager la construction d’une passerelle en bois, comme celle que nous trouvons dans les jardins de Boujeloud.

Croquis fait par Marcel Bouyon : en grisé les modifications qu’il propose pour faciliter la circulation à Fès-Jdid. Les modifications suggérées sur la Grande-Rue et la transversale vers Borj Cheikh Ahmed n’ont pas été réalisées la municipalité ayant choisi de contourner le Mellah et Fès-Jdid en ouvrant l’avenue du Batha aboutissant Place du Batha (Avenue de la Liberté et Place de l’Istiqlal aujourd’hui) au début des années 1950

Passer les écluses de Bab Dekaken nous arrivons dans l’avenue des Français récemment élargie, et dont la chaussée a été portée à 15 mètres. Cette avenue serait certainement une des artères les plus jolies, une des plus agréables, si on avait le courage de supprimer, ou tout au moins d’araser à hauteur de un mètre, comme dans la partie qui touche Bab Dekaken, la fameuse muraille qui nous cache le jardin de Boujeloud. Cette muraille n’a aucun caractère historique, elle date d’une cinquantaine d’années et fut construite sous le règne de Moulay Hassan, dans le but de préserver le harem impérial, des regards indiscrets lorsqu’il se rendait du Palais à Dar Batha.
Actuellement les murs de protection élevés par Moulay Hassan n’ont plus leur raison d’être, et rien ne s’oppose à la disparition de cette partie de rempart que tous les Fasis considèrent comme une simple muraille de clôture de jardin.

Il faudra sans doute pas mal d’argent pour mener à bonne fin les projets dont nous avons tracé les grandes lignes, projets qui rentrent, nous en sommes assurés, dans les vues de notre Municipalité et qui répondent à une nécessité se révélant chaque jour avec plus d’acuité. Nous avons trouvé des fonds pour des créations moins utiles, il ne fait aucun doute que nous en trouverions encore pour ce qui est indispensable à l’amélioration de nos relations et de nos communications entre Médina et les autres quartiers de la ville.
La situation immobilière de Fès-Jdid est apurée depuis quelques années et la municipalité s’est assurée un droit d’option ou de priorité sur toutes les ventes d’immeubles Makhzen.

Il est tout simplement regrettable qu’au moment de la délimitation administrative de Fès-Jdid, en 1923, et des opérations d’apurement des droits des occupants, la ville de Fès n’ait pas pris position pour l’acquisition des terrains nécessaires à l’élargissement de la Grande-Rue ; nous aurions à ce moment-là acquis pour presque rien ce que par la suite, nous paierons fort cher. »

Détail d’une photo aérienne de janvier 1926 du Mellah et de Fès-Jdid. En bas, au centre Bab Semmarine, d’où part rectiligne la Grande-Rue de Fès-Jdid jusqu’à la Makina et le Vieux Méchouar (en haut à droite). À gauche de Bab Semmarine, le début d’aménagement du boulevard Bou-Khississat : les petites écuries et les échoppes plus ou moins misérables détruites en 1924 pour ouvrir la rue n’ont pas encore été remplacées par des constructions neuves et laissent apercevoir les remparts de l’enceinte mérinide de Fès-Jdid.

Avant d’emprunter la Grande-Rue de Fès-Jdid (également appelée rue du Souk el Kébir) il faut d’abord franchir Bab Semmarine ! Elle permet le passage de Fès-Jdid au Mellah ou l’inverse … ce qui a d’ailleurs une incidence sur le prix des cartes postales anciennes : Bab Semmarine, entrée de Fès-Jdid est moins chère que la même carte Bab Semmarine entrée du Mellah … qui est une carte judaïca !

Bab Semmarine ou Porte des Maréchaux-Ferrants

Lors de la fondation de Fès-Jdid, en 1276, cette porte était appelée Bab Oyoun Sanhaja. Fortifiée et imposante, elle se dresse à l’extrémité sud de la Grande-Rue de Fès-Jdid. C’est l’une des deux seules portes qui donnaient accès à Fès-Jdid ; l’autre située au nord, était une simple brèche dans la muraille.
Entre ces deux portes, la Grande-Rue de Fès-Jdid, rue rectiligne, très large pour une ville musulmane est la seule artère intra-muros reliant le Mellah à la Médina.

Route extérieure reliant le Mellah à la Médina avant le protectorat. Cliché anonyme

Outre sa fonction de communication Bab Semmarine était un lieu d’embauche – « moukef », littéralement « lieu où l’on se tient debout » c’est à dire où l’on attend – des ouvriers pour les travaux de la ville : puisatiers et terrassiers.
Les femmes juives de petite condition, installées sur deux files à Bab Semmarine, exerçaient le métier de ravaudeuses. Elles attendaient l’ouvrage que leur fournissaient principalement les musulmans.

Les boutiques de part et d’autre de la porte abritaient des petits commerces alimentaires.

Bab Semmarine primitive, porte unique avec une ogive décorée et à voutes multiples que l’on remarque dans la photo centrale. Vers 1913/1914.

Bab Semmarine. Octobre 1917. Cliché (à partir de plaque de verre) qui montre l’animation de la rue avec un « bourgeois » fasi sur sa mule, un « meskin » vêtu de sacs. Porte en baïonnette, comme pratiquement toutes les portes dans les remparts de la médina ce qui facilitait la défense de l’accès ; le fond est fermé et on peut deviner l’ouverture sur la droite.

Cette porte a évolué au fil du temps. L’ouverture de portes au-delà de la place du Commerce et la création de Fez Ville-Nouvelle ont rendu nécessaire l’ouverture d’une deuxième porte pour canaliser la circulation vers Fès-Jdid.

Primitivement, il n’y avait qu’une porte, celle sous l’ogive décorée et non seulement il fallait faire passer la circulation dans les deux sens mais encore il fallait obliquer à l’intérieur car l’ouverture postérieure sur la rue de Fès-Jdid était au fond à droite. La circulation ne posait guère de problèmes tant que l’on circulait à pied ou à cheval.

À partir de 1924 l’architecture intérieure de Bab Semmarine est modifiée à plusieurs reprises pour les besoins de la circulation : on perce d’abord une ouverture dans le mur du fond de la porte en ogive créant ainsi un accès direct unique pour permettre le passage du bus de faible largeur qui assure la liaison entre la place de Commerce et Bab Dekaken. Puis nouvelle amélioration, on pratique dans le bastion central une deuxième porte qui débouche sur l’ancienne sortie en baïonnette et crée un double sens de circulation et une circulation plus fluide… au moins sous les portes !

Des boutiques plus « cossues » s’installent dans les encoignures. Entre les deux portes il y a un horloger, puis une boulangerie qui persiste jusqu’en 1939 environ quand de nouveaux travaux sont effectués.

À gauche, accès direct à la Grande-Rue de Fez-Jdid que l’on distingue en enfilade. À droite, l’ouverture de la deuxième porte dans le bastion central.

Enfin au début de l’automne 1938 on modifie encore l’aspect de la porte car la circulation sous la porte est croissante : marché du quartier, augmentation des liaisons entre Fès-Jdid et Fez V-N, développement du Mellah, trafic vers Bab Jiaf. L’ouverture pratiquée dans le bastion central est bouchée et l’on ouvre une deuxième porte plus large symétrique de la porte d’origine par rapport à la tour. Il y a maintenant deux larges portes, sans coude ni chicane, conformes aux nécessités du trafic local mais la circulation des camions, cars et arabas est interdite, sauf autorisation spéciale, à Bab Semmarine et dans la Grande-Rue de Fès-Jdid.

Cette restauration de Bab Semmarine est réalisée en concertation avec le Service des Beaux-Arts de Fès.

Bab Semmarine : la porte du bastion central a été fermée. La deuxième porte est en cours d’aménagement

Les magasins « accrochés » aux ouvertures sont détruits, des trottoirs sont construits pour faciliter le déplacement des piétons et les mettre à l’abri des autobus qui circulent dans le quartier. La municipalité aménage des w.c dans l’ancien bastion entre les deux portes.
Cette ouverture de la porte s’accompagne de la destruction de masures et de la démolition de la partie du vieux marché de Bab Semmarine en bordure de la rue Sekkakine (la rue Sekkakine est la prolongation du boulevard Bou-Khississat et conduit à Bab Jiaf). La construction vétuste de la façade sur Sekkakine est abattue, et la rue, trop étroite pour la circulation, est ainsi considérablement élargie ; des boutiques neuves, très en retrait de la façade existante et flanquant exactement les hautes murailles de l’antique herri qui constitue le marché sont construites. À l’intérieur du marché, les rangées de stalles sont réaménagées et un nouvel espace avec une fontaine est attribué à la poissonnerie dans le fond du marché.

Un marché plus informel s’installe peu à peu sous les voutes du bastion central, entre les deux portes.

Marché à l’intérieur de Bab Semmarine. Au fond l’entrée du marché officiel installé dans l’ancien herri

Détail plan de Fès-Jdid/Mellah vers 1932

Sur ce plan : en bas le Mellah (avec la Grande rue du Mellah) séparé de Fès-Jdid par la rue Bou-Khississat et la rue Sekkakine qui va jusqu’à Bab Jiaf. En haut une partie de Fès-Jdid que traverse en ligne droite la rue du Souk Kébir (ou Grande-rue) depuis Bab Semmarine pour aboutir à Bab Dekaken. Le N° 4 est la gendarmerie dans le derb el Houanat. À gauche en noir une partie des bâtiments du Palais du Sultan.

Une fois franchie Bab Semmarine la voie est libre, si l’on peut dire, jusqu’à Bab Dekaken ; la Grande-Rue de Fès-Jdid est l’unique voie de passage Sud-Nord, l’artère collectrice sur laquelle viennent de part et d’autre se déverser les rues adjacentes et la seule qui permet la circulation automobile : certes celle-ci est interdite aux autocars et aux camions, mais elle est le trajet qu’empruntent les fiacres, les automobiles, l’autobus à faible largeur. Aux heures d’affluence la circulation y est intense car elle draine deux collecteurs :
– un collecteur Nord à Bab Dekaken, qui mène vers Fès-Jdid, les piétons et cyclistes, venus de Moulay Abdallah, du palais du sultan à l’Ouest, les autos et les piétons venus du Méchouar au Nord, de l’avenue des Français à l’Est et les piétons venus du jardin de Boujeloud et de Btatha à l’Est.
– le collecteur Sud à Bab Semmarine qui mène autos, piétons et cyclistes de Bou-Khississat à l’Ouest, de Bab Jiaf à l’Est, et les piétons de la Grande-Rue du Mellah et de Boutouil.

Trop étroite pour le trafic qui s’y fait, cette voie ne peux guère être élargie ; plusieurs boutiques ont été réduites, la municipalité envisage d’en raser d’autres à l’angle que forme la rue avant d’arriver à Bab Dekaken* mais la circulation sur cet axe qui relie la Ville-Nouvelle à la Médina reste et restera toujours aussi difficile ; le problème n’est pas résolu et il ne le sera qu’au début des années 50 quand une route directe conduira à Bab Chems et à la Place du Batha, en contournant Fès-Jdid par l’Est, sans que l’on ait besoin de traverser l’agglomération.

* Alors que l’entrée primitive du palais du Sultan se trouvait, comme l’atteste les vieilles murailles mérinides, à la hauteur d’une ligne passant par la Jama Kebir et la médersa d’Abou Saïd, le Sultan Moulay Hassan (1873-1894) a porté cette entrée plus au nord à Bab Dekaken. Il a ainsi confisqué au profit du palais, la porte de la ville. On peut voir sur le terrain et sur le plan, la déviation qui fut alors imposée à la Grande-Rue de Fès-Jdid qui, primitivement, allait en ligne droite de Bab Semarrine à Bab Dekaken,

Sur ce plan de 1932, en rouge la Grande-Rue de Fès-Jdid arrivant de Bab Semarrine. À la fin du XIXe siècle elle continuait en ligne droite jusqu’au pont fortifié et à Bab Sba ; une arcade terminait le souk des boutiques de Fès-Jdid au Nord. Après l’intégration de Bab Dekaken au Palais, la Grande-Rue est déviée vers l’Est par un coude et vient rejoindre le pont fortifié grâce à une nouvelle ouverture percée dans la muraille Est. De là on peut rejoindre Boujeloud par l’avenue des Français.

Le pont fortifié et ses différentes portes

Le pont fortifié sur l’Oued Fès, fait de six arches jumelles constituées chacune de six rangées de briques superposées, a prouvé sa robustesse en résistant, après sept siècles, au passage des autobus après 1912 et jusque vers 1950. Les six arches de brique du pont fortifié, entre la porte de Bab Sba au Nord et Bab Dekaken, au Sud, porte de la ville (aujourd’hui du palais du Sultan) servaient de soubassement à une placette fermée par de murailles crénelées à l’Est et à l’Ouest ; les ouvertures percées dans ces murs datent de la fin du XIXème siècle ou du début du protectorat.

Photo de gauche : le pont fortifié sur l’Oued Fès, avec ses arches et la muraille crénelée Est. Une seule ouverture étroite vers l’avenue des Français qui ne permet pas la circulation automobile. À droite les tours de Bab Dekaken. Derrière le rempart crénelé qui barre la photo la placette entre Bab Sba à droite et Bab Dekaken à gauche. Photo de droite : il y a maintenant deux portes dans la muraille, l’avenue des Français au premier plan.

Deux portes se font face de part et d’autre du pont fortifié : Bab Sba au nord, Bab Dekaken au sud. Cette dernière, à passage droit était la porte d’entrée de la ville. Appelée d’abord Bab el Kantara puis Bab el Oued. Elle a reçu le nom de Bab Dekaken depuis que, à la fin du XIXe siècle, elle a été confisquée au profit du palais. Bab el Oued était le départ « nord » de la grande rue de Fès-Jdid.
Bab Dekaken ou Porte des banquettes est ainsi nommée, parce que des banquettes de pierre permettaient aux personnes convoquées par le khalifa du pacha de s’asseoir en attendant d’être appelées. Ces banquettes servaient aussi aux bourgeois de Fès pour descendre de leurs mules. C’est à tort que ce nom a été attribué à la porte d’en face Bab Sba.
L’actuelle Bab Sba ouvre trois ogives sur la placette du pont fortifié, alors qu’à l’origine seule existait l’ouverture Ouest (à gauche) avec un passage coudé. Le passage central a probablement été percé lors de la restauration de la porte en 1884 ; celui de l’Est ne date que d’après 1912. Le décor de l’ogive Est a été ajouté après coup, pour symétrie, sur le modèle du décor de l’ogive Ouest. (Sur Bab Sba voir La légende de Bab Sba – Porte du Lion)

À gauche : Bab Sba avec sa triple ouverture donnant accès au Méchouar de la Makina. La porte sur la droite est une porte vers l’avenue des Français. Photo de droite : Bab Dekaken ( anciennement Bab el Kantara et Bab el Oued) une des entrées actuelles du Palais du Sultan. À gauche sur la photo, une des portes donnant accès à Fès-Jdid et à la Grande-Rue de Fès-Jdid.

Le pont fortifié est la plaque tournante de la liaison Fès-Jdid/Bab Boujeloud : deux portes permettent de sortir de la Grande-Rue (ou d’y entrer) et deux portes d’accéder à l’avenue des Français.

À gauche : sortie de Fès-Jdid vers le pont fortifié (aussi appelé petit Méchouar ou parfois Place de Bab Dekaken). Photo de droite : sortie du pont fortifié pour entrer à Fès-Jdid et rejoindre Bab Semmarine.

Double porte de sortie du pont fortifié/petit méchouar dans l’avenue des Français. L’arche gauche de la porte permet de voir au bout de l’avenue la Porte des Français qui est l’entrée vers l’esplanade de Boujeloud.

Lorsque la porte d’entrée de la ville fut réservée au seul Palais, le quartier de Moulay Abdallah qui avait jusque-là, communiqué librement avec le reste de la ville, se trouva complètement isolé entre les murs nord du palais et l’enceinte mérinide. Pour le désenclaver on dut pratiquer une sorte de poterne dans le mur ouest du pont fortifié, mais le passage ainsi aménagé, comportant de nombreux coudes n’était accessible qu’à des charrettes légères et aux animaux de bât et n’intervient pas dans la circulation entre la Ville-Nouvelle, le Mellah et la Médina.

La liaison Bab Dekaken-Boujeloud ne pose aucun problème à la fin des années 30 : l’avenue des Français a été élargie, rendue carrossable et longe le Jnan Sbil jusqu’à la Porte des Français. De là en traversant l’esplanade de Boujeloud on arrive à Bab Boujeloud, entrée de la Médina par les deux Talâa.

À droite l’avenue des Français, non encore élargie, avec sur sa droite Jnan Sbil derrière les remparts. Au bout de l’avenue on distingue la Porte des Français. Sur la gauche de la photo : des jardins et le cimetière de Bab Mahrouk où l’on aperçoit le mausolée de Sidi Bou Bker El Arabi.

La Porte des Français, appelée également nouvelle Porte de Boujeloud ou parfois Bab Chems. Photo de gauche : la porte en 1913 telle que réalisée par la mission militaire italienne sous la direction du major Campini (déjà auteur de la porte de la Makina). Photo de droite : la Porte des Français « rénovée » à la demande de Lyautey qui n’appréciait pas le style italien. On aperçoit au fond la mosquée de Boujeloud. La porte dans le rempart de droite sur les deux photos est la véritable Bab Chems.

L’esplanade de Boujeloud. Photo vers 1930. Les voitures étaient encore une attraction à cette époque dans le quartier ! Au centre de l’esplanade le herri et au fond à droite la mosquée de Boujeloud.

Je terminerai cet article sur la liaison de Fez Ville-Nouvelle à la Médina à la fin des années 1930 avec deux extraits de plan de Fès de 1938 et 1953 centrés sur le Mellah, Fès-Jdid et les différentes voies de communication entre la Ville-Nouvelle et la Médina.

En 1938, il n’y a pas de relation directe entre la Ville-Nouvelle et Bab Boujeloud ; il faut traverser le Mellah et Fès-Jdid ou faire un long détour : depuis Bab Jiaf une route (« la route des jardins« ) rejoint Bab el Hadid et l’hôtel Bellevue. À partir de cette route une transversale rejoint Bab Jebala et de là, la Résidence et la place du Batha d’une part, Bab Chems, en longeant le jardin de Boujeloud, d’autre part.

Détail d’un plan de Fès de 1938 centré sur le Mellah et Fès-Jdid.

Axe de circulation, la Grande-Rue de Fès-Jdid est aussi une grande artère commerçante (Souk el Kébir) : on comptait en 1938 environ 280 boutiques (denrées alimentaires, petits artisans et divers services : bars, restaurants, tabacs, etc.) auquel il faut ajouter un grand dépôt de matériaux, un fondouk pour les fiacres, un souk aux grains, un fondouk à bestiaux. Il est facile de comprendre qu’au fur et à mesure du développement économique de Fès-Jdid la circulation devenait de plus en plus difficile voire impossible malgré les essais de réglementation. L’idée de l’expropriation de commerçants pour élargir la Grande-Rue paraissant peu réaliste, les autorités envisagent rapidement d’ouvrir une voie de contournement du Mellah et de Fès-Jdid pour rejoindre Boujeloud. La guerre de 1939-45 interrompt toute initiative dans ce domaine et il faut attendre la fin des années 40 pour envisager à nouveau ces travaux.

Détail d’un plan de Fès de 1953 centré sur le Mellah et Fès-Jdid. En 1953, une route directe passant à l’angle Sud-Est du Mellah ( Quartier Nouaouel) et reliant Fez Ville-Nouvelle à la Place du Batha, est en voie de réalisation. Cette route est toujours fonctionnelle.

29 Sep 2024

Un sanctuaire marocain : Moulay Bouselham « Le Chérif au manteau »

Image à la une : Koubba de Moulay Bouselham sur le chenal de la Merdja Ez-Zerga. Photographie du commandant d’Arbois de Jubainville vers 1920.

J’ai publié le 12 août 2018 un article sur la plage et l’histoire de Moulay Bouselham (La plage de Moulay Bousselham) ; je viens de trouver le texte d’une « causerie » faite en 1933, aux élèves du Cours de perfectionnement des Affaires indigènes et des contrôleurs civils stagiaires, par M. Antona, contrôleur civil, adjoint au chef de circonscription, sur les origines de la grande ferveur religieuse dont jouit le sanctuaire de Moulay Bouselham auprès des populations marocaines.

C’est ici que, si l’on en croit les écrits musulmans, mourut vers l’an 347 de l’hégire (858/859 J.-C.) le saint Abou Saïd ben Abdallah ben Ali Al Assi Al Maçri dit Moulay Bouselham « le Chérif au manteau », qui avait quitté son pays d’origine, l’Égypte, pour venir au Maghreb installer son ermitage, auprès de la Kheloua du prophète Youssef, qui aurait vécu à cet endroit.

La légende rapporte que la mère d’Abou Saïd avait été avisée pendant sa grossesse, par une voix mystérieuse, de ce que l’enfant qu’elle portait était un saint. Celui-ci, avant sa naissance lui parla pour lui conseiller de ne pas hésiter à rompre le jeûne du ramadan afin d’étancher sa soif. Dès sa venue au monde Abou Saïd exigea que les femmes fussent éloignées de son entourage et comme sa mère ne pouvait l’allaiter elle-même, ni pourvoir à sa nourriture en raison de son indigence, l’enfant débuta sa vie en jeûnant.
Lorsque plus tard il apprit l’existence sur le rivage de la mer, à Bâb es-Sghir, en Moghreb, d’un ermitage où le prophète Youssef avait coutume de faire ses dévotions, il n’eut plus qu’une pensée, celle de se rendre à cet endroit.

On raconte qu’avant son départ d’Égypte, l’Émir voulut le contraindre à lui vendre un palmier qui lui appartenait et qui produisait des dattes « plus douces que le miel et plus fraîches que la neige ». Le Cheikh refusa et partit. L’Émir ordonna alors à ses serviteurs de lui apporter des dattes du fameux palmier. Il trouva la première très douce, mais la seconde était amère. Le gouverneur en fut malade et mourut au moment où l’un de ses émissaires atteignait Abou Saïd à Kairouan.

À Tunis, où il fut lapidé par des enfants, Abou Saïd exerça plusieurs métiers. Après avoir été employé à puiser de l’eau, il se mit à vendre du bois aux chaufourniers, mais d’une extrême bonté, il se privait de manger pour distribuer son pain aux mendiants et aux chiens qu’il rencontrait. Par la suite, il dut s’établir comme tailleur, utilisant l’argent qu’il gagnait à habiller les orphelins et les miséreux.

Pressé un jour par la faim, il demanda à l’Émir de Tunis de lui donner un panier de prunes et un vase de bon vin. Son désir fut satisfait, mais au moment de manger Abou Saïd se révolta contre lui-même. Maudissant sa faiblesse, il versa les prunes dans le vase de vin, fit de tout une bouillie et renversa le récipient avec son contenu sur la tête de l’Émir ; cette fantaisie lui valut, d’ailleurs, un certain nombre de coups de fouet.
Jusqu’ici, en dehors bien entendu des miracles qui lui sont attribués par la légende, Moulay Bouselham nous apparaît plutôt comme une sorte de demi-fou, semblable à ceux que l’on rencontre parfois par les rues ou dans les campagnes, et dont les excentricités font la joie des gamins espiègles.

C’est après être sorti de Tunis qu’il rencontra le savant Imam Sidi Abdeljelil dit Et-Tayyar qui se rendait lui aussi à Bâb es-Sghir, mais ce dernier tomba malade en chemin et Abou Saïd poursuivit seul sa route. Sidi Abdeljelil, nous apprend la légende, atteignit cependant l’ermitage avant Abou Saïd, grâce à trois anges qui l’avaient guidé dans sa route à travers l’espace, d’où son surnom de Et-Tayyar, « l’homme volant ».

C’est ainsi que lorsqu’il arriva au but de son voyage Abou Saïd, qu’accompagnait le Cheikh Abderrahman El Azrak, « l‘homme aux yeux bleus », rencontré à Kef el Hmam, dans les Ouled Rafâa, trouva Et-Tayyar, occupé à pêcher à l’hameçon. Désireux de lui donner sur le champ une preuve de sa puissance Abou Saïd, conseilla à Et-Tayyar de plonger simplement le bras dans l’eau, l’assurant qu’en accomplissant ce geste, il aurait une pêche beaucoup plus fructueuse. Et-Tayyar s’exécuta et eut la surprise de constater en retirant son bras de l’eau qu’un poisson était attaché à chacun de ses poils. Mais Abou Saïd fit mieux encore. La légende rapporte en effet, que d’un geste large de son manteau – d’où sans doute son surnom de Moulay Bouselham – le Chérif ordonna à l’Océan de le suivre. Il marcha et ne s’arrêta qu’à Machra al-Hadar où la mer l’y suivit. Abou Saïd fit alors le serment que l’eau ne reprendrait sa place que lorsque des « Hadriat » ou citadines seraient venues s’y baigner ou y laver leur linge. C’est alors que son compagnon Et-Tayyar accomplit le miracle de faire venir, sur le champ, des filles de Fès pour que Moulay Bouselham satisfait veuille bien donner l’ordre à la mer de se retirer.

Il ne resta qu’un peu d’eau entre les deux collines de Bâb es-Sghir. C’est l’actuelle merdja (lagune). Abou Saïd la bénit et demanda à Dieu de faire, des poissons qu’elle contenait, un remède contre tous les maux. C’est la raison pour laquelle les indigènes attribuent aux poissons qui peuplent la merdja des vertus miraculeuses. Les pèlerins désireux de se délivrer d’un mal en mangent de grandes quantités.

Il existe à l’Aïn Tiçouat une multitude de poissons d’eau douce, peu farouches que l’on a plaisir à voir évoluer dans l’eau claire et se précipiter sur les mies de pains qu’on leur dispense au passage. Ces poissons sont des barbeaux. Certains ont une belle taille. Ils sont sacrés comme tous les poissons qui se trouvent dans des bassins d’où ils ne peuvent sortir. C’est là une croyance généralisée dans tout le Maroc et Moulay Bouselham est étranger aussi bien à leur présence qu’à leur caractère sacré en cet endroit. Ces poissons sont très respectés, on se garde bien de leur faire le moindre mal et les indigènes racontent qu’il y a peu d’années, et malgré les conseils des gens de l’endroit, un garde forestier qui s’était obstiné à vouloir en tuer deux, mourut quarante-huit heures après les avoir consommés.

Mais revenons à nos saints. Le Cheikh Abderrahman mourut un jour subitement en lisant le Coran. Abou Saïd, peu d’instants après, passa lui aussi de vie à trépas alors qu’il était plongé dans la lecture du livre saint.

Abdeljelil Et-Tayyar, demeuré seul avec des étrangers qui avaient apporté des linceuls, procéda au lavage rituel des corps. Les gens présents l’aidèrent à creuser deux tombes, mais alors qu’ils allaient procéder à l’inhumation, un vent violent s’éleva, des nuages noirs voilèrent le ciel et plongèrent la nature dans les ténèbres. Lorsque l’obscurité se fut dissipée, Et-Tayyar et ses compagnons se trouvèrent en présence de trois cadavres qu’ils enterrèrent sans savoir qui était le troisième.

Actuellement il y a cinq tombes dans la koubba.

Abdeljelil Et-Tayyar, désormais seul dans l’ermitage ne put se consoler de la disparition de ses amis. Il pleura nuit et jour pendant huit jours et mourut à son tour.
Sa koubba fait face à celle de Moulay Bouselham, sur l’autre rive de la merdja ez-Zerga. Mais d’après les indigènes il serait en réalité inhumé dans la koubba de Moulay Bouselham et le mausolée qui porte son nom, indiquerait simplement l’endroit où ce saint avait l’habitude de faire ses dévotions.

On vient en toute période de l’année, visiter Moulay Bouselham dont la baraka accorde la richesse et la fécondité et dont la renommée a depuis longtemps franchi les limites du Gharb. Mais on y vient surtout à l’occasion de l’Aïd Sghir, de l’Aïd el-Kébir et du Mouloud. On y vient aussi les 14 et 15 Chaâbane – 8 ème mois du calendrier musulman et dernier mois avant le Ramadan – car d’après la légende, c’est dans la nuit qui sépare ces deux jours que le Tout-Puissant dresse la liste de ceux qui mourront dans l’année.
Suivant la croyance populaire, quiconque a fait sept fois le pèlerinage de Moulay Bouselham est réputé avoir satisfait à ses obligations religieuses, tout comme s’il était allé à la Mecque. Mais cette croyance commune à plusieurs saints célèbres au Maghreb n’est pas prise au sérieux par tout le monde.

Néanmoins, parmi tous les moussems célébrés chaque année au Maroc, celui de Moulay Bouselham, qui dure huit jours, d’un vendredi à l’autre, est certainement le plus important. On y accourt de tous côtés : du Gharb, des Beni Ahsen, des Cherarda, des Hjaoua, de la région d’Ouezzan, des Zemmour, de Meknès, de Fès, de Tanger, de Rabat, du Haouz. La plus grande partie des tribus de la zone occidentale espagnole – Khlot, Beni Mestara, Jebala, Beni Mesguilda, Rehouma – le fréquentent.
Tout concourt au succès de cette fête. L’espace pour les campements est illimité, l’eau est abondante, et comme la célébration du moussem a lieu au printemps, la plaine est couverte à ce moment d’une abondante végétation qui facilite le problème de la nourriture des animaux.
En quelques heures, une véritable ville d’une vingtaine de mille âmes s’improvise dans l’immense étendue plane qui s’étend de Machra al-Hadar ( gué des citadins) jusqu’auprès du sanctuaire. Tous les commerces montent boutique sur place et font de fructueuses affaires, les confréries se groupent autour de leurs mokademin et de leurs bannières, les fantasias succèdent aux fantasias, on se dispute musiciens, chanteurs, chanteuses, danseuses pour les fêtes privées. Tout le monde, du plus riche au plus pauvre, fait bombance pendant quelques jours, et nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à s’endetter, voire à se ruiner pour pouvoir briller ou satisfaire leurs caprices au cours de cette importantes foire annuelle.

Et c’est précisément pour défendre le fellah contre sa propre imprévoyance, contre son insouciance dont il subit ensuite les dures conséquences, que depuis quelques années par suite de circonstances économiques défavorables, le gouvernement a été amené à suspendre la célébration du moussem de Moulay Bouselham.

Mais l’importance de cette fête, est-elle vraiment due à la seule influence du saint, que l’on néglige souvent de visiter lors du moussem et sur qui, somme toute, on ne sait que peu de choses d’intéressant ?

Un auteur connu, Michaux-Bellaire, dont les écrits font autorité en la matière, s’est lui-même posé la question et en a donné une explication. D’après cet auteur, en retrouverait dans ce moussem, la survivance d’une coutume qui existait du temps des « Moudjahidine » ou guerriers de la foi, qui s’étaient peut-être placés sous la protection du marabout, et qui avaient choisi la vaste plaine toute proche, comme lieu de réunion, où ils écoulaient, chaque printemps, au cours d’une sorte de foire, le butin qu’ils avaient amassé pendant toute l’année. Cette hypothèse est renforcée du fait que la région avoisinant le Siyyed * est habitée par les Oulad al-Meçbâh dont les ascendants se livraient à la piraterie, et se sont illustrés dans la guerre contre les Chrétiens pour qui la lagune de Moulay Bouselham était très vraisemblablement un excellent point de débarquement.

* Siyyed : Homme qui s’est signalé de son vivant par une grande piété, d’une grande aura, de dons et qualités exceptionnels, à qui on attribue parfois des miracles. Les gens vont en pèlerinage sur la tombe du Siyyed, au mausolée plus ou moins important. (Dictionnaire français-arabe maghrébin Tome 3 Amine Sinaceur et Zakia Iraqui. Patrimag 2023). Je pense qu’ici Antona désigne par Siyyed le tombeau de Moulay Bouselham et non le saint lui-même.

Il est à peu près certain, en effet que la merdja ez-Zerga était connue des anciens navigateurs chrétiens. Je n’en veux pour preuve que certaines vieilles cartes du Maroc, dressées je crois, vers le XIVe ou le XVe siècle, et sur lesquelles la lagune et son goulet occupent une place hors de proportion avec le reste du pays.
Au surplus, l’auteur musulman As-Salaouy An-Nâciry, ne raconte-t-il pas dans son « Kitab el Istiqsa » que c’est à proximité de la koubba de Moulay Bouselham que les Chrétiens mirent à mort à la fin du XVIe siècle, un fameux moudjahid dénommé Abou Abdallah Mohamed El Kasri ?
Et Michaux-Bellaire conclut que c’est très probablement à l’influence des moudjahidine que Moulay Bouselham doit sa célébrité.

Quelques mots maintenant sur les sanctuaires.

Le sanctuaire de Moulay Bouselham aurait été depuis longtemps recouvert par le sable, si les indigènes n’avaient pris la précaution de l’entourer d’un mur très haut. Une porte d’entrée est pratiquée sur la face Sud de ce mur, et pour accéder au tombeau, le pèlerin descend un escalier de quatre marches et suit un plan incliné très large qui encadre le Siyyed de trois côtés. Dans la cour ainsi formée par l’encadrement des murs qui protègent le mausolée on rencontre une petite mosquée à demi enfouie sous le sable, ainsi que deux constructions qui auraient été édifiées par un caïd des Chaouïa qui s’était réfugié dans le « horm » du Siyyed pour échapper aux rigueurs du sultan Moulay Abderrahman et qui vécut là jusqu’au jour où il fut pardonné.

Sur la colline qui domine le chenal et à proximité immédiate du sanctuaire de Moulay Bouselham, d’autres koubbas ont été édifiées. Ce sont celles de Si Mohamed El Ayachi, de Sidi Ahmed Châhed, de Si Djillali ben Abdallah, de Sidi Kadour et de Lalla Hajja.
Le premier de ces « ouali » aurait été un jurisconsulte éminent. Le second originaire des Oulad al-Meçbâh, aurait ordonné d’un geste de sa main le naufrage d’un navire chrétien qui pourchassait un navire corsaire et qui était sur le point de l’aborder. Ce miracle lui aurait d’ailleurs valu de gros désagréments. Les autres « ouali » en effet, jaloux de la puissance de Sidi Ahmed Châhed et craignant que sa baraka ne grandisse trop, décidèrent d’un commun accord de lui supprimer la vue, mais grâce à l’intervention du Cheikh qui le protégeait, on ne lui creva qu’un seul œil.
Si Djillali ben Abdallah était également Meçbâhi. C’était l’élève de Sidi Ahmed Châhed dont il aurait épousé la fille. Sa koubba abrite une chambre sombre où séjournent des gens possédés par les « jnoun ».
Quant à Sidi Kaddour et à Lalla Hajja, ils appartiendraient à la famille de Si Djillali ben Abdallah.

L’indigène qui vient en pèlerinage ne manque pas de visiter tous ces sanctuaires avant de venir se recueillir auprès de celui de Moulay Bouselham. Après cela, il va visiter les cinq grottes ou « kheloua » qui existent dans l’amoncellement rocheux qui borde le chenal. Il y a là la « kheloua sghira », la « kheloua » de Si Driss et de Si el Hadj Meçbâhi, celle de Si Salem, celle de Moulay Abdelkader, celle enfin de Sidna Youssef, qui, d’après la légende, aurait provoqué la venue dans le pays de Moulay Bouselham. Dans cette dernière grotte, les pèlerins sucent les pointes de quelques maigres stalactites, d’où il sort parfois une goutte d’eau.
Ces grottes ne semblent renfermer aucun tombeau. Elles paraissent être simplement des endroits où ceux qui leur ont donné leur nom, venaient adorer Dieu dans une solitude propice à un parfait recueillement.
Peut-être, si des fouilles étaient pratiquées, ferait-on d’intéressantes découvertes. C’est, en effet sur cette colline sacrée où voisinent koubba, et kheloua, que d’après Tissot, les phéniciens auraient fondé la ville de Mulétacha, dont parle Pline.

Mais Moulay Bouselham n’est pas uniquement un lieu de pèlerinage. Le charme de ce site, la douceur de son climat pendant la saison chaude, la présence d’une vaste plage de sable blond, qui offre aux baigneurs une sécurité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs sur la côte marocaine, la présence aussi de l’immense « lac bleu » aux eaux tranquilles, de la forêt des Oulad Oguil toute proche, en font un lieu d’attractions du plus grand intérêt non seulement pour les riches familles indigènes qui ne détestent pas de goûter aux charmes de ce site reposant, mais aussi et surtout pour la majorité des Européens de la région du Gharb.
Une route, en voie d’achèvement destinée à remplacer l’ancienne piste, très accessible elle-même aux automobiles y conduit à peu près directement de Souk el Arba.

En période de chasse, on y fait une ample moisson de cols-verts, de canards sauvages, de bécassines et de courlis. Quant aux amateurs de pêche, ils sont servis à souhait. La merdja ez-Zerga dont la superficie moyenne est d’environ 18 km² en pleine eau et de 12 km² en eaux moyennes est en effet très poissonneuse, si bien qu’elle permet à quelques centaines de familles des douars situés à ses alentours, de vivre presque uniquement de la pêche.
Auparavant le Makhzen affermait le droit de pêche dans la lagune. C’était ainsi qu’en 1925, M. Braunschwig bénéficia d’une concession pour l’exploitation de la lagune. Par la suite, il fut question de créer un monopole au profit d’une société qui s’engagerait à créer sur place, une vaste organisation de pêche. Après enquête des autorités le projet fut abandonné et une sage et heureuse décision, sanctionnée par un arrêté viziriel accorda l’exclusivité de la pêche en merdja aux douars riverains.
Presque jusqu’à ces derniers temps, les pêcheurs de la lagune utilisaient exclusivement pour leur industrie des « mâadias » qui sont de curieuses embarcations en forme de pirogue, fabriquées avec les joncs que l’on trouve à profusion autour de la merdja et qui rappellent, en plus petit, certains esquifs de même fabrication en usage en Afrique centrale dans la région de Logone. La « mâadia » est généralement montée par deux hommes qui se tiennent debout, l’un à l’arrière qui pousse l’embarcation avec une longue perche, l’autre à l’avant qui pêche, la plupart du temps à l’épervier. Ces frêles esquifs dont il ne reste plus quelques rares spécimens sont appelés à disparaître complètement.

Grâce à la sollicitude du gouvernement, les pêcheurs de l’endroit ont en effet reçu dernièrement deux embarcations de 4 mètres et un superbe filet, outillage qu’ils ont depuis complété par l’achat d’autres filets et d’autres embarcations et qui leur permet désormais de travailler dans de meilleures conditions qu’auparavant.
Ils pêchent aussi au trident, soit en piquant dans les petits fonds aux endroits où avec leurs pieds, ils découvrent des soles, soit en lançant leur trident tout comme un harpon et avec une adresse consommée sur des poissons qui évoluent dans l’eau.
Si le poisson est abondant, le nombre des espèces est assez limité. On trouve en effet dans la merdja, en très grande quantité des mulets, des anguilles, des soles et en moins grand monde des bars ou loups, des sars ou sargues, des ombrines, et c’est tout.

Cette limitation des espèces résulte du fait que l’eau lagunaire par suite des apports d’eau douce de l’intérieur, notamment des apports de l’Oued Drader, qui se jette dans la merdja n’a pas la même salinité que l’eau de mer. Seules les espèces rustiques que nous venons de citer peuvent y vivre.
La salinité est encore plus réduite lorsque d’aventure au cours d’une tempête le déversoir à la mer se trouve obstrué par le sable. L’eau amenée par l’Oued Drader et les ruissellements d’eau de pluie tout autour de la lagune élèvent alors le niveau liquide et les indigènes qui voient leurs pâturages submergés, se réunissent par centaines pour ouvrir un chenal dans les sables accumulés par la tempête et rétablir une communication permanente entre la lagune et la mer.
C’est une opération qui nécessite parfois de longs jours de travail.

Avec tous ces attraits, toutes ces ressources Moulay Bouselham est appelé à devenir dans un proche avenir, une remarquable station estivale, non seulement pour les populations de la région de Souk el Arba, mais aussi pour celles des régions d’El Ksar, d’Arbaoua, d’Ouezzan, d’Aïn Defali, d’Had Kourt, de Mechra bel Ksiri, de Petitjean, trop éloignées de Tanger ou de Mehedya pour pouvoir se rendre, pendant la saison chaude, dans ces stations estivales déjà équipées. Déjà nombreuses sont les familles qui fuyant les rigueurs du chergui vont camper en été sur la plage de Moulay Bouselham où la brise est toujours fraîche. Certaines y ont même édifié des installations définitives, et il n’est pas douteux que leur exemple sera suivi par beaucoup. Une société est d’ailleurs en formation pour l’aménagement rationnel de ce coin en une véritable station balnéaire.

Souhaitons donc bonne chance à Moulay Bouselham !

Plage de Moulay Bouselham vers 1950

Le contrôleur civil Antona a mentionné dans son texte les écrits de Michaux-Bellaire sur Moulay Bouselham.

En 1906 Georges Salmon et Édouard Michaux-Bellaire publient dans les Archives Marocaines une étude sur Les tribus arabes de la vallée du Lekkous. Dans ce texte ils consacrent à Moulay Bouselham un paragraphe d’une vingtaine de pages intitulé Moulay Bouselham et son pèlerinage.

Moulay Bouselham, écrivent-ils, est le plus grand saint du Gharb, du Khlot, du Tliq, en un mot des régions de plaines qui s’étendent de la vallée du Lekkous à celle du Sebou, et son pèlerinage est l’occasion de véritables foires annuelles qui donnent à cette région de la Zerga une animation inaccoutumée.
Le vrai nom du saint serait Sidi Abou Saïd Al-Maçry, surnommé Abouselham « le père au manteau », du nom du vêtement qu’il portait.

Originaire d’Égypte, d’où son surnom Al-Maçry (l’Égyptien), Abou Saïd se serait signalé très jeune par des miracles et aurait quitté son pays natal à la suite d’une aventure fâcheuse avec le sultan de son époque. Parti dans la direction du couchant avec l’idée fixe d’atteindre la « Petite Porte », Bâb es-Sghir, ermitage ou était enterré Joseph (Youssef) fils d’Aristote et qui lui était indiqué comme le rendez-vous des Sages, il aurait mené une vie errante et misérable à travers l’Afrique du Nord, s’arrêtant d’abord à Tunis, puis repartant avec son compagnon Abdaljelil Et-Tayyâr, qu’il devait laisser malade en Meçmoûda, jusqu’à ce qu’il aurait atteint les ruines de Tchemmich, « temple du Soleil », Al-Aräîch où il aurait rencontré le Cheikh El-Azraq « aux yeux bleus », puis Et-Tayyâr lui- même, en train de pêcher dans la mer. Il aurait été enseveli avec ses deux compagnons, sur le bord de la merdja Ez-Zerga.

Salmon et Michaux-Bellaire estiment qu’il est bien difficile de discerner ce qu’il y a de vrai dans cette légende : « peut-être est-elle sortie tout entière de l’imagination populaire, si l’on en croit certains auteurs, toutes les légendes conservées par les traditions populaires sur Moulay Bouselham ne seraient que des contes, sans aucun fondement, et le vrai nom du saint aurait été Ahmed ben Abdallah ben Solaîmân, chérif hassany. Il est à remarquer que nos Manaqib* le donnent aussi comme chérif hassany, et appellent son père ‘Abdallah ben ‘Ali ben Al-‘Acy ».

*En 1905 Georges Salmon avait traduit des Manâqib trouvés à El Qçar et qui contenaient toute la légende « de cet énigmatique personnage connu sous le nom de Cheikh Moulay Bouselham ». Les manâqib sont des œuvres biographiques à caractère élogieux dans lesquelles les mérites, les vertus et les actes remarquables de l’individu concerné sont mis en évidence).

Ils ajoutent : « La vie de Moulay Bouselham est donc très obscure et le passage assez concis que lui consacre As-Salaouy An-Nâciry dénote la pénurie des données historiques qui aient subsisté sur ce personnage. Nous ne pouvons mieux faire, pour présenter l’histoire après la légende, que de reproduire intégralement la notice de l’Istiqça : « À cette époque (l’an 344 de l’hégire, 955-956 de J.-C.), vivait le CheIkh Aboû Saïd Al-Maçry, très connu sous le nom d’Abou Selham. C’est un des plus grands saints du Maghrib. Son célèbre mausolée, situé à Machra al-Hadar, sur le bord de la mer, est surmonté d’une coupole admirablement construite, artistement sculptée et peinte, aux carreaux de faïence multicolores. Dans sa Mirat al-Mahâsin, Aboû Abdallah Mouhammad Al-‘Arby Al-Fäsy s’exprime ainsi : Sur la tombe du Cheikh Aboû Selham, du côté de la tête, il y avait une planche dorée portant cette inscription : Voici les trois tombeaux parmi lesquels le Dieu Très-Haut a caché celui d’Abou Saïd, dit Aboù Selham, dont le décès eut lieu un peu après l’année 340.
« Et Aboû Abdallah ajoute : Ensuite les Chrétiens descendirent là une fois ; ils enlevèrent la planche et l’emportèrent. – Il dit encore : Le surplus de l’année 340 était indiqué sur la planche, mais je l’ai oublié. Dans tous les cas, c’était un chiffre qui ne dépassait pas le nombre 7, et le Dieu Très-Haut est le mieux renseigné.
»

La koubba où reposent les restes de Moulay Bouselham se trouve à l’extrémité du territoire Tliq, au bord de l’Océan, près du chenal qui fait communiquer la mer avec la merdja ez-Zerga, « le lac bleu ». Bâti sur une dune de sable, le tombeau du marabout en aurait depuis longtemps été complètement recouvert, si on n’avait pris la précaution de l’entourer d’un mur de maçonnerie qui arrête l’envahissement du sable. Une porte d’entrée est pratiquée dans le mur, sur la face Est (Antona parle de la face Sud), et on descend par un escalier dans l’emplacement réservé entre le mur et le tombeau. La porte du tombeau se trouve du côté de la mer, à l’Ouest. Pour s’y rendre, les pèlerins, après avoir descendu l’escalier, tournent à main droite, s’arrêtent devant une petite mosquée bâtie dans l’angle du mur à droite, et, de là, continuent toujours dans la même direction jusqu’à la porte du marabout. Ils regagnent l’escalier en revenant sur leurs pas.

Cette promenade rappelle un peu celle des pèlerins autour de la Kaaba à la Mecque. D’ailleurs, dans la croyance des Marocains du Nord. Moulay Bouselham partage avec Moulay Abdesselam ben Mchîch, du Djebel Alem en Beni Aroûs, le privilège que ceux qui y ont fait sept pèlerinages ont rempli l’obligation religieuse, el-fard, comme s’ils avaient fait le pèlerinage de La Mecque. Le hadith du Prophète n’a-t-il pas dit : « Il viendra après moi un homme surnommé par son vêtement : il sera originaire de la ville de Maçr et son tombeau sera au Maghrib. Vous lui devrez le pèlerinage : celui qui l’aura visité, ce sera comme s’il m’avait visité moi-même. Ce sera un pèlerinage plus petit. »

Salmon et Michaux-Bellaire se demandent « par quel phénomène ce personnage obscur, venu d’Égypte au Maghrib vers 340 de l’hégire, à la recherche de Bâb es-Sghir et de la retraite d’un sage, est-il devenu un des marabouts les plus vénérés du Maroc, et son tombeau le centre du pèlerinage le plus fréquenté depuis Tanger jusqu’au Sebou ?
Sans doute l’emplacement de son tombeau et la configuration du pays, qui offre des plaines magnifiques, tant pour les campements que pour le développement de la cavalerie, y sont pour quelque chose, ainsi que les sources nombreuses et le voisinage de la mer et de la merdja qui donne au paysage un cachet tout particulier, à proximité des plus riches villages et des districts les plus fertiles de la province du Gharb. Mais celte raison ne doit pas être la seule, et il semble qu’on doive retrouver encore, dans le moussem de Moulay Bouselham, un souvenir des anciens moudjahidin qui s’étaient placés sans doute sous la protection du marabout égyptien et qui avaient choisi la vaste plaine qui l’avoisine comme un de leurs lieux de réunion.

La proximité de la mer et du chenal de la merdja ez-Zerga, qui était un excellent point de débarquement surtout à l’époque des moudjahidin où il n’était pas obstrué comme il l’est aujourd’hui par les sables, semble confirmer cette hypothèse. On peut encore remarquer la présence auprès de Moulay Bouselham des Oulad Ach-Châhed, fraction des Oulad Al-Meçbâh. L’illustration des Oulad Al-Meçbâh est tout entière dans les guerres saintes contre les chrétiens ; leur nom même, les fils du veilleur, de celui qui reste jusqu’au matin, ne vient-il pas de ce que l’ancêtre de cette famille veillait sur un point de la côte avec un zèle admirable, ou, ce qui paraît plus probable encore, les Oulad Al-Meçbâh, qu’on pourrait appeler alors les « fils de la veille » n’étaient-ils pas à l’époque des guerres contre les chrétiens une compagnie de gens de diverses origines, organisée le long de la côte pour veiller et empêcher le débarquement des infidèles ? Les Oulad Al-Meçbâh sont répandus en effet tout le long de la côte de l’Océan, depuis le Sebou jusqu’à Al-Aräich, dont la patronne est Lalla Mennûna Al-Meçbahya.

La guerre contre les chrétiens et la défense du territoire musulman contre leurs invasions a été, pendant plusieurs siècles, la principale, pour ne pas dire l’unique préoccupation de toutes les populations du Nord-Marocain, surtout dans les régions avoisinant la mer. Il semble donc probable que c’est à l’influence des moudjahidin qu’Aboû Saïd Al-Maçry dit Bouselham doit son illustration.
Il ne s’agissait pas d’ailleurs de défendre seulement le territoire en empêchant le débarquement, mais de piller les navires qui passaient au large et de se partager le butin. Moulay Bouselham était peut-être un point de ralliement, un lieu de réunion pour les pirates : la proximité de la merdja, où leurs barques pouvaient se mettre à l’abri, permet de le supposer, et la baraka du saint était sans doute bienfaisante aux corsaires. On raconte dans le pays que, à l’instar de certains habitants des côtes de Bretagne, ceux de la côte marocaine allumaient des feux la nuit pour attirer les navires dans les rochers et les piller avec facilité. On pourrait également retrouver dans ces feux de nuit, allumés jusqu’au matin, l’étymologie du mot meçbah, employé au Maroc pour désigner les lampes de mosquée qui brûlent toute la nuit. Les ancêtres des Oulad Al-Meçbâh auraient été les allumeurs de ces feux ; le marché annuel du moussem de Moulay Bouselham aurait comme origine, d’une part, la réunion des moudjahidin et, de l’autre, la vente, par les pillards riverains, du butin accumulé pendant l’année.

MIchaux-Bellaire et Salmon concluent leur article par une description du moussem tel qu’il se déroulait au début des années 1900 :

Il y a deux moussems de Moulay Boû Selhâm, ou plus exactement deux amâra, comme on dit dans le pays. Ces deux amâra ont lieu d’ailleurs à peu de jours de distance l’une de l’autre, à la fin du printemps, avant le commencement des récoltes, c’est-à-dire au moment des plus beaux jours de l’année.
La première amâra, qui est de beaucoup la plus importante, celle qui est réellement connue sous le nom de Amâra de Moulay Bouselham, est celle que l’on appelle l’Amâra des Daâf qui se prétendent, à tort d’ailleurs, descendants de Moulay Bouselham, et il nous a été impossible de retrouver le lien qui les rattache à ce marabout ; il est probable qu’ils ont été autrefois ses premiers serviteurs, de là le privilège qu’ils ont conservé de fixer l’époque de son moûssem et d’en toucher les bénéfices.
Le premier jour est toujours un vendredi et le rendez-vous est au marché du Djouma’a de Lalla Mimoûna Taguenaout. De nombreux pèlerins accourent à l’appel des Daâf, de tous côtés, du Gharb tout entier, du Khlot, du Tliq, des Beni Hasan, des Cherarda, des Cheraga, des tribus berbères telles que Zemmoûr et Guerouân, et des villes de Tanger, Al-Araïch, Tétouan, El-Qçar, Fès, Meknès et Rabat.
On peut évaluer à plus de vingt mille le nombre des pèlerins, et la belle plaine du Djouma’a de Lalla Mimouna se trouve couverte instantanément d’une quantité innombrable de tentes de toutes les formes, depuis les koubbas et les oulâq des caïds et des grands personnages jusqu’aux guïatin (plur. de guaitoun) en toile de sacs des pauvres gens, en passant par les tarrabya pointues de la petite bourgeoisie. Beaucoup de pèlerins amènent leurs femmes et leurs enfants, et c’est dans cette ville improvisée une animation et une vie extraordinaires.

Dès le jeudi soir, la fêle commence pour les chanteurs, les chanteuses, les danseuses et aussi les voleurs qui sont nombreux et dont les méfaits donnent lieu à de fréquents incidents. Les gouverneurs du Khlot et du Tliq, et aussi ceux du Gharb, sont tous présents, ainsi que certains caïds ou khalifa des Beni Hasan, et assurent de leur mieux la police.
Les confréries sont également réunies comme pour une cérémonie officielle : Aissaoua, Hamadcha, Djilala, Guennaoua des villes et des tribus environnantes se rendent tous au pèlerinage avec leurs moqaddem et leurs bannières. Les Touhâma de la dechra de Lalla Mìmouna se joignent à eux.
Le vendredi commence le jeu de la poudre – lab el baroud ou lab el-khail – : on voit alors les escadrons de cavaliers de toutes les tribus, avec leurs plus beaux chevaux, leurs plus beaux harnachements, brodés d’or et de soie, se livrer à des galops effrénés et rivaliser de luxe et d’adresse devant les femmes qui les encouragent et les excitent de leurs you-you stridents.
Les femmes elles-mêmes font étalage de leurs plus belles parures. Briller à l’amâra de Moulay Bouselham, c’est pour la plupart le rêve de toute l’année, et, pour le réaliser beaucoup se ruinent ou à peu près. Qu’importe le lendemain, du moment où les femmes, sous la tente ou à la fontaine, se racontent que « Foulân ben Foulân » Un tel, fils d’Untel était le plus beau avec son fin haïk de laine blanche, monté sur un cheval noir comme la nuit, avec une selle vert pâle brodée d’or qui « enlevait la raison »!
Les pèlerins restent au Djouma’a le vendredi et le samedi. Le dimanche matin, on lève le camp et tout le monde se met en marche dans un désordre indescriptible. Bêtes chargées, gens à pied, femmes portant leurs enfants sur leurs dos ou les tirant par la main, confréries musiques en tête et bannières déployées : tous avancent pêle-mêle. Sur les flancs de cette multitude colorée et bruyante, des escadrons de cavaliers aux plus vives couleurs et plus bruyants encore chargent à fond de train, reviennent sur leurs pas et repartent au galop après avoir fait recharger leur fusil par un serviteur ou par un esclave.
Le dimanche soir, le camp est planté sur l’Oued Drader, au Machra al-Hadar, où on couche. Ce n’est que le lundi matin qu’on se met en route pour Moulay Bouselham. Le campement s’étend alors du Machra al-Hadar à Ain Tiçouât et à Moulay Bouselham ; on trouve même des tentes jusque sur l’autre rive du chenal, près de Sidi Abdeljelil Et-Tayyar.
Vers dix heures du matin ont lieu au marabout les sacrifices de bœufs et de moutons, qui se continuent jusqu’au mardi. Les animaux sacrifiés sont le bénéfice des Daâf, des tolba et des Oulad Al-Meçbâh (Oulad Ach-Châhed) de la Zaouïa d’Ain Tiçouât. Les offrandes en numéraire sont le bénéfice des Daâf qui se les partagent. Il n’est pas besoin de dire que tous ces partages donnent lieu à de terribles luttes, qui sont parfois sanglantes et même mortelles, surtout lorsque les Drehmyìn, dont l’âmara suit celle des Daâf, veulent prendre leur part des offrandes que ces derniers considèrent comme étant encore leur bien. Pendant ces deux jours passés sur les bords de la Merdja, les pèlerins ont accompli la visite rituelle à la koubba de Moulay Bouselham, sont allés sucer la stalactite de la grotte – kheloua – où se trouve enseveli le corps de Joseph – Youssef – fils d’Aristote et ont été déposer des offrandes aux tombeaux des Oulad Al-Meçbâh des alentours.
À partir du mercredi matin, les pèlerins se dispersent les uns après les autres et il ne reste plus que quelques familles aisées qui prolongent leur partie de campagne. Beaucoup de gens des villes ne viennent même qu’à ce moment avec leurs femmes, leurs enfants et leur domesticité, afin de ne pas se trouver au milieu du tohu-bohu de la grande amâra.
C’est alors qu’a lieu l’amâra des Drehmyin. Ceux-ci habitent entre la Merdja et la Qaryat el-Habassy. Ils sont également zouïa des Beni Malek, et il nous a été également impossible de trouver le lien qui les rattache à Moulay Bouselham.
Leur petite amâra est restreinte à Moulay Bouselham lui-même, sans passage par le Djouma’a de Lalla Mimoûna et n’est fréquentée que par les retardataires de l’amâra des Daâf.
Il ne faut pas oublier le côté commercial du moussem.
Le Souq el-Djouma’a de Lalla Mimoûna bat son plein le vendredi, premier jour de l’amâra. Musulmans et Juifs y apportent toutes les marchandises susceptibles de tenter les pèlerins et leurs femmes et il s’y fait de fortes dépenses. Pour beaucoup, surtout pour ceux qui viennent de régions éloignées des villes et des grands marchés, le moussem de Moulay Bouselham est une occasion d’acheter tapis, étoffes, foulards, babouches d’hommes et de femmes, bijoux, bracelets, selles, vêtements confectionnés et une foule d’objets de luxe et même usagés, tels que plateaux, chandeliers, bouilloires de cuivre, réchauds, etc., qu’on ne trouve pas dans les campagnes : en un mot une occasion de renouveler les objets de ménage et d’habillement.
Pour nourrir toute cette foule, il faut des approvisionnements : une nuée de boutiquiers étalent leurs victuailles en plein vent ou sous la tente. On trouve de véritables rues bordées de cafés, de bouchers, de marchands de pain, de viande rôtie (méchoui), de saucisses de bœuf haché (kefta), de sucreries, de gâteaux au miel, de beignets à l’huile (sfendj) et autres friandises.
Les boutiques des Juifs ne peuvent pas naturellement dépasser le Djouma’a, les abords de Moulay Bouselham et des Oulad Al-Mecbâh étant horm, interdits aux Juifs comme aux Chrétiens, mais ils sont avantageusement remplacés par des commerçants musulmans de Salé, de Rabat, d’El-Oçar et de Fès qui viennent spécialement, avec une grande quantité de marchandises, pour suivre le pèlerinage.
Depuis deux ans, (1904) l’état troublé du pays n’a plus permis à l’amâra du Moulay Bouselham d’avoir lieu. Ce grand mouvement commercial s’est arrêté. Les gens du Gharb occidental, refoulés par les incursions des Beni Hasan, se sont rabattus sur Al-Aräich ; les Tliq et les Khlot, brouillés, ont choisi la plaine d’El-Qçar comme champ de bataille.
Les abords du « Lac bleu » ne sont plus troublés que par les cris des hérons et des flamants qui s’appellent entre les roseaux. Les tribus du Sebou et du Lekkous attendent, avec les moissons fructueuses, la sécurité et la paix, pour reprendre leur vie normale, empreinte de tant de simplicité, de naïveté et de poésie.

Michaux-Bellaire écrit en 1908 : « Nous avons cherché souvent, Salmon et moi, à déchiffrer l’énigme de ce singulier personnage, convaincus tous les deux, que les croyances populaires répandues à son sujet, et ses Manâqib n’étaient que des légendes sans fondement sérieux, mais rien dans les renseignements que nous pouvions recueillir dans le pays, ne nous mettaient sur la voie de l’origine probable de Moulay Bouselham, et nous ne pouvions que constater l’importance considérable dont il jouit encore dans la région du Gharb et le véritable culte dont il est l’objet ».

Michaux-Bellaire après la mort de Salmon (août 1906) a poursuivi ses recherches et à l’occasion d’un arrêt aux Oulad Mousa en face des Beni Gorfet, il apprend par un habitant que dans un bouquet d’oliviers au sommet d’un pic des Beni Gorfet, existent les ruines de Dar Moulay Bouselham, une maison qui selon la tradition locale aurait été l’habitation de Moulay Bouselham et que c’est un lieu de pèlerinage.
La présence de cette ruine portant le nom de Dar Moulay Bouselham dans la tribu des Béni Gorfet lui rappelle l’opinion de Salmon qui laissait entrevoir l’existence de tout un cycle de légendes historiques, véritable épopée chérifienne des Idrissites persécutés et déchus de leur pouvoir.

C’est en 317 de l’Hégire que les Idrissites s’enfuirent de Fès devant les persécutions de Mousa Ibn Abil’Afya et vinrent s’établir à Hadjrat An Naçr, en Beni Gorfet. Le personnage connu sous le nom de Moulay Bouselham et qui est mort vers 340 Hégire, pourrait très bien être un Chérif Idrissite ayant quitté le refuge de Hadjrat An Naçr pour chercher peut-être à réunir des partisans ou pour toute autre raison, et qui, pour échapper aux persécutions dont les Idrissites étaient l’objet, aura déguisé son origine et son nom, sous la forme du personnage annoncé par le hadith du Prophète :  il viendra après moi, un homme, tirant son surnom de son vêtement – Abou Selham -, il sera originaire de Maçr, et son tombeau sera au Maghreb ».
Les Manâqib traduits par Salmon font passer Abou Selham par le Sahel d’Acila (Arzila) puis, de là, aux Saints (Ridjal) de la maison du soleil, endroit connu sous le nom de « Ridjal Ach Chomeis » (Tchemmich), puis enfin par Al-Arâich. Or le Sahel d’Acila est exactement en face, au sud-ouest de Dar Moulay Bouselham et la route suivie par le saint serait celle qu’il faudrait suivre, pour aller de cette partie des Beni Gorfet à Larache en évitant la plaine qui devait être occupée par les partisans de Abil’Afya. Peut-être également Abou Selham n’était-il pas parti seul des Beni Gorfet et les tombeaux des Ridjal Ach Chomeis ne sont-ils pas les sépultures d’autres Chorfa, ses compagnons qui auraient été tués dans une rencontre, d’où il aurait pu échapper, seul ou à peu près ? Telle est l’hypothèse émise par Michaux-Bellaire.

En 1921, Édouard Michaux-Bellaire a publié dans la revue France-Maroc un article intitulé Moulay Bouselham, texte extrait de La légende dorée marocaine, ouvrage en préparation par Éd. Michaux-Bellaire, mais dont je n’ai pas trouvé trace de la publication. Dans cet article il rapporte la légende (ou une des légendes ) de ce curieux personnage.

Il s’appelait, dit-on, Abou Saïd l’Égyptien et il était connu sous le nom de Bou Selham, l’homme Selham.
Le Prophète, sur lui la Bénédiction et le Salut, a dit : « Il viendra après moi, un homme qui sera surnommé du nom de son vêtement ; il naîtra en Égypte, et sera enterré au Maghreb. Celui qui ira en pèlerinage à son tombeau, aura les mêmes mérites, et les mêmes grâces que celui qui aura visité mon propre tombeau. »

Lorsque Dieu voulut faire naître Abou Saïd, celle qui allait être sa mère raconta à son frère Aboubekr E’-Mouti, que le vendredi précédent il faisait très chaud et qu’elle avait très soif ; elle entendit une voix qui disait : « O Fathma, prends bien soin de celui que tu portes dans ton ventre, c’est un saint parmi les saints de Dieu », et cependant elle était seule ; elle entendit de nouveau une voix qui venait de son propre ventre et qui disait : « O ma mère, en vérité, l’ange qui vient de te parler est envoyé par le Maître des mondes ; bois donc et ne crains rien », et elle but quoique ce fut le troisième jour du Ramadan, le mois de jeûne.
« Cet enfant doit être celui dont a parlé le Prophète », dit Aboubekr. Bou Selham naquit quelques jours avant la fête de la rupture du jeûne ; mais il refusa de prendre le sein, parce que, disait-il, il voulait accomplir l’obligation du jeûne de Ramadan.

À l’âge de cinq ans, il refusait de jouer avec les enfants de son âge : « Je n’ai pas été créé pour jouer, disait-il, mais pour adorer mon Maître. Dieu a dit : « Je n’ai créé les génies et les hommes que pour m’adorer ». Et il pleurait tous les jours. Sa mère inquiète lui ayant demandé la cause de ses larmes. Il lui dit : « O ma mère, Choaib, le prophète de Madian, a tant pleuré qu’il en est devenu aveugle ; mais Dieu lui a rendu la vue. »

Quand sa mère mourut, Abou Saïd cessa de pleurer. À ceux qui s’en étonnaient, il répondit : « Seul doit être pleuré celui qui a adoré Dieu dans la solitude ». Toute son ambition était de se retirer loin du monde pour adorer Dieu, pour réciter le Coran dans l’obscurité de la nuit et pour jeûner. Une tradition du Prophète rapportée par Kab d’après Abou Ouaqqâç dit : «  Sur le rivage de la mer, à Bâb es-Sghir, « la Petite Porte », au Maghreb, se trouve un ermitage près duquel est la tombe de Youssef, fils d’Aristote, le maître des Sages et maître d’Alexandre, alors qu’il avait 450 ans et où le Khadir fit la prière devant une assemblée de gens dont il s’était fait l’Imam – le lieu s’appelle l’ermitage du Maître des Sages.

Abou Saïd, ayant lu cette tradition, s’écria : « O mon Dieu, permets-moi d’arriver jusqu’à cet ermitage ». Lorsqu’il plut à Dieu de lui accorder cette faveur, voici comment son intervention se manifeste pour lui faire quitter l’Égypte et le faire parvenir au Maghreb. Abou Saïd possédait un seul palmier et par la volonté de Dieu, ce palmier fut cette année-là couvert de dattes d’une manière extraordinaire et vraiment miraculeuse. L’Émir d’Égypte, informé de ce phénomène, alla lui-même pour goûter de ces dattes et les trouva plus douces que le miel et plus fraîches que la neige : il fit appeler Abou, Saïd et lui offrit cent dinars pour son palmier. Abou Saïd refusa et s’enfuit. L’Émir se fit alors apporter des dattes ; la première qu’il mangea était plus douce que le miel, la seconde était amère comme la coloquinte et après l’avoir mangée l’Émir se sentit mal et ne tarde pas à mourir. Pendant ce temps Abou Saïd était arrivé à Tunis, où il portait de l’eau et du bois pour gagner sa vie ; mais il distribuait aux pauvres tout le pain et qu’il achetait, si bien qu’il ne lui il en resta pas un seul morceau.

Il alla alors trouver l’Émir de Tunis et lui dit : «  J’ai faim ». « Que veux-tu ? Abou Saïd » lui dit l’Émir. « Je veux un panier de prunes et un vase de bon vin ». On les lui donna. Mais Abou Saïd se dit en lui-même :  « O homme matériel, tu penses à manger ces prunes et à boire ce vin, alors que la faim est ce qu’il y a de plus méritoire ». Et jetant les prunes dans le vase de vin, il agita le tout jusqu’à en faire une véritable bouillie qu’il versa sur la tête de l’Émir. Celui-ci le fit fouetter jusqu’au sang et, quelque temps après, un homme qu’il rencontra, lui ayant demandé quel mobile l’avait poussé à un acte semblable, il répondit : « C’est la rançon de ma personne ». Aussitôt, il entendit une voix qui disait : « N’exigez pas de rançon de vos personnes, Dieu connaît les mérites de chacun ». Abou Saïd sortit de Tunis, et continua sa marche à la recherche de la Petite Porte. Il rencontra en route le savant imam Sidi Abdeljelil Et-Tayyar (qui a la faculté de voler dans l’air) ; ils poursuivirent ensemble leur chemin dans la direction de la Petite Porte où est enterré Youssef fils d’Aristote le Sage et où le Khadir a dirigé la prière. Après avoir marché longtemps, ils arrivèrent dans le pays du Maghreb à un endroit appeler Meçmouda ; là Abdeljelil tomba malade et Abou Saïd, continua seul son voyage, en suivant le bord de la mer, à la recherche de Bâb es-Seghir.

Il arriva ainsi au Sahel d’Arzila puis un peu plus loin aux tombeaux des Ridjal Tchommich, les saints de la ville ensoleillée. (Tchommich ou Tchomis, c’est le nom actuel de l’emplacement de l’ancienne ville de Lixus sur la rive droite du Lekkous). Il y avait quarante-cinq tombes d’ascètes de l’Orient et du Maghreb, qui étaient à la recherche de la Petite Porte et qui s’étaient arrêtés là pour prier Dieu, et y étaient morts. Abou Saïd invoqua Dieu sur leurs tombes, et continua sa route ; il passa le fleuve (le Lekkous) et entra dans la ville de Larache, toujours préoccupé de découvrir la Petite Porte. Il aperçut de loin un homme qui avait les yeux bleus et tous les traits d’un prophète : son corps paraissait délicat, son haleine était douce et son visage resplendissant ; il portait des vêtements rapiécés. C’était le Cheikh Abderrahman El-Azraq. Abou Saïd le salua ; le Cheikh lui rendit son salut et lui dit : « Sois le bienvenu, victime de l’Émir. – Prends-moi comme serviteur, lui dit Abou Saïd – O Abou Saïd, répondit le Cheikh Abderrahman, comment peux-tu parler ainsi, toi qui es le maître de la Petite Porte, toi que le prophète nous a particulièrement désigné. – «  Comment cela ? » dit Abou Saïd. – Le prophète a dit :  « Il viendra après moi un homme qui portera le nom de son vêtement ; il sera originaire d’Égypte, et son tombeau sera au Maghreb. Celui qui le visitera une seule fois aura les mêmes grâces que celui qui me visitera soixante-dix fois. » Et ils continuèrent ensemble à marcher le long de la mer ; ils aperçurent un pêcheur qui jetait son filet : « Si je ne savais pas qu’Abdeljelil est mort, dit Abou Saïd, je dirais que c’est lui ». Quand ils se furent approchés, ils entendirent cet homme qui disait : « Ce que Dieu veut, il le peut », puis les salua respectueusement et avec joie et il se mit à pleurer : c’était Abdeljalil Et-Tayyar. « Tu es arrivé avant moi à Bâb es-Seghir et à l’Ermitage, Abdeljelil ». – « Oui, Abou Saïd, grâce à la puissance de Dieu ». – « Et que fais-tu ici ? ». « Tu vois, je pêche des poissons », et il plongea sa main dans l’eau et la sortit chargée de poissons : il y en avait un attaché à chaque poil de sa main. Abou Saïd fit alors avec son selham signe à la mer de le suivre et marchant vers l’intérieur des terres, il fut suivi par les flots de l’océan qui, franchissant la petite porte, se répandirent dans les temps que l’on appelle encore aujourd’hui la Merdja Ez-Zerga, la lagune bleue : « O Abou Saïd, lui dit Abderrahman El-Azrak, dis à la mer de s’arrêter pour que les habitants de soient pas noyés. Abou Saïd ordonna à l’océan de s’arrêter et il s’arrêta, puis il bénit l’eau qui emplissait la lagune en disant : « O mon Dieu, fais de ces poissons un remède contre tous les maux et bénis-les ; que la bénédiction et la guérison soient accordées par cette eau jusqu’au jour du jugement dernier ». Puis Abou Saïd, Abderrahman El-Azraq et Abdeljelil Et-Tayyar entrèrent dans la grotte où est enterré Youssef fils d’Aristote et s’y livrèrent à la dévotion.
Un jour, pendant qu’ils récitaient ensemble le Coran, Abderrahman El-Azraq se mit à pleurer et tomba mort. Ses compagnons, profondément tristes, cherchaient à se procurer un linceul pour l’ensevelir, lorsque plusieurs étrangers apparurent porteurs d’un linceul. Le Cheikh Abou Saïd se mit à sangloter et tombe mort également. Abdeljelil resté seul avec les étrangers s’occupa avec eux, de laver les corps et de les ensevelir. Ils venaient de creuser les tombes lorsqu’un vent violent se leva, amenant des nuages noirs, qui causèrent des ténèbres profondes : ils ne voyaient plus rien. L’obscurité dissipée ils virent trois tombes creusées et trois cadavres qu’ils enterrèrent sans savoir qui était le troisième. Les étrangers disparurent et le Cheikh Abdeljelil resté seul vécut encore huit jours, pleurant et priant jour et nuit. Avant de mourir il traversa le chenal qui relit la Zerga à la mer : c’est là que se trouve son tombeau.

Moulay Bouselham mourut vers l’an 340 de l’hégire (J.-C. 951). Son tombeau sur la rive droite du chenal de la Merdja Ez-Zerga dans le Gharb, connue également sus le nom de Merdja de Moulay Bouselham, est encore un sanctuaire très vénéré. Tous les ans au printemps, on y célèbre un grand pèlerinage qui est en même temps une véritable foire, où les gens des tribus les plus éloignées, se réunissent pour faire des sacrifices, au tombeau du Saint.
Toute la plaine qui s’étend de Lalla Mimouna Taguenaout à Aïn Tiçouat et à Machra al-Hadar est couverte de tentes d’où les femmes, vêtues de leurs plus beaux atours, regardent galoper les cavaliers. Les marchands de Fès, de Meknès, de Rabat, et d’Ouezzan, vendent leur tissus de laine et de soie, des selles brodées d’or et de bijoux ; des musiciens de la montagne jouent leurs airs de danse et de bravoure avec des tebbals et les ghaitas, ceux des villes accompagnés de violons et de guitares, chantent des airs d’Andalousie. Pendant trois jours dans cette ville improvisée c’est la gaieté et la joie sous l’invocation de Moulay Bouselham qui n’a laissé ni enfants ni disciples, dont la vie n’est qu’une légende et dont la véritable origine n’est pas connue. Sa grande ombre mystérieuse s’étend sur le pays et le protège.

Dans son texte de 1921, Michaux-Bellaire semble avoir abandonné l’éventualité où Abou Selham pourrait être un Chérif Idrissite en fuite. A-t-il remis en cause la version (insuffisamment étayée ?) de l’habitant des Oulad Mousa au sujet des ruines du Dar Moulay Bouselham ? A-t-il préféré conserver la légende la plus répandue d’Abou Saïd Al Maçry (l’Égyptien) qui propose un récit qui fait appel au merveilleux et éviter de casser la baraka de Moulay Bouselham : le moussem aurait alors perdu en partie son caractère de pèlerinage périodique pour n’être qu’une fête printanière ?

Moulay Bouselham : le marabout. Détail. Cliché Rouget possible

08 Sep 2024

Petite histoire de la liaison entre Fez Ville-Nouvelle et la Médina, par l’avenue Paul Doumer, en 1935.

La Commission municipale française du 31 janvier 1935 a insisté sur la nécessité de rouvrir l’avenue Paul Doumer coupée par la voie ferrée, à hauteur du Stade municipal, depuis le début des années 1930 avec les travaux de création du réseau de chemin de fer à écartement normal entre Fès et Oujda (début des travaux en 1928 et ouverture de la ligne en janvier 1934).

L’avenue Paul Doumer (parfois appelée boulevard Paul Doumer) est un des axes principaux de Fez Ville-Nouvelle : elle prolonge, en ligne droite, le boulevard général Poeymirau – boulevard Mohammed V – à partir de la place Lyautey – place de Forence – qu’elle traverse en direction du Stade municipal et au-delà vers la route principale de Port-Lyautey (Kénitra) à Fès qui aboutit à Bab Segma. On a ainsi un axe qui traverse la ville-nouvelle depuis l’avenue de Sefrou, origine du boulevard Poeymirau.

Détail d’un plan de Fès de 1932, avec surligné en rouge le tracé du boulevard Poeymirau. La place Lyautey est traversée par le boulevard qui s’appelle encore boulevard Poeymirau sur toute sa longueur, de son début avenue de Sefrou au Stade municipal. La x à droite au-dessus du tracé rouge marque l’emplacement du futur passage à niveau. On remarquera que la voie ferrée en 1932 ne traverse pas encore le boulevard.

En juillet 1933 la Commission municipale s’était déjà prononcée pour le rétablissement urgent de la circulation sur toute l’avenue Paul Doumer.
Il a été question à l’époque de l’étude d’un passage souterrain, repoussant toute idée de passages à niveau réputés être la cause d’accidents très graves et gênant considérablement la circulation, surtout lorsqu’ils sont situés à proximité des gares.

Après la prise en compte des avis techniques, il apparaît que la solution qui s’impose est celle de la réalisation d’un passage inférieur, d’accès facile et qui ne nuira pas à l’esthétique de la ville. Ces travaux avaient déjà été étudiés lors de la construction de la ligne de chemin de fer, mais abandonnés pour des raisons techniques : le niveau d’eau de l’Oued Fès se trouvait être plus haut que le point bas du passage et, de ce fait, on craignait que par infiltration, celui-ci soit toujours plein d’eau ou alors entraîne une dépense exagérée pour l’écoulement de celle-ci. En 1935, plus de craintes car le niveau d’eau de l’Oued Fès a été abaissé ; d’autre part le collecteur qui dessert le nouveau secteur industriel passe à environ 200 mètres de ce point, et se trouve beaucoup plus bas ; par conséquent, une simple évacuation d’eau du passage à l’égout suffit. Enfin dans un avenir assez rapproché (?), l’Oued Fès devrait être canalisé et permettre l’assainissement de tous les marécages voisins, vecteurs de la propagation du paludisme.

La solution d’un passage aérien pour franchir la ligne de chemin de fer, un temps envisagée, a été abandonnée pour différentes raisons : coût trop élevé, passage supérieur impossible car dominant les jardins du Sultan, inopportun aussi quant au site et nécessitant un volume de terre trop important pour réaliser un remblai. (La ville était déjà à la recherche d’un important volume de terre pour achever le fameux remblai, dans le prolongement de l’avenue Maurial – avenue Slaoui – qui devait assurer une meilleure liaison entre la ville européenne, les camps militaires et le nouvel hôpital Auvert). Au contraire le creusement d’un passage souterrain permettrait de récupérer un volume de terre qui serait utilisé pour combler et assécher les marécages situés à proximité, en bordure de l’Agdal.

Le franchissement de la voie ferrée au niveau du Stade municipal réduirait la distance entre Fez Ville-Nouvelle et la Médina d’un bon kilomètre : en effet, les charrois de marchandises se rendant en Médina empruntent l’avenue des Sports (qui passe devant le Lycée Mixte !), le boulevard Moulay Youssef jusqu’à l’Hôtel de ville puis l’avenue du général Ducla pour retrouver le prolongement de l’avenue Doumer (qui deviendra le boulevard des Saadiens après les travaux). En outre, la circulation sur les avenues citées sera ainsi réduite et les travaux nécessaires à leur réfection et à leur entretien moins fréquents, d’où une économie pour le budget municipal.

La Municipalité envisage d’ailleurs de faire payer l’essentiel des travaux de création du passage souterrain par l’administration du Tanger-Fès : « Les Chemins de fer nous ayant coupé une avenue par le passage de la voie ferrée doivent rétablir la circulation normale … la ville ne doit en supporter qu’une très petite partie. Toutes les demandes seront faites dans ce sens auprès de la direction du Tanger-Fès comme auprès de la direction des Travaux publics. Et l’on peut envisager le commencement des travaux dans un avenir prochain. Ce serait d’ailleurs souhaitable pour fournir du travail aux chômeurs dont le nombre augmente pendant cette période de crise économique» a déclaré M. Paul Heyberger devant la Commission municipale. (M. Heyberger était transporteur en dehors de ses fonctions de conseiller municipal ; passionné d’aviation il était aussi élu au comité du Club aérien de Fès)

La réalisation de ce passage souterrain pour éviter le long détour pour aller vers la Médina ou accéder à la Ville-Nouvelle est d’autant plus urgente que la gare du Tanger-Fès devient la gare de marchandises, que son trafic va s’accroître et que les Chemins de fer vont transférer leurs magasins de la gare de la voie de 0,60 vers la nouvelle gare.

Détail d’un plan de Fès de 1933, centré sur le stade municipal. Le tracé de la voie ferrée (en direction d’Oujda) coupe effectivement l’avenue Paul Doumer et contourne en arc de cercle le bloc stade municipal-lycée mixte avant de s’engager dans un premier tunnel. Tracé toujours actuel aujourd’hui. À gauche les bâtiments et les voies de la gare du Tanger-Fès.

Le caractère urgent de l’ouverture de l’avenue Paul Doumer, évoqué début janvier 1935, n’a pas fait évoluer la situation. En effet, en septembre, les usagers de la route continuent à se plaindre de ne pouvoir franchir la voie ferrée toujours coupée par des barricades.
Paul Boué, journaliste au Courrier du Maroc écrit : « Depuis l’ouverture de la ligne Fès-Taza des barricades interceptent cette voie de communication dont l’utilité est indiscutable. Elles obligent les automobilistes et les voitures à faire un très long détour, coûteux, par l’avenue du général Ducla pour gagner la route qui longe les murs du Palais du Sultan. (J’ajoute que les troupeaux conduits au souk, et qui ne peuvent plus contourner la ville, effectuent eux-aussi le même détour !)
Comme les sénateurs romains qui discutaient pour savoir à quelle sauce on préparerait un turbot pendant que sa fraîcheur devenait douteuse, nos organismes élus et fonctionnaires ont palabré sur l’utilité du passage, ou souterrain ou aérien, comme si des centaines de trains devaient circuler entre Fès et Taza. Notre ville n’en est pas encore à ce stade, elle n’y sera pas de sitôt et, tous ces « pêcheurs de lune » prennent hélas leurs désirs pour des réalités.
On ne peut s’empêcher de rire quand on voit des mégalomanes se gargariser en discutant la construction d’un pont ou d’un tunnel pour franchir cette modeste voie ferrée, alors qu’un simple passage à niveau ferait mieux notre affaire, surtout à l’époque de crise que nous traversons. Les contribuables ne comprendraient plus les dépenses somptuaires inutiles alors que de tels crédits trouveraient un emploi plus profitable ailleurs.
On dirait qu’à Fès, on ne veut pas faire les choses comme dans les autres villes. Nous traînons encore le boulet de l’argent trop facile, inconnu à l’époque de la guerre riffaine qui a bouleversé toute l’économie de notre région. Nous avons conservé ici la mentalité des grandes affaires. Quand on ne parle pas de milliers et de milliers de francs, les gens ne se dérangent pas. Il faudrait une fois pour toutes abandonner cette mentalité et redescendre sur la terre.
La question de ce passage à niveau procède de ces exagérations. Comment donc un passage à niveau ! Pourquoi pas un pont métallique, pourquoi pas un tunnel ? Faisons des grands travaux contre toute nécessité, grands travaux qui ne répondent ni au trafic, ni au nombre des trains qui franchissent notre gare.
Un peu de sagesse, Messieurs et donnez-nous tout simplement un modeste garde-barrière qui aura là une place de tout repos et rétablissez rapidement la circulation sur l’avenue Paul Doumer, si vous ne voulez pas continuer à brimer les riverains, comme tous ceux qui ont investi dans les rues et avenues adjacentes des capitaux considérables dans la construction d’immeubles et de villas confortables et modernes.

N’obligez pas aussi les colons venant du Saïs à faire un détour considérable et inconfortable pour se rendre au Souk el Khémis, et seulement, pensez à cette rue de Fès-Jdid dont l’encombrement grandit de jour en jour par suite de l’interruption de la circulation sur l’avenue Paul Doumer.
C’est pourquoi nous persistons à demander la construction d’un simple passage à niveau, avec son garde-barrière tout simplement, car toute autre dépense ne se justifierait pas pour les raisons que nous avons indiquées. L’époque héroïque est passée, laissons les « pêcheurs de lune » dans leurs rêves ».

Les réclamations et les plaintes des utilisateurs de l’avenue Doumer, relayées par la presse locale ont amené les autorités municipales, au début de l’année 1936, à insister auprès des directeurs des Travaux publics et de la Compagnie de Chemin de Fer du Maroc, sur les inconvénients qui résultent de cet état de choses et d’exposer en même temps comment ils conçoivent les moyens d’y pallier : la municipalité serait disposée à payer le gardien du passage à niveau, en attendant la construction du passage souterrain qui faute de crédits est reportée à plus tard.

C’est finalement le 28 juin 1936 qu’est mis en service par les soins de la Compagnie des Chemins de Fer, le passage à niveau de l’avenue Paul Doumer.
C’est la fin du détour que les Fasis étaient forcés d’effectuer pour gagner, par l’Agdal extérieur, Bab Segma, le Souk el Khémis l’hôpital Cocard, les Cherardas, le tour de Fès. C’est la réhabilitation de l’avenue Doumer transformée depuis deux ans et demi en cul-de-sac.
C’est aussi le retour de la circulation dont la place Lyautey (place de Florence) doit être le passage et non l’aboutissement, et c’est par ricochet la revalorisation de l’avenue de France, (avenue Hassan II) axe central de Fez Ville-Nouvelle.
C’est aussi l’allègement partiel de la circulation dans la Grande-rue de Fès-Jdid

On s’étonne qu’il ait fallu deux ans et demi pour rouvrir cette avenue ! Les Fasis étaient-ils dans leur ensemble fatalistes et résignés ? La solution la plus simple, et en même temps la moins coûteuse, était évidemment le passage à niveau ; solution d’autant plus aisée et rationnelle que la circulation des trains était rare sur cette voie : un train le matin et un train le soir dans chaque sens !!! Certes il y avait alors la responsabilité du gardiennage sur cette voie de circulation très active et encore compliquée par les troupeaux de bestiaux à destination du Souk el Khémis ; la difficulté a été facilement aplanie par la désignation d’un garde-barrière, finalement payé par la Cie des Chemins de fer,qui sera là à poste fixe.

Je n’ai pas trouvé la date à laquelle le passage souterrain qui existe aujourd’hui a été réalisé.

Souk el Khemis au pied du rempart des Cherardas. Cliché anonyme vers 1940

20 Aug 2024

Aspects d’un urbanisme à Fès

Image à la une : Vue aérienne de 1933 de la médina de Fès et de Fès-Jdid

D’après une conférence faite au Centre culturel français le 16 février 1961 par Albert DEGEZ, architecte D.P.L.G. et inspecteur interprovincial d’urbanisme à Fès. Publié également dans le Bulletin économique et social du Maroc en août 1961

Fès pose à l’urbaniste des problèmes qui diffèrent de ceux des autres villes par leur originalité ou leur intensité. Le but de cet article n’est pas de présenter un plan d’urbanisme qui n’est donné qu’à titre indicatif, mais d’essayer d’en faire comprendre les bases et d’exposer les raisons qui peuvent conduire à un aménagement rationnel.

Plusieurs des problèmes posés n’apparaissent pas à première vue du domaine de l’urbaniste. On pourrait même s’étonner de le voir aborder des disciplines si diverses. Mais il ne peut y demeurer étranger car elles sont étroitement liées à son travail. C’est pourquoi il me paraît utile de définir ce terme d’urbanisme qui prête trop souvent à confusion.
Le désordre des villes industrielles, plus particulièrement des banlieues, au XIXe siècle, provoqué par l’afflux désordonné des populations, réclamait une organisation pour laquelle l’Urbanisme a été créé. Faire un tri, dire où doit s’installer la résidence, l’industrie ou la verdure, répartir harmonieusement les différents lieux des manifestations d’un groupe, voilà ce qu’on a demandé à l’Urbanisme. On s’est vite aperçu que cela était encore insuffisant. La ville n’est pas un organisme statique, mais un mouvement continuel et ce mouvement lui est imposé par les hommes, plus exactement par un groupe social. Prévoir les répercussions des activités de ce groupe sur la forme urbaine, prévoir ce que sera son chiffre de population, ses besoins, ses nécessités, tout cela fait partie de son travail. C’est une branche appliquée de la sociologie. Cette perspective met à leur place les petites préoccupations quotidiennes d’éclairage, d’hygiène ou de jardins d’agrément, à quoi on le ramène quelquefois. Ce sont les fonctions d’un groupe humain qui l’intéressent.
À lui de définir leur dimension, leur hiérarchie, leur mouvement.
Cette recherche oblige l’urbaniste à se pencher sur des données statistiques, sur une rapidité de croissance, sur un aspect, comme un médecin examine un malade avant de formuler son diagnostic. C’est cet examen de Fès que nous proposons de présenter.

Pour l’historien, pour le touriste ou l’ami du pittoresque ou pour l’archéologue, le centre exclusif d’intérêt est la Médina. On pourrait se demander si, pour l’urbaniste plus habitué apparemment à se tourner vers des projets de cités neuves, la Médina n’est pas destinée à passer fatalement au second plan et à ne retenir que momentanément son attention. Devant les nécessités dévorantes de la vie moderne, la Médina, n’est-elle pas, sinon vouée à l’abandon, du moins destinée à rester à l’écart ?
Quelle est la place, quel sera l’avenir de cette ville d’une autre époque avec ses vieux monuments, son commerce étouffé par les maisons, ses « fondouks », avec son artisanat, trop souvent figé : brodeurs, tanneurs, potiers, teinturiers, en face de l’importance chaque jour accrue des activités modernes ? N’est-il pas plus raisonnable de faire purement et simplement abstraction du passé ? Telle est la question que l’on doit se poser en premier lieu.

Dans la médina, cliché anonyme. Vers 1935

I – ASPECT EXTÉRIEUR

L’analyse des éléments statistiques (dans un premier stade, car l’homme de l’art aura plus tard son mot à dire) donne une réponse écrasante et permet d’affirmer la priorité du problème de la Médina : 133 000 êtres humains, 172 000 avec Fès-Jdid, sont concentrés dans une ville sans hygiène, sans voies de communication mécanique, sans air, deux fois trop dense et, à certains endroits, cinq à six fois. Tel est le premier bilan sommaire qui réclame l’attention de tous ceux qu’intéresse, directement ou non, la vie de cette cité.

Il émane pourtant du spectacle de cette ville, une grande beauté. Pourquoi ? Parce que c’est UN, parce que c’est uni. Cette opposition brutale entre la campagne et la ville montre la volonté d’un peuple de s’opposer aux forces extérieures pour vivre ensemble côte à côte. Toutes les cellules semblables dans leur diversité prouvent que la même vie, le même rythme unissent ceux qui les habitent. Enfin cette beauté traduit l’équilibre auquel a pu parvenir une civilisation, en un point donné, en un moment donné. Cristallisée en pierres, en traditions, en gestes, cette civilisation semble encore en vie. En réalité elle est durement touchée par son contact avec l’Occident. L’équilibre est rompu, et ce déséquilibre se traduit tout autour par la laideur des bidonvilles, les constructions sans grâce de trop de quartiers récents. Si le beau n’est pas un but, il est une pierre de touche à ne pas négliger. Fès recouvrera sa beauté le jour où l’assimilation aurait été complète, lorsqu’un équilibre nouveau aura pris naissance, et qu’une union, harmonieuse de l’ancien et du neuf aura pénétré sa vie économique et sociale.

À l’opposé se trouve la VILLE NOUVELLE. Opposée, elle l’est non seulement dans son emplacement, mais dans ses caractéristiques : occidentale d’aspect, de conception et de vie, aussi clairsemée dans sa population que l’autre peut être dense. Ici 23 000 habitants d’un faible poids à côté des 172 000 évoqués précédemment. Au lieu des venelles où deux hommes ont parfois du mal à se croiser, ici des rues dégagées, un équipement moderne. On pourrait appuyer longtemps sur une opposition aussi totale entre deux parties d’une même ville, opposition qui se manifeste aussi bien dans la forme, dans l’histoire, dans les activités que dans les conditions de vie. Ce décalage spectaculaire et socialement choquant est nuisible par beaucoup de points au bon fonctionnement de la cité.
Nous verrons plus tard que ces différences ne sont pas les seules.

On est souvent sévère pour la ville nouvelle, si décevante par son aspect. Pensons cependant aux faubourgs des grandes villes d’Europe construits à la même époque. Que pouvait réaliser ici et à ce moment une civilisation créée pour un autre ciel, alors qu’elle même n’avait pas acquis son équilibre, ni assimilé la révolution industrielle du XIXe siècle ? Tout cela ne pouvait que se répercuter dans une création trop hâtive, utilitaire par nécessité, édifiée par des gens qui disposaient d’ailleurs de moyens infiniment plus modestes que les bâtisseurs d’occident.
Ce simple aspect des deux villes nous a fait déjà entrevoir des problèmes principaux.

D’une part, 170 000 habitants vivent sur une superficie deux fois trop exiguë, réclamant des nouvelles surfaces pour vivre. Dans quelle direction les diriger ? Quel planning, au moins sommaire, supposer à cet exode massif ? Quelles normes donner aux nouveaux logements, aux immeubles collectifs ? Quel moyen préconiser pour réunir deux villes si éloignées et si dissemblables et les harmoniser ? Ce n’est pas tout, car cette population qui s’accroît au rythme annuel de 2 % atteindra 270 000 habitants dans 10 ans et 300 000 dans quinze ans. Outre les surfaces d’habitat évoquées, de nouvelles surfaces de travail et de détente seront à définir avec tous les problèmes qui s’y rattachent.

Certains de ces problèmes sont classiques : l’accroissement d’une population, les projets d’extension par tranches successives, mais nous discernons déjà ceux qui sont particuliers à Fès car son originalité consiste dans une vitalité étonnante de la ville ancienne et dans sa prédominance sur la ville nouvelle. Cette dernière en effet n’a pas pris comme ailleurs la quasi-exclusivité de la vie et du commerce qui restent le fait principal de la Médina.
La tendance naturelle de toute ville qui progresse est d’abandonner peu à peu son noyau d’origine, lequel rejeté à la périphérie s’étiole pour ne devenir finalement qu’un faubourg endormi. C’est une loi naturelle de la cellule qui se renouvelle par scissiparité et meurt. Au contraire, à Fès, non seulement ce noyau d’origine s’est maintenu et a conservé ses activités mais jusqu’à présent il en reste la tête.
Il faut ajouter un troisième caractère plus formel, la dispersion. Les distances qui séparent chacun de ses ensembles urbains sont disproportionnées avec l’importance de chaque partie. Cette dispersion a pour principale cause le site lui-même.

Il n’est pas question d’aborder tous ces problèmes, mais d’en retenir seulement trois points principaux : recherche d’un aménagement en Médina, direction d’une extension et enfin liaison de cet ensemble favorisant les relations réciproques. Ces trois points posent en réalité trois problèmes : un problème de site, un problème de niveau de vie, un problème de vocation.

Talaâ Kbira. Plaque de verre vers 1920

II – FAUT-IL PERCER LA MÉDINA ?

La concentration de 40 à 50 000 maisons dans des conditions anachroniques pose un grave dilemme : peut-on honnêtement, et grâce à un minimum d’aménagement, maintenir la vie dans une médina obstruée, bouchée, encrassée et incapable de soutenir la concurrence moderne, ou bien ne vaut-il pas mieux, devant un état de fait pratiquement insoluble, plutôt que de s’épuiser en efforts ruineux aux résultats hypothétiques, porter ailleurs ses efforts et se tourner résolument vers l’avenir. Ville musée, dégagée des contraintes modernes, la médina servirait de résidence aux amis du calme et du passé.

C’est la première solution, cette rénovation de la médina, qui a été retenue, celle que réclament sa longue tradition, sa vitalité et ses habitants.
Le simple fait qui de toutes façons s’opposerait à cet abandon, c’est l’importance de sa masse elle-même.
Même si l’on supposait la ville réduite à un quartier de résidence de 60 à 70 000 personnes, il faut encore que ces habitants vivent. De propos délibéré on ne peut leur imposer l’obligation de se rendre deux fois par jour à des lieux de travail distant de 4 à 8 km.
Il s’agit donc d’un réaménagement complet. Faut-il aussi prévoir des voies carrossables ? A-t-on le droit de détruire tant de monuments du passé, de toucher une vie intérieure maintenue et parfois réclamée par ses habitants eux-mêmes ? Faut-il percer la Médina ?

Là aussi nous avons répondu par l’affirmative. Car il n’est pas exagéré de proposer une voirie qui ne ferait que répartir en médina trois ou quatre quartiers abritant encore chacun 15 à 20 000 personnes. On pourrait dire cependant qu’entre la beauté, ce beau que nous décrivions tout à l’heure, et le social, nous avons choisi le social. Mais il n’est pas dans notre pensée de détruire le beau : le beau fait partie du social car la qualité des lieux que l’on fréquente touche au sens affectif et nous marque profondément. La beauté facilite les relations, les gestes, les habitudes chaque fois qu’elle exprime la qualité d’une répartition et d’un fonctionnement.
D’ailleurs, on ne crève pas une ville de type archaïque sous peine de la tuer. Il est impossible de reconstituer les formes et d’y appliquer les principes d’une ville créée de toute pièce. On peut rénover et non innover. Il faut réaliser un type d’aménagement tout à fait particulier, à la mesure, à l’échelle, au niveau de Fès, trouver une solution personnelle conforme à sa tradition.

Précédemment nous attirions l’attention sur la densité des cellules qui composent cette ville. Il ne faut pas avoir peur de ces éléments minuscules qui donnent au contraire la solidité du tissu. Ne croyons pas qu’ils soient contraire à la vie d’une grande cité nationale, ou même au rayonnement international, mais qu’ils lui sont nécessaires.

Vue aérienne de la Médina de Fès. 11 janvier 1926

Dans un premier contact avec Fès, j’ai été frappé de découvrir à Paris, sous les grands tracés à l’échelle du rayonnement de cette ville, la trame minuscule de la vie de quartier, un sous-rythme comparable à celui de la Médina, un Paris-médina où se maintiennent les véritables foyers d’une vie que dilapide le rythme inhumain de la grande cité. C’est là que l’esprit se ressaisit pour se ramasser, petites boîtes grandes comme des cabines de bateau, comme la cabine du capitaine où il fait le point, où sont décidés les ordres qu’il va donner à tout l’équipage. C’est dans ces officines que s’élaborent les petites choses et les pensées les plus vastes, les robes, les révolutions et les chansons, la mode, la politique et la poésie, ce travail intense et précis qui va donner le ton pour un an ou pour un siècle.

Dans ses grands tracés l’urbaniste s’efforce non seulement de ne pas détruire ces lieux de culture et de travail, mais de les mettre en valeur et de leur permettre de se multiplier et d’essaimer. S’il paraît de peu d’importance de passer au travers de quartiers sans âme et sans beauté, dans de tels secteurs au contraire l’urbaniste a le devoir de préserver et d’entourer une vie intense, une pensée, une tradition.

Une fois encore d’ailleurs, nous nous heurtons à une opposition totale avec la ville nouvelle, celle du site. Autant cette dernière est calme, autant la Médina est tourmentée. On se trouve dans un système de collines, de falaises, de pentes raides disposées de telle sorte qu’il y a impossibilité absolue à opérer un tracé rectiligne. Les quelques liaisons étudiées, réduites au strict minimum rencontrent des difficultés techniques d’abord, financières ensuite, extrêmement grandes.

En outre, deux autres principes seront respectés. D’une part, soutenir la vie commerciale existante, la maintenir en état, c’est-à-dire s’en approcher au plus près pour la desservir en voirie, sans la troubler par une circulation mécanique. Ce principe de la séparation des circulations et des activités commerciales est celui qui guide les plans les plus modernes, en Angleterre et aux États-Unis notamment, devant les exigences exclusives et dévorantes de la circulation.
D’un autre côté, le caractère des quartiers et l’architecture urbaine à valeur esthétique ou historique qui l’accompagne et que nous évoquions tout à l’heure comme éminemment propice à l’élaboration, favorisent également les relations humaines et l’attirance des visiteurs. Elles sont donc à définir, à respecter, à entretenir. Ces trois exigences : difficulté du site, respect du commerce, respect historique coïncident pratiquement puisque le centre spirituel et religieux, le centre commercial : Karaouiyne, Moulay, Idriss, et la Kissaria se trouvent au cœur de la médina dans la partie la plus difficilement accessible.

Les courbes de niveau de la maquette font bien apparaître cette partie plate et centrale, sur laquelle s’est élevée la Karaouiyne et, plus haute d’une dizaine de mètres, la tente de Moulay Idriss (dar el guitoun), entourée d’un demi-cercle de falaise limitant un cirque naturel, tandis que vers l’Est la vue s’étend jusqu’aux pentes du Zalagh et au Sebou. Bien délimité, c’est ce noyau qu’il faudrait approcher et contourner, facilitant son accès et le rattachant au reste de la ville et à ses plus lointains quartiers.

Un accès dont on parle beaucoup est celui de l’Oued Boukhareb dont on réaliserait ainsi la couverture. Sans nier certains de ses avantages, il ne paraît pas assez direct ou plutôt, son intérêt de pénétration s’atténue rapidement à hauteur de la partie centrale, une fois dépassée, la Médersa Seffarine. Plus loin il tourne le dos à son objectif et s’éloigne dans la campagne.

On possède une voie de grande valeur, l’Avenue de la Liberté (ancienne route du Batha). C’est sur elle et par son prolongement que devrait se faire cette liaison avec le cœur de la Médina. Le branchement du Boukhareb en allonge le parcours de près d’un kilomètre, sans parler du dépaysement causé par le détour à l’extérieur des remparts.

De plus, une gradation dans la largeur des voies devrait se faire également en fonction de la valeur du site et de l’ensemble urbain. Pour être complet et réaliste cet aménagement devrait réaliser parallèlement un assainissement de chaque ilot, de chaque groupe de maisons de la Médina. Travail de patience qui ne pourra être mené à bien qu’au fur et à mesure de la réduction de la population

Avenue du Batha/Avenue de la Liberté. Elle débute au sud du cimetière israélite et se prolonge jusqu’à la poste du Batha (non visible sur ce plan) ... qui n’est pas tout à fait le cœur de la Médina !

III – L’EXTENSION DOIT-ELLE SE FAIRE EN VILLE NOUVELLE ?

Il paraît évident que la ville nouvelle doit non seulement supporter cette extension, mais en être la principale base. L’attraction qu’elle exerce, sur la population, notamment le vendredi suffirait à le montrer.

Il ne faut pas cacher cependant que le principal frein à cette expansion consiste dans l’énorme décalage de niveau de vie, entre les populations qui résident en ville nouvelle et les populations qui devraient s’y rendre. Ici nous touchons du doigt une opposition moins apparente peut-être mais plus dramatique que les précédentes et une des raisons principales de la surcompression en médina qui demeurera aussi longtemps que ce déséquilibre.

La faible voirie réduisant l’entretien, l’absence d’équipement presque totale, l’absence de taxes, la modicité du coût de la vie, autour d’éléments qui permettent à une majorité de la population de subsister avec des ressources invraisemblablement basses constituent les principaux traits de la vie en médina. La population vivant actuellement en ville nouvelle représente à peine 18 % de la population totale, 20 % avec la banlieue Sud, exprimant à la fois un standing et un mode d’habitat occidental. 80 % de la population est attachée aux traditionnelles habitations à patio et les prévisions les plus optimistes ne permettent pas de penser que cette proportion puisse descendre en dessous de 65 % avant 15 ans. Le patio est une solution heureuse et bien adapté au climat mais c’est une solution de riches car elle réclame un terrain suffisamment grand pour éclairer, aérer, ensoleiller toute la maison. Réduit à des dimensions infimes, il est générateur de taudis.
La ville nouvelle ne saurait suffire dans un premier temps à cause des transformations difficiles telles que la reconstruction d’une partie des immeubles déjà vétustes, édifiés pour répondre à une moins grande densité ; dans un deuxième temps, à cause du nombre de demandes provoquées par l’accroissement de la population.
C’est pourquoi les terrains de la Ferme Expérimentale, au moins dans leur partie Est ont été choisis à cet effet, l’habitat et l’équipement devant être plus en rapport avec le niveau de la population. Ainsi la ville rayonne autour de la vieille cellule originale et accuse sa direction en éventail vers le Sud entre le ravin de Dahar Mahrès et la voie ferrée.

Fez Ville-Nouvelle vers 1950

IV – COMMENT REDONNER SON UNITÉ À LA VILLE ?

Pour rendre plus sensible ces aspects de Fès on a insisté de façon peut-être exagérée sur le contraste entre deux formes, deux façades. En réalité certaines de ces différences sont plus apparentes que réelles et les deux villes sont étroitement liées au moins sur le plan économique. Il ne faut pas oublier non plus les liens vivants qui les relient, l’attirance de la population pour la ville européenne, ni le sang que la ville nouvelle, reçoit de Bab Ftouh et de Fès-Jdid, sous forme de 20 000 travailleurs, se rendant quotidiennement et même deux fois par jour à leurs occupations. Mais ces relations sont entravées par des formes caduques au détriment des habitants eux-mêmes. Des circulations rapides peuvent compenser de trop grandes distances et une juste répartition des fonctions satisfaire les besoins.

Le meilleur type de circulation rapide est l’Avenue de la Liberté. Elle est encore insuffisante car le principal obstacle à cette liaison entre Médina et Ville Nouvelle est Fès-Jdid, bloc massif, qui s’oppose par sa taille par la densité de sa population et par l’entassement de ses maisons. Là aussi il faudrait élargir la Grande rue de Fès-Jdid et supprimer ses goulets d’étranglement en évitant les portes anciennes qui seraient ainsi mises en valeur par la même occasion. Cela permettrait de s’appuyer sur un commerce urbain qui réalise une suite continue depuis la Ville nouvelle jusqu’à la Kissaria, cœur de la ville ancienne.

Ces liaisons de forme seraient inutiles si ces deux villes s’épuisaient dans une concurrence qui aurait pour effet de les ruiner toutes deux. Elles ont tout avantage à trouver chacune leur spécialité et à réaliser leur vocation propre. Il est évident que la Ville nouvelle avec ses vastes surfaces plates, son sol homogène, son étendue offre aux industries modernes des possibilités que ne leur offrira jamais la ville ancienne. En outre, la Ville nouvelle possède un équipement de voirie et de nombreuses installations de petites et moyennes industries qu’il serait peu rationnel de négliger, ne serait-ce qu’en raison de la valeur qu’il représente comme investissement.

Cet avenir industriel semble bien dessiné, particulièrement sur les rives de cette Ville nouvelle dont nous parlions tout à l’heure, soit le long de la voie ferrée, soit à l’extérieur de la route de Sefrou. Que reste-t-il à la ville ancienne si on lui enlève apparemment ses débouchés modernes ? Le commerce d’abord, les activités de type artisanal qui sont loin d’avoir dit leur dernier mot et surtout les activités culturelles : le rayonnement de son Université, le pèlerinage au tombeau de son fondateur, sans compter le tourisme activité non négligeable. En somme, la Ville ancienne restera une cité d’affaires intellectuelles, une cité de culture. Beaucoup de villes, il est vrai de moindre importance, ne possèdent qu’une seule de ces activités à leur actif.

V – CONCLUSION

C’est à ce prix que Fès retrouvera sa beauté et c’est sur cette harmonie que nous conclurons.
Harmonie ne veut pas dire monotonie et encore moins répétition qui ne créeraient qu’une uniformité trop souvent déplorée. Donc d’un côté une production industrielle, ou semi industrielle, de l’autre artisanale et culturelle, des centres, des bibliothèques, un commerce réunissant le tout : il semble que chacun puisse y gagner.
Cette perspective nous permet de voir Fès s’épanouir avec toutes les possibilités de ses forces actuellement dispersées et les contrastes qui en font le charme ne seront plus un affrontement, ni une lutte, mais la franchise et l’expression d’une volonté.

Vue sur la Médina. Photo Léon Sixta

Pour compléter le texte de cette conférence et en particulier pour illustrer les propos de M. Degez concernant les terrains de la Ferme Expérimentale choisis pour l’extension de la ville de Fès, j’ajoute le texte de l’allocution de M. Delarozière, prononcée, près de dix ans auparavant, le 7 février 1952, à l’occasion de l’ouverture du chantier de la nouvelle ville marocaine de Fès dont le premier coup de pioche est donné par le général Laparra et S.E. le Pacha Hadj Fathmi ben Slimane.

L’implantation future du Grand Fès est lancée et M. Jean Delarozière, architecte et chef du plan de la ville de Fès dans son discours présente la genèse du projet et une synthèse des problèmes d’urbanisme de la ville.

Chaque fois que j’ai eu l’occasion de remémorer les étapes de l’histoire urbaine de Fès, j’éprouve le sentiment très vif de me trouver devant un destin exceptionnel.
Fès n’est pas une ville spontanée, une émanation du terroir comme tant de vieilles villes qui ont été créées successivement et inconsciemment, ferme rurale, puis hameau, puis village, bourg et cité, Fès est par excellence, une ville « créée ». Elle a été trois fois dans son histoire, l’expression d’un propos délibéré, d’une décision pleinement consciente.
Fès c’est un triple acte de volonté : volonté de Moulay Idriss pour Fès el Bali, volonté de Abu Yaqub le mérinide pour faire Fès-Jdid, volonté du maréchal Lyautey pour la ville nouvelle de Dar Dbibagh.
Un quatrième acte de volonté vient d’être posé : l’extension de la ville vers l’Ouest. Cet acte de volonté exprimé d’abord dans les plans longuement mûris, se concrétise aujourd’hui dans la réalité d’un chantier : pour la quatrième fois de son histoire, Fès ouvre en pleine connaissance de cause un grand chantier urbain.

Je ne crois pas nécessaire de refaire l’historique des projets et des délibérations qui trouvent aujourd’hui leur aboutissement. Je ne veux qu’en rappeler la genèse – S’il est une Fès – Pour croire à l’impérieuse, nécessité de l’urbanisme moderne, il faut avoir pris conscience du sort pénible des foules urbaines. Or, ici, comment ne pas être saisi par l’énorme concentration humaine de la double vieille cité. Du jour où le problème du surpeuplement de Fès était seulement posé avec rigueur, la solution était déjà virtuellement trouvée. Ce n’était plus par des aménagements de détail, par quelques lotissements sporadiques, que la décongestion de Fès pouvait s’opérer. La nécessité d’une extension massive s’imposait. Ce n’était plus quelques hectares qu’il fallait aménager, mais 100, 200, et peut-être un jour 300 et 400.

La solution qui a été choisie, à la mesure de l’évolution de Fès, c’est l’utilisation progressive des terrains de la Ferme Expérimentale. Cette solution courageuse, c’est à M. Écochard que nous la devons. C’est une vision aiguë des données du problème et sa conviction intransigeante qui ont fait aboutir un projet caractérisé par la franchise et l’ampleur. M. Écochard aime Fès, et il se sentira payé de sa peine, si je lui répète (car il le sait déjà) que la population fassie est pleinement consciente de l’intérêt qu’il lui porte.
Je voudrais rendre hommage également à M. Gerbier, ingénieur des Ponts et Chaussées et à son chef du Service de l’Habitat, M. Viroulaud, dont les diligences ont permis d’inaugurer sans retard le chantier dont la charge lui avait été confiée. Tenant le pari – car s’en était un – qu’il avait accepté « sportivement » devant M. le Résident général. M. Gerbier et ses collaborateurs ont établi les dossiers techniques et lancé les adjudications des travaux dans un délai véritablement « record ». J’ajoute que le Service des Travaux municipaux a utilement participé à l’implantation des travaux. Maintenant, les machines sont lancées et nous souhaitons qu’elles ne s’arrêtent plus.

Le chantier qui commence correspond à ce qui figure sur le plan sous la dénomination « Secteur de commerces, d’ateliers et d’habitations ».
Ce secteur couvre 20 hectares. Il est délimité à l‘Est par le relais des P.T.T., la prison civile d’Aïn Kadous et le Centre d’épidémiologie ; à l’Ouest par la Ferme Expérimentale, au Sud par la route impériale, au Nord par un grand boulevard.
La voirie, exécutée par le Service de l’Habitat représentera 2 100 mètres de rues principales. La ville de Fès, de son côté exécutera la même longueur de voies, d’une part, pour relier le secteur au lotissement de Casbah ben Debab, et d’autre part, pour réaliser le premier tronçon de la grande avenue qui est prévue entre la place centrale des nouveaux quartiers et le carrefour de la Piscine dans la ville nouvelle actuelle.
La Municipalité va également lancer la construction d’un réservoir sur le Bled Msalla, afin d’ alimenter les nouveaux quartiers.
Le premier secteur comporte principalement des îlots d’entrepôts et des îlots d’habitations.

Les îlots d’entrepôts comportent 87 parcelles d’une superficie variant de 400 m² et 600 m². Ces parcelles seront mises en vente dès que la viabilité sera achevée.

Les îlots d’habitation sont réservés à la construction de logements économiques, de petites superficies : 54 m², 64 m² ou 81 m² suivant le cas. 589 logements sont prévus au plan, dont 38 occuperont un premier étage. Sur ce nombre, le Service de l’Habitat va lancer la construction de 215 logements qui seront loués ou mis en vente. 174 logements seront édifiés par les soins de particuliers après acquisition des terrains nécessaires.
On peut estimer à 3 000 habitants la population correspondant à l’ensemble des logements prévus. Par ailleurs, je signale qu’une cinquantaine de logements très économiques seront édifiés, cette année au-dessus du Centre d’épidémiologie par d’anciens soldats avec l’aide financière de l’Administration. En outre, deux immeubles collectifs, spécialement étudiés, seront construits par le Service de l’Habitat, en bordure du secteur équipé.
Enfin, la direction de l’Instruction publique s’est déclarée prête à entreprendre la construction d’un groupe scolaire à proximité du secteur ainsi que la construction d’une école normale régionale d’instituteurs, à côté du lotissement de Casbah ben Debab. Ces projets sont du plus grand intérêt et il faut souhaiter que l’Instruction publique les réalise très rapidement.

Pour conclure, je voudrais reprendre les mots de M. Écochard dans une note parue, il y a quelques mois au Bulletin d’Information du Protectorat : « Telle qu’elle se présente, cette vaste extension urbaine ne saurait cependant être réalisée avec l’arrière-pensée ou la crainte de voir se vider progressivement la médina. Ce serait impossible : une réalité historique et spirituelle comme la Médina de Fès porte en elle, sa force et sa permanence. Elle restera partie vivante et cœur d’une ville, regroupée et cohérente, de même que la Cité de Paris et la Cité de Londres, sont restées, avec leurs prolongements apportés siècle par siècle à leurs quartiers périphériques, le cœur de ces capitales.
Ainsi, Fès continue, la Cité de Moulay Idriss continue, agrandie et bientôt, nous l’espérons, rajeunie sous la puissante et fidèle bénédiction de son auguste fondateur Moulay Idriss.

La nouvelle Médina de Fès. Photographie Belin pour l’Office Marocain du Tourisme, non datée mais probablement fin des années 1950

M. Albert Degez a quitté Fès en 1961, réintégré en France dans son administration ; il est remplacé à Fès, en janvier 1962, comme inspecteur de l’urbanisme, par Jean-Paul ICHTER qui marquera l’histoire de l’urbanisme à Fès. J’ai retrouvé un texte de 1981 publié par J.P. Ichter dans la Vie des Arts sur la sauvegarde de Fès

Ichter, J.-P. (1981). La sauvegarde de Fès. Vie des arts, 25(102), 59–61. Lien vers l’article :

05 Jul 2024

Fès et les tribus berbères en 1910

Image à la une : Vue aérienne des deux villes de Fès vers 1920. Au centre Fès El Bali, en haut légèrement à gauche Fez El Jdid.

Texte écrit en 1910 par Édouard Michaux-Bellaire et publié dans le Bulletin de l’enseignement public en janvier 1922 (n° 37).

Il y a à Fès deux villes bien distinctes : Fès El Jdid, la ville officielle où se trouvent le Makhzen et le palais du Sultan ; Fès El Bali, la ville commerçante et bourgeoise.
Les habitants de Fès El Bali ont une mentalité toute différente de celle des habitants de Fès El Jdid. C’est d’ailleurs pour échapper à l’influence des gens de Fès et pour pouvoir exercer son autorité avec plus d’indépendance, que le Sultan Abou Yousef Yacoub ben Abdelhaq EI-Merini fit construire Fès El Jdid, en 674 H. (1275 J.-C.). C’est dans la nouvelle ville, appelée d’abord Médinat El-Beïda, la ville blanche, que fut construit le palais du Sultan et que fut établi le Dar El-Makhzen, le Gouvernement. Fès El Jdid n’est pas une partie de Fès, c’est une ville à part, peuplée d’autres éléments et dont le rôle consiste à permettre au Makhzen de surveiller et de dominer les tendances toujours révolutionnaires et frondeuses de Fès El Bali. Il serait inexact de dire que Fès El Jdid défend Fès El Bali contre les attaques des Berbères : elle défend plutôt le Makhzen contre les agissements de Fès El Bali et des Berbères, en les empêchant de pouvoir se réunir contre lui.


Vue aérienne du palais du Sultan (au premier plan) et du Mellah (en arrière plan)

Par sa position même, Fès est le grand marché de toutes les tribus berbères qui s’étendent du côté du levant entre elle et la Moulouya d’une part, au sud de Meknès jusqu’aux montagnes du Derem, d’autre part. Toutes les immenses tribus des Aït Yousi, des Béni-Mguild, du Fazaz et bien d’autres viennent s’y approvisionner et y apportent également leurs produits. Les gens de Fès ont des relations suivies avec toutes ces tribus, et beaucoup de Berbères ont des intérêts à Fès et y ont des amis. Au point de vue économique, Fès est avant tout une ville berbère, parce qu’elle vit des Berbères. De plus, au point de vue religieux, Fès, la Zaouïa de Moulay Idriss le jeune, le fondateur de la ville, est pour toutes les tribus berbères la ville sainte, la ville par excellence. Non seulement au milieu de toutes les révolutions qui ont à tant de reprises déchiré le Maghreb, Fès n’a jamais été attaquée ni pillée par les Berbères, mais les gens de Fès El Bali et ceux des tribus ont souvent été alliés contre le Makhzen établi à Fez El Jdid.

Sans remonter bien loin dans l’histoire, et en n’examinant que la dynastie actuelle des Filala, on trouve des exemples fréquents de cette alliance. Au milieu des désordres qui n’ont cessé d’agiter le règne tant de fois interrompu et repris de Moulay Abdallah ben Ismaïl, les gens de Fès et les Berbères s’étaient alliés contre le Sultan.
Moulay Abdallah était à Dar Ed-Debibagh, les Oudaïa à Fez El Jdid et les Abid à la Qaçba des Cheraga ; d’autre part, Mohammed ou Aziz et les Berbères étaient campés au Djebel Tghat, les gens du Gharb, les Tliq et les Khlet à Dar EI-Diaf. Fès El Bali était avec les insurgés et les Berbères y entraient et y faisaient leurs affaires avec les habitants comme si de rien n’était.

Plus tard, le Sultan Moulay Sliman étant à Marrakech et des désordres s’étant produits dans le Nord de l’Empire, il écrivit lui-même aux gens de Fès de s’allier avec les Berbères pour rétablir la paix et la tranquillité. Moulay Sliman, qui connaissait les relations des tribus berbères avec Fès El Bali, relations qui constituent un élément vital de l’organisme même du Maghreb, avait résolu d’en profiter pour calmer les troubles des tribus du Gharb, Sefyan, Béni-Malek et d’autres, d’une part, et, d’autre part, il avait préféré provoquer lui-même la manifestation d’une alliance tacite faite d’intérêts communs et de besoins réciproques que de risquer de voir cette alliance se manifester en dehors de lui et contre lui peut-être. Le résultat de cette mesure ne fut pas conforme à l’attente de Moulay Sliman.

Dépassant les instructions du Sultan, les gens de Fès écrivirent aux chefs berbères El Ghazi Ez-Zemmouri, Hammo ou Aziz EI-Mtiri, Boubeker Am’hâouch, chef des Aït ou Malou, leur disant que Moulay Sliman avait abdiqué et leur demandant leur appui contre les Oudaïas qui étaient à Fès El Jdid, et pour proclamer un nouveau Sultan. Moulay Ibrahim ben Yazid fut proclamé et, à sa mort, son frère Moulay Saïd. Les événements qui se passèrent sont trop longs à raconter ici ; qu’il suffise de rappeler que Moulay Sliman dut assiéger Fès El Bali pendant plus d’un an et la bombarder pour arriver à y entrer, et qu’il dut également faire la conquête de Tétouan qui avait suivi Fès dans la révolte, alors que les autres villes de l’Empire lui étaient restées fidèles.

Le Sultan Moulay Abderrahman, qui a cherché pendant tout son règne à augmenter les revenus du Trésor en créant des monopoles et le meks (droit de porte/de marché), qui avait créé entre autres le monopole des peaux et celui des sangsues, chercha également un moyen de tirer quelques ressources des Berbères qui ne payaient aucun impôt.
Au lieu d’organiser de coûteuses mehallas et de courir les risques d’expéditions périlleuses, il trouva plus simple, moins ruineux et plus sûr de frapper d’un droit d’exportation toutes les marchandises sortant de Fès à destination des pays berbères. Il organisa ainsi une véritable douane intérieure : ce nouvel impôt prit le nom de « achour du Fondaq En-Nedjarïn », de l’endroit, à Fès, où cet impôt était perçu. Ce droit subsiste encore, il s’étend même aujourd’hui à toutes les marchandises sortant de Fès, quelle que soit leur destination. Voici comment il est perçu : des agents du Fondaq En-Nedjarïn, placés à toutes les portes de Fès, interdisent la sortie de toutes les marchandises dont le convoyeur n’est pas porteur d’un reçu signé des oumana de ce Fondaq, établissant que les droits ont été payés. Les marchandises devant sortir de Fès sont donc transportées au Fondaq En-Nedjarïn, où elles sont examinées par les oumana et où elles acquittent un droit de 10%. Les Berbères qui viennent s’approvisionner à Fès payent ce droit sans protester, mais profitent de toutes les révolutions pour ne plus l’acquitter.

Intérieur du Fondaq En-Nedjarin dans les années 1920

En résumé, non seulement Fès El Bali ne craint pas les Berbères, mais entretient avec eux depuis des siècles d’excellentes relations, et si Fès est le marché le plus important du Maroc, c’est parce qu’il est le marché des tribus berbères. De plus, les nombreux Chorfa descendants de Moulay Idriss qui habitent Fès sont tous l’objet de la vénération de ces tribus berbères, dont ils vivent : les rapports de la ville de Fès et des tribus berbères constituent la vie du Maghreb. Cette vie, telle qu’elle existe depuis des siècles, son fonctionnement régulier, sont indispensables au Makhzen, qui peut diriger ce fonctionnement avec prudence, de façon à en profiter, mais qui ne peut pas le détruire, sous peine de se condamner et de se détruire lui-même.

Fès est non seulement pour les Berbères, la Zaouïa de Moulay Idriss, la ville sainte où se trouve le tombeau de celui qu’ils considèrent, de même que les Djebala Moulay Abdessalam, comme le gardien de leur indépendance et comme leur protecteur contre l’étranger, c’est aussi le marché où ils écoulent directement ou indirectement leurs produits et qui les fournit de tout ce qui leur est nécessaire. Cette vie économique, commune à la ville de Fès et aux tribus berbères, accomplit tous ses actes sous la protection de Moulay Idriss, de telle sorte que les échanges et les transactions commerciales empruntent à la bénédiction du Saint qui les favorise une sorte de caractère sacré, une véritable baraka. C’est aux transactions avec les tribus berbères que Fès doit sa richesse et son florissant commerce ; il n’est pas rare de voir un boutiquier de Fès, occupé avec des clients arabes, les abandonner sans façon s’il voit des Berbères s’arrêter devant sa boutique. Le Berbère marchande moins que l’Arabe, il paye plus cher ; le Fasi n’hésite pas à lui dire qu’il lui vend tel objet moins cher qu’il ne l’a payé lui-même et, pour convaincre son naïf client, le marchand ajoute : « Haq Moulay Idriss. » L’acheteur comprend que son vendeur lui jure que c’est la vérité, par Moulay Idriss, tandis que le rusé Fasi traduit mentalement : il y a la part (el-Haq) de Moulay Idriss dans le bénéfice. Et, en effet, le marchand, si l’affaire est conclue à son avantage, va déposer pieusement une petite part de son gain dans le tronc du mausolée du Saint. On voit que si Moulay Idriss est le protecteur de l’indépendance des Berbères, il est également celui de la fortune des marchands et c’est ainsi que, couvertes de la haute influence du fondateur de Fès, les transactions se continuent depuis des siècles. Il est aisé de comprendre que dans ces conditions, ni les Berbères ni les gens de Fès ne veulent voir pénétrer dans la ville sainte l’influence européenne, ni surtout les capitaux européens. Toute une organisation commerciale, qui fonctionne depuis près de mille ans, se trouverait bouleversée de fond en comble ; les innovations seraient peut-être meilleures que l’état de choses existant, mais ce serait des innovations, de nouvelles habitudes à prendre et, pour les gens de Fès, l’arrivée de concurrents avec des capitaux, qui ne permettraient plus de faire sur les marchandises de splendides bénéfices à l’abri du Haq Moulay Idriss.

Dans les souks du Talaâ vers 1925. Cliché anonyme

Les négociants de Fès ont à leur service des marchands qu’ils envoient aux différents marchés de la région. Les marchands partent de Fès avec des animaux chargés de marchandises et reviennent après les avoir vendues.
Par exemple, certains d’entre eux quittent Fès le lundi et se rendent au marché du mardi, Tleta de Ba Mohammed, dans la tribu des Cheraga : c’est un marché considérable, où viennent un grand nombre de Djebala : Beni Mezguilda, Setta, Fichtala, Béni-Zeroual, Slass, Djaïa, les gens du Gharb de la rive gauche d’Ouergha ; Oulad Aïsa, Cheraga et Oulad Djama et une partie des Haïaïna. De là, les marchands vont à l’Arba des Oulad Djama ; c’est un petit marché qui n’est guère fréquenté que par les gens des Oulad Djama eux-mêmes. Les marchands de Fès y achètent des poules et des œufs. Ils vont ensuite au Khemis des Hadjaoua, qui est très important : il est fréquenté par les gens du Gharb, les Oulad Aïsa, Cheraga, Oudaïa, Zrahna et Oulad Djama. Puis au Djouma des Oulad Aïsa, qui n’est pas important.
De là, ils vont au Sebt des Oulad Aïsa. Ce marché présente une particularité remarquable. Il y vient des Djebala, des Setta et des Beni Mesguilda. Les gens des Oulad Aïsa prélèvent, non pas au profit du Makhzen, mais à celui des douars voisins du Souq, du meks, des droits de marché sur tous les animaux et sur tous les produits apportés par les Djebala, et un droit de régie sur la vente du tabac et du kif. Cela prouve bien que si le Makhzen voulait se donner la peine d’organiser un peu son administration, il lui serait relativement facile, au moins dans certaines régions, de percevoir régulièrement les droits de marchés, prévus par les règlements (tertib) et qui ne sont plus depuis longtemps perçus que dans les villes.
Il y a également un autre marché du samedi appelé Sbiit (le petit samedi), des Oulad Djama. Il est fréquenté par les Rifains du Lemta et par les Oulad Djama.
La tournée continue par le marché du dimanche, El Hadd bou Chabel en Cheraga. Il est fréquenté par les Fichtala, les Beni Mezguilda, les Oulad Djama et par un petit nombre d’Oulad Aïsa.
 La tournée se termine par le marché du lundi, Et Tnin de l’Ouldja des Cheraga, fréquenté par les Haïaïna, les Oulad Djama, les Cheraga, les Slass et les Fichtala. Une autre tournée commence par le Souq Et Tleta de Nkhila, chez les lIaïaïna, fréquenté par les Beni Sadden et les Oulad El Hadj, et continue par l’Arba de Tissa en Haïaïna, où se trouvent des Haïaïna et des Oulad El Hadj.
EI-Khémis el Gaeur, dans la même tribu, le jeudi.
Le Sbiit de l’Oued Djemâa, fréquenté par les Cenhadja, les Meziat, les Béni Oualid.
Outre ces deux tournées de marchés, les gens de Fès vont fréquemment au Souq EI-Tleta des Oudaïa, près du pont de l’Oued Mekkes. À la belle saison, les marchands de Fès vont à ce marché et en reviennent dans la même journée.

Convoi en route vers le marché, vers 1920

De plus, les négociants de Fès ont des agents dans la plupart des villes du Maroc. Ces agents ne sont pas généralement choisis par eux dans les villes où ils veulent négocier, mais ce sont des parents ou des gens à leur service qu’ils envoient de Fès dans les différentes villes. Il y a ainsi des commerçants de Fès dans toutes les villes du Maroc.
Pour ne parler que des localités où les négociants de Fès ont des agents envoyés par eux, pour commercer avec les tribus berbères, nous trouvons en première ligne Taza, pour les affaires avec les Tsoul, les Branés, les Ghiata, etc., Sefrou, chez les Aït Yousi. Les marchandises sont envoyées par les négociants de Fès à Sefrou, qui, eux-mêmes, envoient des sous-agents vendre ces marchandises dans les marchés des Aït Yousi
Pour commercer avec les Beni Mguild, les négociants de Fès ont des agents à Azrou, chez les Zaïan, à Qaçbat El Khénifra. Les Zaïan présentent cette particularité que, comme chez les Djelaba, on n’y trouve pas de Juifs ; ceux-ci ne dépassent par la région des Beni Mguild, où ils sont admis.

Souk el-Khemis à Sefrou. Cliché anonyme de 1938

Un négociant de Fès, Ould Mezour, fait d’importantes affaires en bestiaux chez les Zaïan, où il a toujours des acheteurs qui lui envoient des troupeaux considérables qu’il entretient dans la plaine du Saïs. Ce sont ces animaux qui contribuent, pour la plus grande part, à alimenter la ville.
Fès fait également avec les Berbères un grand commerce de peaux, de bois et de charbon.
Les meilleurs bois sont ceux du Fazaz ; viennent ensuite ceux des Beni Mguild, puis ceux des Aït Yousi et enfin ceux des Beni M’tir, qui sont médiocres. Ce sont tous des bois de cèdre.
Les négociants en bois envoient dans ces tribus des agents qui y prennent des ouvriers pour abattre les arbres et les façonner. Ces agents habitent les forêts mêmes, dans des nouaïl (plur. de nouala), huttes de branchages. On voit souvent dans la plaine du Saïs de grands convois de bois, accompagnés de Berbères, hommes et femmes, se rendant à Fès.
Les provisions pour la nourriture des agents chargés des achats de bois et habitant les forêts leur sont envoyées de Fès par les animaux qui retournent à vide.

Ce qui se passe pour le bois se passe également pour le charbon : les négociants en charbon de bois envoient dans les tribus berbères, principalement chez les Aït Yousi, des agents qui s’installent dans des huttes et qui font faire le charbon qui est envoyé à Fès. Beaucoup de négociants de Fès ont également des agents au Tafilet, entre autres les Touaza, les Oulad Bousfiya, les Oulad ben Zekri, les OuIad EI-Kohoun, les Chorfa Qaqalliyn. Ces agents habitent Bou Aam, d’où ils rayonnent dans tout le pays.
 Ils ont également des agents à Qçabi Ech Chorfa, qui vont dans les tribus environnantes.
 De même à Taza, à Qaçbat El Meçoun, à Qaçbat Aïoun Sidi Mellouk et à Oudjda.
Pour ces derniers marchés, les objets manufacturés: vêtements cousus, sellerie, ceintures, babouches, etc…, viennent de Fès, en passant aujourd’hui par Tanger. Les autres marchandises : sucre, thé, bougies, cotonnades, draperie, soieries, etc., passaient autrefois par Melilla, qui est port franc. Les administrateurs de la douane marocaine de Melilla, originaires de Fès, souvent intéressés eux-mêmes aux affaires des négociants importateurs, n’étaient pas exigeants pour les droits. Depuis les affaires espagnoles dans le Rif, la route de Melilla à Taza et autres marchés à l’Est n’est plus sûre, et les marchandises débarquent à Nemours (en Algérie, aujourd’hui Ghazaouet). Mais les négociants attendent avec impatience le rétablissement du trafic par Melilla, qui leur coûte beaucoup moins cher, et il y aura encore là, pendant longtemps, une fuite importante au rendement complet des douanes du Maroc. Il sera, en effet, toujours impossible d’établir un contrôle sérieux à la douane de Melilla et les marchandises importées par ce port vont jusqu’au Figuig.

Marché aux grains, d’après plaque de verre 1917

Il y a toujours eu plusieurs agents des négociants de Fès à Melilla. Aujourd’hui encore, on y trouve le Hadj Mohammed Ammor, les Oulad Bennani, les Oulad Bou Aïad, les Oulad ben Chekroun. Avant la guerre du Rif, les négociants fréquentaient les différents marchés du Rif et y faisaient d’importantes affaires.
Fès est donc bien le marché le plus important du Maroc du Nord ; de plus, ce sont des négociants de Fès ou leurs agents qui font les plus importantes affaires dans les ports, à Marrakech, à Taroudant, etc.
On trouve également des commerçants de Fès en Algérie, en Tunisie, en Égypte, au Sénégal et au Soudan ; il y en a qui ont habité Marseille, Gênes ; d’autres enfin qui se rendent assez souvent à Manchester, où ils ont des intérêts considérables dans les fabriques de cotonnades et dans les affaires de thé, de bougies et de soie de Chine.

Ce qui précède a été écrit en 1910 ; les événements qui se sont passés depuis ont forcément apporté bien des modifications à la forme des transactions, mais il n’en subsiste pas moins que les relations commerciales de Fès avec les régions berbères constituent une très grande part de sa vie économique.
Il en résulte pour la question indigène de cette ville un caractère tout à fait particulier, qui semble nécessiter un contact constant et attentif avec sa population musulmane.

Souk el Khemis à Fès au pied des remparts. Cliché de 1917

À propos de Édouard Michaux-Bellaire

Édouard Michaux-Bellaire est un sociologue-anthropologue et diplomate français, et probablement un peu espion ! né à Rouen en 1857 et mort à Rabat en 1930.

Son premier séjour au Maroc, à Tanger, a lieu lors d’un voyage d’études (1884), d’autres se succèdent dans le pays durant une décennie, où il accumule notes et documents et pose les premiers jalons de la pénétration française. En 1893, il est correspondant officiel de la légation de France à El Ksar el Kebir. Affecté au poste d’agent consulaire dans la même ville en 1896, il est envoyé à Fez l’année suivante pour y régler certains litiges.

Il occupe le poste de gérant du consulat de France à Fès (1897-1906). Entre-temps, il participe à la Mission scientifique française du Maroc à Tanger pour en devenir son chef en 1907, en remplacement de Georges Salmon. Cette mission avait comme objectif principal la connaissance, l’étude et la prospection du Maroc avant l’instauration du protectorat. Il collabore à cette période avec les Archives marocaines et dirige la publication de « Villes et tribus du Maroc » à partir de 1914.

Le maréchal Lyautey lui confie la direction de la Section sociologique des Affaires indigènes (1920) et il exerce les fonctions de conseiller des Affaires indigènes à la Résidence générale de France à Rabat. Marié à Hajja Lalla Fatoum Hatimi, originaire de El Ksar el Kebir, Michaux-Bellaire s’installe à Salé, quartier Sidi-Mghit, plutôt qu’à Rabat.

Au Maroc, il préside de nombreuses œuvres françaises de bienfaisance et d’intérêt social. Outre ses fonctions au Protectorat, il mène de front différents travaux scientifiques et dirige plusieurs publications périodiques traitant de la géographie, de l’ethnographie et de la sociologie du Maroc.

Édouard Michaux-Bellaire a publié, aux Archives marocaines, en 1907, avec Georges Salmon, Description de la ville de Fès.

Jamal Hossaini-Hilali (Professeur de physiologie animale à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, à Rabat, membre de l’Académie vétérinaire de France) a publié en août 1921, dans la revue Zamane (n° 129/130) un article La Maison de Michaux-Bellaire à Salé consacré à la maison du célèbre sociologue-anthropologue.

09 Jun 2024

Les médersas Sahrij et Sba’iyin et leur décor

Image à la une : La médersa Sahrij, détails du décor des murs. 1917 Cliché du Cdt Larribe commenté par Alfred Bel : Des rares, mais si beaux vestiges de la décoration de cette médersa, on ne sait trop quoi le plus admirer des moucharabiehs et des sculptures des linteaux de cèdre, portant des inscriptions arabes, ainsi que des corbeaux qui les supportent ou des plâtres délicatement refouillés formant les revêtements de la grande porte et des piliers de la cour. Cette photographie donne une idée assez exacte de la richesse décorative du revêtement des murs à l’intérieur de la cour centrale, nulle place n’y était laissée sans décoration. La bande de moucharabieh au-dessus de la petite porte rectangulaire n’offre que des combinaisons géométriques sans aucune inscription. Deux gracieuses colonnes de marbre de part et d’autre supportent les plâtres soutenant le grand arc de cèdre qui forme le fronton du portail.

La médersa Sahrij (médersa du Bassin) fait partie d’un ensemble de constructions élevées par l’Émir Abû al-Hassan en 721-723 de l’hégire (1321 à 1323 de J.-C.) alors qu’il n’était encore que le khalifa de son père Abû Saïd. Cet ensemble comprenait, comme l’indique l’inscription de fondation, trois corps de bâtiments voisins : 1/ La médersa Sahrij, nommée lors de sa construction Madrasa-t-el-Kobra (Médersa principale), 2/ La Madrasa-t-es-Sogra (Médersa mineure), connue aujourd’hui sous le nom de médersa Sba’iyin, 3/ une maison d’hôtes que l’inscription de fondation désigne sous le nom de Dar Abi-Habasa et connue aujourd’hui sous le nom de Dar-es-Syuh, qui n’était plus qu’une ruine au début du Protectorat et qui a été presque entièrement reconstruite par les soins du service des Habous de Fès en 1916.

Selon l’auteur du Qirtas « la médersa fut construite d’une façon parfaite, très belle et excellemment finie. L’Émir Abû al-Hassan fit élever auprès d’elle une fontaine, une salle pour les ablutions, une hôtellerie pour le logement des étudiants. Il fit amener dans ces bâtiments l’eau d’une source située en dehors de Bâb-el-Hadid, l’une des portes de la ville de Fès ».
Abû al-Hassan dépensa pour ces travaux des sommes considérables. Il y installa des faqih pour l’enseignement, y fit loger des étudiants en sciences religieuses – tolba – et des lecteurs du Coran ; il fit donner à tous des salaires et des vêtements. Dans ce but, il constitua en habous* de nombreux immeubles.

(*Habous : législation relative à la propriété foncière : bien de mainmorte, c’est-à-dire des biens rendus inaliénables selon les règles islamiques pour en attribuer le revenu à une œuvre pieuse comme une médersa par exemple. On retrouve en principe une plaque sur un linteau de la médersa qui est la plaque de fondation où est sculptée l’inscription de fondation ; elle remercie celui qui a permis la construction de l’édifice et énumère la liste des biens constitués dès l’origine en Habous, pour assurer l’existence et le fonctionnement de la médersa).

L’inscription de fondation se trouve dans la salle principale, servant de salle de prière et de classe à la médersa Sahrij ; elle est sculptée dans une dalle de marbre-onyx rectangulaire d’un mètre de hauteur sur 0,62 mètre de largeur, fixée contre le mur intérieur de l’ouest.
Voici le texte de l’inscription de fondation de la médersa Sahrij, traduit par Alfred Bel en 1917 :


« Au nom d’Allah, clément et miséricordieux. Qu’Allah répande ses grâces sur Notre Seigneur et Maître Mohammed, sur sa famille, ainsi que sur ses compagnons et qu’il leur accorde le salut : Louange à Allah, le Maître des Mondes. La fin heureuse est la part de ceux qui craignent Dieu.

La construction de cette médersa bénie ainsi que celle de la petite médersa qui lui est jointe vers l’Est a été ordonnée par notre maître l’Émir, l’héritier présomptif du trône musulman Abû al-Hassan, fils de notre maître, le souverain le plus juste, l’Émir des Musulmans, le soldat du jihad dans la voie du Maître des Mondes, Abû Saïd, fils de notre maître l’Émir des Musulmans le guerrier du jihad dans la voie du Maître des Mondes Abû Yûsef ben Abd’el-Haqq. Qu’Allah rehausse l’autorité de ce prince, qu’il perpétue par cette bonne action son souvenir ! Abû al-Hassan a offert à Allah, le Très haut, dans ce geste de piété, ses pensées secrètes et publiques ; il a constitué en habous ces deux établissements pour les étudiants ès-sciences religieuses et pour l’enseignement. Outre ces édifices, il a ordonné de construire le Dar Abi-Habasa à l’usage d’habitation pour les syuh (sages religieux) chargés de la prière à la mosquée des Andalous.

L’Émir Abû al-Hassan a constitué en habous pour assurer l’existence et le fonctionnement de ces médersas et du Dar Abi-Habasa les immeubles suivants :

  • Parmi les vergers situés hors de Bab el Hadid : le jnân Ibn Sarrat, le jnân Ibn el Atmar, le jnân Abû Zaid ben Ali, le jnân Tamun, le jnân Es-Semmar, le jnân El Ulja, d’où provient l’eau alimentant ces deux médersas, la Arsa el Mersa, la Arsa el Hodudi située au Gdir Hassan (Jnân et Arsa représentent des vergers : jnân est toujours hors de la ville, arsa est auprès d’une maison d’habitation, généralement en ville)
  • En dehors de Bab Beni Msafer, le jnân Ibn Rineq ;
  • Parmi les bâtiments servant à l’usage de moulins, il y en a deux au gdir Hassan, un 3ème au gdir el Juza, un 4ème à El Ayun, un 5ème dans la rue Zoqaq Seimlih, un 6ème au-dessous du hammam Zellij, avec la moitié du moulin qui touche à Arsa Ibn Sekkal, le moulin Abû Roba et le tiers de son mobilier, les deux autres tiers étant constitués en habous au profit de la médersa de Taza.
  • En fait de boutiques, il y en a 7 au derb Ibn Safi, 4 dans le quartier des Andalous, une aux Lebbadin, une part de boutique aux Attarine ;
  • La totalité de l’immeuble du fondouk Ibn Humusa, ainsi qu’une maison et une mesriya d’El Hajj el Qarraq, voisine de l’oratoire Mesjid el Hamra ; la moitié d’une maison sise en ces lieux, 53 immeubles donnés en gza à Bab el Hadid. Le cinquième de ces revenus est affecté à Dar Abi-Habasa et le reste aux deux médersas.
  • Outre cela, l’émir a constitué en habous, spécialement pour les deux médersas le hammam Zellij ainsi que les 3 boutiques qui le touchent, les immeubles du Rsif comprenant 44 boutiques et les ateliers de tissage situés au-dessus d’elles, les deux maisons de Bent Qassasa, une part de la maison neuve d’Ibn Salam, ainsi que la petite maison voisine lui appartenant.

Le tout est constitué en habous durable, perpétuel, jusqu’au jour où la terre et tous ceux qui l’habitent reviendront en héritage à Allah. Il est bien le meilleur des héritiers. Par-là l’Émir Abû al-Hassan a voulu être agréable à Allah le Grand et obtenir une récompense magnifique et considérable. Allah ne laisse point manquer de récompense ceux qui ont bien agi, il ne trahit pas l’espérance qu’on a mise en lui, dans un but aussi élevé.

Quiconque tenterait de changer, de modifier ou de négliger quoi que ce soit des prescriptions ci-dessus, Allah lui en demanderait compte, serait son justicier, et en tirerait vengeance sur lui : « Ceux qui auront agi injustement apprendront quels bouleversements ils éprouveront ».

La construction de cette médersa a été achevée et l’enseignement y a été inauguré dans le mois de rabi Ier de l’an 723 (10 mars à 9 avril 1323) ».

Médersa Sahrij : Entrée. Photo Henri Bressolette

Le but de la fondation de la médersa Sahrij par Abû al-Hassan était un geste de piété, nous dit l’inscription de fondation ; elle devait servir aux étudiants et au développement des sciences religieuses. Par là, Abû al-Hassan espérait obtenir les faveurs d’Allah. Son zèle religieux est d’ailleurs attesté par bien d’autres actions : il fit établir et calibrer un modd-ennebi, vase de cuivre qui sert à mesurer l’aumône légale ; il rédigea de sa propre main un premier exemplaire du Coran, qu’il fit réviser par les « lecteurs de Coran » – peut-être ceux qu’il formait dans sa médersa – et qu’il envoya à La Mecque pour être déposé dans la Mosquée de cette ville ; il en fit autant pour la Mosquée de Médine et prépara ensuite un troisième volume pour la Mosquée de Jérusalem, mais n’eut pas le temps de l’achever avant sa mort. C’est toujours dans le même but de mériter la « faveur divine » qu’il fit construire plusieurs mosquées à Tlemcen et Mostaganem et des médersas à Tlemcen, Salé et Meknès (achevée par son fils).

Mais à côté de ce motif religieux que met en avant l’inscription de la médersa Sahrij, Abû al-Hassan poursuivait aussi un but politique : par une aussi importante fondation que cette double médersa, il frappait l’imagination des Musulmans et montrait au peuple ce dont il était capable en faisant œuvre de chef. Quoi de plus propre à gagner l’admiration de toutes les classes de la population musulmane que la construction de ces belles médersas et de ces somptueuses mosquées en particulier pour les habitants de Fès, si grands amateurs du luxe et des arts. Par cette fondation, en se montrant généreux pour les tolba et les maîtres de la science religieuse, il se conciliait toute la classe dirigeante, dont l’influence fut toujours considérable.

Le calcul politique et sa piété expliquent qu’Abû al-Hassan ait eu à cœur de faire plus grand et plus beau que son père à Fès-Jdid. La médersa Sahrij surpassa à l’époque tout ce qui existait dans ce genre.
Comme Abû al-Hassan voulut faire plus grand et plus beau que son père, il fit ajouter à cette médersa d’importantes dépendances, plus vastes que la médersa elle-même, comme la médersa-t-es-Sogra avec ses chambres, le Dar Abi-Habasa avec ses vingt-et-une chambres, une grande salle d’ablutions. Il voulut aussi, sans doute que la décoration de ces édifices éclipsa tout ce que l’on avait fait jusqu’alors, et sa médersa Sahrij fut, semble-t-il, ce qui fut construit de plus riche et de plus luxueux comme décor à cette époque.

C’est probablement la richesse de ce décor qui incita les « Amis de Fès » à choisir la médersa Sahrij, le 20 mars 1938, pour leur première visite-conférence du cycle « Histoire et archéologie » qui avait pour objet l’étude des médersas et de l’histoire de la dynastie mérinide. À la suite de l’exposé général d’Henri Bressolette sur les médersas (cf Les médersas de Fès), Marcel Vicaire a proposé une étude artistique du décor des médersas, à partir de la décoration de la Sahrij.
J’ai retrouvé le texte de cet exposé ; je l’utiliserai, avec d’autres articles d’Alfred Bel (Inscriptions arabes de Fès. Journal asiatique. Septembre-Octobre 1917) et de Jean Galotti, pour évoquer le décor des médersas.

Intérieur de la médersa Sahrij. Cliché Bouhsira, vers 1917

Les matériaux de construction employés par les architectes mérinides sont la brique, les moellons, le bois, la céramique, le marbre et le bronze. La médiocrité des briques et des moellons dégrossis obligea ces architectes à les masquer par des revêtements de céramique, de plâtre et de bois.

Les briques servent à édifier les piliers, les murs intérieurs, les cloisonnements. Les murs extérieurs sont ici en briques et moellons disposés en lits superposés.

Le bois lui, joue un grand rôle non seulement dans la construction même de l’édifice, mais aussi dans la décoration des bâtiments mérinides. C’est ainsi que toutes les parties supérieures de la cour de la Sahrij traitées en bois sculpté n’ont qu’un but purement décoratif.
« Les linteaux et corbeaux sculptés supportent effectivement les étages, mais les poutres intérieures ornementées qui somment les murs ne contribuent nullement à la solidité du bâtiment, elles sont uniquement décoratives. Le bois atteint ici une profusion jusqu’alors inconnue qui ravit les yeux car ces sculptures sur bois sont d’une qualité exceptionnelle. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter le regard sur la haute et large frise en cursif andalou qui ceinture le sommet de l’édifice. On ne se lasse pas d’admirer ces bois de l’époque mérinide, travaillés avec un art et un goût exquis de même que le bois tourné des moucharabiehs qui séparent les entrées latérales de la cour du patio ». (Henri Bressolette)

La céramique est employée dans le pavage, les lambris, et à Sahrij, dans la construction du bassin qui remplace l’ancien très beau bassin de marbre blanc dont la cour était jadis ornée, d’où le nom populaire sous lequel la médersa est connue aujourd’hui. Ce bassin fut transporté plus tard, par Abû al-Hassan, à la médersa Misbâhiya, où il se trouve encore.
« Dans le pavage, la céramique est employée sous forme de briquettes allongées, disposées en bâtons rompus (on trouve quelquefois des carreaux de marbre et même des plaques d’albâtre, comme à la Bû’Inaniya). Mais elle est surtout utilisée pour les lambris, ces hauts soubassements où s’étalent des damiers polychromes, qui font éclater des soleils de zelliges, des polygones d’étoiles dans une subtile harmonie de couleurs. Une frise de carreaux excisés déroule ses caractères de coufique anguleux ou de souple cursif comme un bandeau de versets du Coran au sommet des lambris ».(H. Bressolette)

Le marbre, il n’y en a presque pas ici, on le trouve uniquement employé dans les colonnes de la salle de prière, la plaque de fondation Habous et la petite vasque qui alimente le bassin. Habituellement le marbre sert à paver quelques cours intérieures, à faire les vasques, les fûts des colonnes et leurs chapiteaux, les stèles funéraires, le revêtement de fontaines et de la bordure des bassins.

Quant au bronze, il n’en est plus question : les portes de la médersa étaient certainement revêtues du côté de la rue d’un placage de bronze découpé au burin, comme celles des médersas Attarine et Bû’Inaniya et comme le montre la présence de nombreux clous disposés suivant un motif décoratif géométrique.
Il est fort probable que de gros marteaux ajourés – heurtoirs de bronze – complétaient l’ornementation de ces battants mais ils ont eux-aussi disparus.

Médersa Sahrij : Pilier décoré de zelliges et de plâtres gravés. Vers 1927. Cliché Charles Terrasse (Médersas du Maroc)

Marcel Vicaire précise :  « En ce qui concerne la décoration, ce sont les plâtres et surtout les bois qui doivent retenir notre attention.

L’usage du décor sur plâtre remonte au IXème siècle en Ifrikiya et c’est au XIIIème et XIVème siècles qu’il a atteint son plein épanouissement, et tout particulièrement à Fès.
C’est le premier quart du XIVème siècle qui a vu l’art marocain atteindre son apogée. La médersa Sahrij en est indiscutablement un des plus beaux spécimens, avec la médersa Attarine ».

Dans un article Les métiers d’art au Maroc, de mars 1917, Jean Galotti détaille la technique du décor sur plâtre : « Le plâtre est appliqué en une couche de deux à trois centimètres d’épaisseur sur la surface à décorer. Il est travaillé frais. Le ciseleur commence par tracer au couteau, sans pochoir, ni modèle d’aucune sorte l’ébauche des entrelacs qu’il se propose d’exécuter. Il a soin d’asperger le plâtre fréquemment avec de l’eau qu’il projette de sa bouche. Quand l’esquisse est tracée, il prend un petit ciseau et affouille les parties comprises entre les traits du dessin, en ayant soin de donner aux cavités, une inclinaison correspondant à la direction du regard qui, les murs, étant hauts, viendra toujours d’en bas. Les motifs employés par les ciseleurs sur plâtre, sont d’une extrême variété. Inscriptions, testirs (entrelacs géométriques rectilignes) ou touriqs (entrelacs floraux curvilignes) de tous genres sortent de leurs mains aussi adroites que des mains de dentellières. Aucune influence étrangère à la tradition ne les a fait encore corrompre leur style. Et il ne paraît pas non plus qu’aucun des ornements que l’on trouve dans les médersas de Fès, à l’Alhambra de Grenade ou à Tlemcen, dépassent aujourd’hui leur savoir.
Le défaut de cet art charmant, c’est que pour être achevé selon la tradition, il doit être polychrome. Les couleurs à l’œuf, presque toujours les mêmes que pour le bois, sont dures, sèches et ne prennent pas de patine sur le plâtre. Aussi, est-il rare que l’achèvement ne gâte pas l’ouvrage.
Cette question n’est pourtant pas insoluble. Il existe à Fès certaines vieilles maisons où l’on peut voir des plâtres ciselés, peints dans un parti pris olive, bronze, or vert, ocre, aubergine et qui sont d’un merveilleux effet. Le procédé n’est donc pas à modifier, il faut seulement surveiller la palette du peintre. Une palette spéciale doit permettre de conserver la polychromie du plâtre ciselé et d’en obtenir des résultats excellents ».

Marcel Vicaire en poursuivant la visite fait remarquer : « que ce décor qui paraît floral a pour base une construction géométrique ; que pour le plâtre, l’angle de vue détermine l’axe d’inclinaison des creux ; enfin, que sur le plâtre et le bois, on trouve des sculptures à plusieurs champs.

En dehors des charpentes, employées dans la structure même du bâtiment, nous trouvons deux types : les bois sculptés et les bois tournés, tels ces moucharabiehs qui séparent les entrées latérales de la cour. Les panneaux comportent deux motifs différents, géométriques et asymétriques sur deux côtés de la cour.
Les bois sculptés sont employés dans les consoles qui supportent les toitures, les frises, les linteaux et les corbeaux ».

Médersa Sahrij : Partie supérieure d’une travée. Vers 1927. Cliché Charles Terrasse (Médersas du Maroc)

Trois types de décors : La médersa Sahrij comporte trois types de décors : épigraphique, floral, géométrique.

Dans les monuments antérieurs connus, les décorateurs n’avaient jamais employé les motifs épigraphiques avec une telle profusion. Ici il y en a partout, sur le plâtre et sur le bois, depuis le haut de l’édifice jusqu’en bas.

La place occupée par le décor épigraphique dans les anciennes médersas est considérable. Les inscriptions coufiques et cursives s’y trouvent en abondance, mais jamais sur les parquets et les plafonds, c’est-à-dire sur le plan horizontal (sauf très rarement sur des lustres de bronze). Les bandes d’écriture courent généralement sur le plan vertical, tantôt en lignes horizontales, les hampes des caractères d’écriture étant alors en projection verticale, tantôt en lignes verticales ascendantes ou descendantes, pour former les encadrements, les hampes des lettres se projettent alors horizontalement. Notons enfin que l’épigraphe se trouve sur tous les matériaux servant au revêtement des murs : faïence émaillée, plâtre et bois. On la trouve aussi sur les chapiteaux et les tables de marbre, scellées dans les murs assez haut pour les inscriptions de fondation, ou servant comme bas-reliefs ou parements de fontaines.

En ce qui concerne la médersa Sahrij, Alfred Bel dans une note de 1917, décrit la décoration intérieure des murs de l’atrium. « Sur tout le pourtour de cette cour intérieure à ciel ouvert, les murs sont, à leur sommet, couronnés par un auvent, couvert en tuiles vertes comme toujours, supporté par des consolettes géminées de bois sculpté comme les colonnettes doubles qui les soutiennent, et au-dessous desquelles court une frise de bois de cèdre, avec inscription en grands caractères cursifs d’un beau relief. Les lettres de cette inscription s’enlèvent en relief sur un rinceau floral dont les élégantes palmettes se développent et s’épanouissent au-dessus de la ligne d’écriture ».

Je reprends l’exposé de Marcel Vicaire :

« Tantôt ce sont des caractères cursifs andalous comme dans cette frise supérieure où est inscrite cette phrase du Coran : « Aoudou billa men chitane er Rajim » ( Je me réfugie auprès d’Allah contre Satan le lapidé).
Ces caractères cursifs sont aussi dans les encadrements des fenêtres où, hélas, les mauvaises restaurations faites jadis, n’ont pas respecté les inscriptions sur deux lignes superposées comme l’on peut en voir encore dans la partie ancienne ; caractères cursifs enfin sur les piliers. L’écriture cursive, avec ses pleins et ses déliés, déroule ses courbes d’une infinie variété qui en font la plus belle écriture du monde.
Tantôt ce sont des caractères coufiques particulièrement beaux et bien plus riches que les caractères almohades.
Ces inscriptions coufiques sont de deux types : celles qui sont géométriques sur un axe vertical, c’est à dire que les mots qui se lisent de droite à gauche, peuvent aussi se lire de gauche à droite telle cette inscription « el iouma » (félicité).
Le second type comprend des inscriptions continues, ainsi que sur ces très beaux linteaux et la frise de plâtre des piliers. Les hampes des alifs et des lams ainsi que de toutes les lettres finales sont d’une élégance extrême et se terminent par de jolis fleurons.
Majesté et caprice dans le cursif, grande allure triomphale dans le coufique. Mais ces splendeurs ne sont le plus souvent que la répétition d’euloges (bonnes paroles) et des mêmes versets du Coran. »

Le décor floral. « Qu’il s’agisse de panneaux réguliers, comme arcatures, tympans, frises ou lambris ou de panneaux comme les écoinçons, l’entrelacs symétrique se développe de part et d’autre d’un axe ou bien alors le décor est à répétition, soit dans des réseaux de losanges, soit simplement juxtaposé.

Lorsque le décor est symétrique sur un axe, cet axe est marqué généralement au centre par une palmette, une coquille ou une rosace.
Les palmes, palmettes et fruits que les artisans décorateurs ont exécutés ici avec un relief rare, sont déjà une simplification de ces mêmes éléments employés antérieurement : ils ont tendance à s’éloigner de plus en plus de la nature, ce qui d’ailleurs n’est pas étonnant, puisque les artisans recopient sans cesse ce qu’ont fait leurs prédécesseurs. Qui dit copie, dit déformation.
Les palmes les plus courantes sont les palmes à deux lobes souples et les palmes à lobe unique, souvent implantées dans une sorte de calice. Certaines de ces palmes sont lisses, d’autres sont encore ornées de nervures. Parfois on y trouve de petits œillets.
Toutes ces palmes sont dérivées de l’acanthe. J’aurais sans doute l’occasion de vous montrer les différentes phases de cette transformation.
Outre ces palmes à un ou deux lobes, vous voyez une certaine quantité de palmettes creuses dérivées de la coquille.

Enfin les fruits, parfois perforés de trous, semblent bien vouloir représenter des pommes de pin. Certains archéologues y voient la déformation de grappes de raisin que l’on a pu relever dans certains monuments musulmans, du IXème siècle, à Kairouan par exemple. Je crois qu’ici cette question n’est pas discutable ».

Le décor géométrique est fourni par les zelliges où l’on voit une profusion d’étoiles à huit branches, séparées par un entrelacs blanc.
« Vous voudrez bien remarquer combien sont heureux ces petits bandeaux de merlons et surtout les deux motifs qui se trouvent aux deux extrémités du grand bassin et le petit carré, devant la salle de prières, d’une tonalité charmante.

Avant de quitter cette médersa, je voudrais que vous puissiez l’imaginer, telle qu’elle était lors de la construction, c’est à dire entièrement enluminée de haut en bas, bois et plâtres. Au début du XIVème siècle l’utilisation de carreaux de faïence émaillée non seulement dans le pavage du parquet, mais encore dans le revêtement des murs jusqu’à une hauteur variable au-dessus du sol, produit un profond changement dans l’allure générale du décor. Les émaux polychromes des faïences jettent un éclat nouveau dans ces intérieurs et enrichissent d’une note heureuse, éclatante et harmonieuse à la fois, la décoration des plâtres que l’on semble peindre aussi davantage et des boiseries sculptées des époques antérieures.
Vous voyez encore quelques traces de peintures, dans les frises, les plafonds et les solives qui témoignent de l’habileté et du sens décoratif que possédaient les artisans mérinides ».

Médersa Sahrij : entrée de la salle de prière. Détail. Vers 1927. Cliché Charles Terrasse (Médersas du Maroc)

La médersa Sba’iyin.

Après la visite de la médersa Sahrij, les « Amis de Fès » ont effectué une rapide visite de la médersa Sba’iyin qui était en pleine réfection : l’inauguration a eu lieu le 14 septembre 1938.

Les plus anciennes médersas mérinides ne reçurent pas de nom spécial de la part de leur fondateur. Dans le groupe des fondations de l’émir Abû al-Hassan, comme il se trouvait deux médersas voisines, il fallait pourtant bien les distinguer l’une de l’autre. La principale fut nommée dans l’inscription de fondation Madrasa-t-el-Kobra (Médersa principale) et sera désignée par la suite, comme nous l’avons vu, sous le nom de médersa Sahrij. La seconde étant plus modeste fut nommée par l’inscription de fondation Madrasa-t-es-Sogra (Médersa mineure), connue aujourd’hui sous le nom de médersa Sba’iyin, parce qu’elle a servi longtemps d’école aux étudiants qui apprenaient les sept lectures orthodoxes du Coran (littéralement « de ceux qui connaissent les sept manières de psalmodier »).

Cette dernière paraît avoir beaucoup plus souffert que l’autre, de l’action dévastatrice du temps et des restaurations malheureuses des services chargés de la conservation avant le Protectorat : on utilisait souvent une partie des matériaux de la bâtisse elle-même pour la réparer ailleurs ; par exemple Alfred Bel a remarqué dans la médersa Sba’iyin que des boiseries anciennes portant des inscriptions coufiques, évidemment prises sur place, avaient servi à soutenir l’escalier conduisant à l’étage ; le côté de l’inscription de l’une de ces boiseries est tourné vers le bas dans le plafond du couloir, sous cet escalier. C’est ainsi que bien souvent, les ouvriers chargés de l’entretien de ces monuments ont contribué à la dévastation du décor ancien.

Cette médersa est de toutes petites dimensions, elle n’a point de salle de prière et ne comprend que quelques cellules d’étudiants, d’ailleurs à peu près inoccupées avant la restauration sauf situations particulières : « Pendant mon séjour à Fès, il est arrivé deux ou trois fois qu’un étudiant mal vu de ses camarades des autres médersas, ou soupçonné de vol au préjudice des autres étudiants, était envoyé par le Conseil de l’Université, loger dans l’isolement à la médersa Sba’iyin. En présence de l’augmentation du nombre d’étudiants de l’Université pendant les années 1915 et 1916, j’avais prévu, d’accord avec le Conseil de l’Université, le logement éventuel d’un certain nombre d’étudiants dans les médersas les plus éloignées de la Qarawiyyin, comme celles de Sahrij, de Sba’iyin et à la Bû’inaniya« . (Alfred Bel – chargé par le Protectorat de s’occuper, en 1915, des affaires de l’Université musulmane -)

Selon les constatations d’Alfred Bel il est possible que jadis la médersa Sba’iyin communiquait directement avec la grande médersa voisine par un couloir intérieur dont il n’a pas beaucoup recherché la trace mais que l’on pourrait sans doute retrouver … s’il est vrai qu’il ait jamais existé. Pour se rendre de l’une à l’autre il faut aujourd’hui passer par la ruelle des Sba’iyin qui longe la façade occidentale de la Mosquée des Andalous.

La rénovation de la médersa Sba’iyin entreprise pendant le Protectorat a été achevée en septembre 1938 mais une fois encore le manque d’entretien et l’action dévastatrice du temps ont fait leur œuvre ; une cinquantaine d’années plus tard la restauration était impérative : des infiltrations d’eau et un mauvais drainage des eaux souterraines ont entrainé des moisissures qui ont dégradé plâtres et bois sculptés ; des petites secousses sismiques ont provoqué une fragilisation des planchers, des murs, des colonnes et piliers. La médersa a dû être fermée pour éviter les accidents … et les squatteurs. Des mesures urgentes de stabilisation des éléments de structure ont été prises en 2004 avec l’aide du World Monument Funds en attendant des travaux de réhabilitation plus importants. Mais avant que des travaux efficaces ne soient entrepris la médersa a été victime de vandalisme en 2009 : les pillards ont enlevé et volé ! des poutres en bois sculptées et des colonnes de marbre ce qui a provoqué l’effondrement d’une partie de la galerie du deuxième étage et compromis les perspectives d’une réouverture rapide.

La médersa Sba’iyin a bénéficié du programme de restauration et de réhabilitation des médersas historiques de la médina de Fès, lancé le 4 mars 2013, sous l’égide de S.M. le roi Mohammed VI. En mai 2017, les anciennes médersas de Fès restaurées ont été ré-ouvertes à l’hébergement, à l’enseignement … et au tourisme.

Le choix s’est porté sur la Médersa Sahrij, pour l’enseignement de la filière de la calligraphie arabe et ce, conformément aux Hautes Instructions Royales au sujet de la création de cette filière au niveau de l’Université Qarawiyyin. « La première promotion composée de quinze étudiants a déjà entamé la formation, avec l’encadrement d’experts de l’Académie des arts de Casablanca et d’autres opérant dans la ville de Fès”, a déclaré le ministre des Habous et des Affaires islamiques lors de la présentation du programme de réhabilitation. La médersa Sba’iyin, bien que faisant partie du lot des médersas restaurées, n’a pas été retenue dans l’opération d’hébergement, compte tenu de l’étroitesse de ses vingt-trois chambres,

Médersa Sba’iyin : La cour. Vers 1927. Cliché Charles Terrasse (Médersas du Maroc)

Sur Alfred Bel voir Éloge funèbre de M. Alfred Bel dans Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 89ᵉ année, N. 1, 1945. pp. 136-142. https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1945_num_89_1_77829

30 May 2024

Les médersas de Fès

Image à la une : Cour et entrée de la salle de prière de la médersa Sahrij ( médersa du Bassin). Cliché de 1929. (Résidence générale)

Les médersas sont des collèges fondés dans une intention à la fois pieuse et charitable. Elles sont destinées à accueillir des étudiants – tolba – sans fortune et qui sont étrangers à la ville où ils sont venus s’instruire. Ces médersas ne furent d’ailleurs que de simples pensions/internats où les tolba trouvèrent à se loger et à se nourrir même si à l’origine des professeurs furent en effet affectés à chacune d’entre elles ; mais cet enseignement donné à la medersa même ne semble pas avoir duré très longtemps.

Dans cette « cité universitaire », chacun d’eux bénéficiait pendant toute la durée de ses études – qui s’étendaient d’ordinaire sur plusieurs années—d’une chambre, et à l’origine, d’une pension prélevée sur les revenus des biens habous de la médersa. Mais au cours des siècles, la plupart des biens habous affectés à l’entretien de l’établissement ayant été détournés de leur destination première, la pension en espèces fut remplacée par des secours en nature, qui consistaient à peu près uniquement dans la fourniture quotidienne d’un pain ou d’une galette par étudiant. Une fente ménagée dans le haut de la porte permettait de glisser à l’occupant cette ronde kesra. Cependant lors de certaines fêtes, le sultan faisait faire des distributions de pain, de fruits et de viande. Traditionnellement les habitants les plus riches de la vile aidaient également les étudiants à subsister.

Si le cadre est prestigieux, le confort est restreint. Dans sa petite chambre, véritable cellule monastique, pourvue d’une simple natte pour dormir, d’une couverture, d’une petite table, l’étudiant doit coucher, s’éclairer, préparer et prendre ses repas, étudier. Souvent, il doit la partager avec un autre. Ces médersas ne comportent ni cuisine, ni réfectoire, ni lavoir, ni douches, ni salle d’étude ; le seul local commun est une salle d’ablutions avec latrines, laquelle n’existe qu’au rez-de-chaussée, même quand l’immeuble a plusieurs étages. On est loin des règles élémentaires de l’hygiène admises de nos jours !

Taleb à la Bu’Inâniya

Toutes ces médersas étaient soumises à un même régime. Chacune était administrée par un préposé ou moqaddem, choisi par les tolba, et qui n’est pas nécessairement taleb lui-même ; il peut l’être si cela lui fait plaisir, mais ce n’est pas une condition requise pour sa nomination. En général il est même préférable qu’il ne le soit pas car s’il devait suivre les cours comme tous les tolba, il n’aurait plus le temps de s’occuper comme il convient des charges de sa fonction. La seule condition nécessaire à sa nomination est qu’il soit célibataire. Le moqaddem ne peut être en effet un homme marié, puisque l’entrée des médersas est interdite aux femmes.
La nomination, comme la destitution du moqaddem dépend uniquement du choix des tolba ; ils se réunissent pour le nommer ou le renvoyer, selon leur volonté. Quand il est malade, c’est le meilleur taleb qui le remplace. Le moqaddem des tolba est en quelque sorte et tout à la fois le portier, le domestique et l’intendant de la médersa. Il est payé par les habous el-medersya et il se fait, en outre de petits bénéfices sur le pain et sur l’huile.
Il est logé dans la médersa et sa chambre se trouve près de la porte d’entrée. Il connaît le nombre des tolba et leur répartition dans les différentes chambres. C’est lui qui est chargé de balayer la médersa, qui allume les lampes et va chercher le pain. Il reçoit aussi les offrandes faites par des bienfaiteurs à la médersa, soit en argent, soit en nature, offrandes sur lesquelles il prélève d’ailleurs sa part.
Il ne fait pas les chambres, mais il doit nettoyer les lieux d’ablution et les latrines. Enfin, c’est lui qui fait l’appel, pour les tolba, pour les cinq prières de la journée, du haut de la terrasse de la médersa. La prière est dite dans la qoubba de la médersa par un imam, qui est soit un taleb, soit quelquefois un véritable imam payé par les habous.

L’institution des médersas n’est pas particulière au Maroc, puisqu’il y en eut bien avant en Syrie et en Égypte et que l’orientaliste suisse Max Van Berchem, spécialiste de l’épigraphie arabe et de l’archéologie musulmane, a pu retracer son origine lointaine jusqu’en Perse. Au Maroc, elle n’est pas davantage le monopole de la dynastie mérinide : avant eux, l’Almohade Ya’qûb al-Mansûr en créa dans toutes les parties de son vaste empire, aussi bien au Maghreb qu’en Afrique et en Espagne. Après les Mérinides, d’autres souverains édifieront des médersas, notamment Moulay ar-Rashid, fondateur de la dynastie alaouite. Toutefois, dans ce cortège de fondations pieuses, les médersas mérinides occupent une place à part, car ces créations mérinides sont de loin les plus nombreuses, les mieux conservées et incomparablement les plus belles. Fès, en particulier, a avec ses sept médersas mérinides les plus beaux joyaux de son patrimoine architectural.

Avant de retracer l’historique de ces médersas de Fès, à peu près toutes construites dans la première moitié du XIVème siècle, examinons les caractères communs aux médersas.

Médersa Sahrij : Entrée, cour et bassin en 1915

I – Les médersas en général

L’architecture de la médersa répond à deux exigences :

  • le logement des étudiants.
  • en même temps un local pour l’enseignement (lorsqu’il existait) et la prière en commun.

Par suite, le plan général de toute médersa est relativement simple et se répartit en trois parties :

– une cour centrale formant patio, agrémentée d’une vasque ou d’un bassin, parfois des deux (comme à Sahrij) ; ce bassin sert aux ablutions rituelles.
– une salle de prière, située sur le côté de la cour qui indique le mieux le sud-est ; cette salle est pourvue d’un mihrab orienté vers la Mecque. (Le mihrab est une niche devant laquelle se place l’imam pour réciter la prière). Très souvent la salle de prière est directement en face de l’entrée (Sahrij, Attarine, Seffarine, Misbâhiya, Bû’Inâniya) et elle est en général fort peu éclairée, quelques fenêtres de petites dimensions suffisent à donner la lumière nécessaire.
– tout autour sont réparties les chambres pour les étudiants. Les bâtiments d’habitation comprennent généralement deux étages, qui sont divisés en cellules, desservies par de longs couloirs. Ces cellules prennent le jour, tantôt sur la cour centrale, tantôt sur des courettes intérieures, et le plus rarement possible, sur la rue.

Ouverture d’une chambre de tolba. Vue depuis la cour centrale de la médersa Bû’Inâniya. Vers 1920, Cliché anonyme

D’une médersa à l’autre l’importance de ces éléments peut varier :

  • La partie réservée aux étudiants a tantôt un simple rez-de-chaussée (comme à Fès-Jdid), tantôt s’augmente d’un étage (comme à Sahrij), ou de deux (Misbâhiya), ou d’importantes annexes : à Sahrij en plus des logements, on trouve une médersa annexe, Sba’iyin, et une maison d’hôtes, le Dar Habi Habasa, qui était destiné, paraît-il, aux parents des étudiants.
  • Comme édifice religieux, la médersa se réduit le plus souvent à un simple oratoire avec son mihrab, mais elle est parfois pourvue d’un minaret (comme à Fès-Jdid et à la Bû’Inâniya) ; certaines, par l’importance de leur construction et aussi par l’attribution d’un minbar (chaire à prêcher) pour le prône du vendredi, prennent, comme la Bû’Inâniya, rang parmi les mosquées-cathédrales.
  • Pour ce qui est du local destiné à l’enseignement, toutes les médersas marocaines se différencient des médersas orientales d’Égypte et de Syrie en ce sens qu’elles ne prévoient que l’enseignement d’un seul des quatre rites orthodoxes de l’Islam. Ceci explique que l’enseignement se fasse dans la salle de prière qui suffit à l’enseignement de la seule jurisprudence malékite. Seul le plan de la Bû’Inâniya pourrait répondre, comme dans les médersas d’Égypte, à l’enseignement simultané des quatre rites, mais cette imitation des dispositions du plan égyptien répond moins dans la Bû’Inâniya aux nécessités du programme qu’au désir de faire grand et majestueux : à ce titre, la Bû’Inâniya répond à l’ambition de son créateur qui osa se parer du titre prestigieux d’Amir al-Mu’minin. (Amir al-Mu’minin : Commandeur des Croyants).

La Bû’Inâniya mise à part, le plan de toutes les autres médersas mérinides est invariable : un patio ouvrant sur une salle de prière, avec des logements autour. Vraisemblablement, ce plan est d’importation orientale, car, écrit Georges Marçais (Manuel d’Art musulman. 2 vol. Paris. Picard 1926), « dans le fait signalé par Alfred Bel que la première médersa mérinide fut construite sous la surveillance et apparemment sur les indications d’un cadi de Fès ayant fait ses études en Orient, il est permis de voir autre chose qu’une pure coïncidence. Toutefois, ajoute G. Marçais, la Berbérie pouvait d’autant mieux adopter ces éléments orientaux qu’ils ne lui étaient pas complètement étrangers. Plusieurs types d’édifices anciennement connus dans le pays semblaient préparer l’élaboration de la médersa. Le premier est le ribat. Le ribat de Sousse, le mieux conservé, comporte en effet une cour rectangulaire entourée de galeries, sur lesquelles donnent deux étages de cellules, ces cellules étant remplacées à l’est par une salle de prière peu profonde. Au reste, le thème de la cour centrale, des galeries et des chambres n’était-il pas plus familier aux constructeurs de l’Afrique du Nord et de l’Espagne ? C’était celui du fondouk, le caravansérail d’Occident. C’était dans une certaine mesure celui de la maison. La médersa, logis des étudiants, semble avoir notamment emprunté à la maison privée cette entrée coudée qui isole la vie studieuse des hôtes de Seffarine, de Sba’iyin, de l’Attarine et de la Misbâhiya, du tumulte de la rue ».

Intérieur de la médersa Cherratin, avec à l’étage les chambres des tolbas Cliché 1914/15

II – Les médersas mérinides

Parmi les onze médersas qui subsistent encore au Maroc, Fès en possède sept à elle seule.

Toutes ces médersas furent construites dans la première moitié du XIVème siècle, à l’exception de la médersa Seffârine (École des chaudronniers, car cette médersa est située au milieu des boutiques des fabricants de chaudrons) qui date de la fin du XIIIème siècle. On ne peut donner de date plus précise pour cette médersa Seffârine : tout ce que l’on peut dire c’est qu’elle fut fondée par le premier sultan mérinide Abû Yûsuf Ya’qûb et antérieurement à 1285, car c’est dans cette médersa que furent déposées les 13 charges de livres du roi Sancho après la rencontre entre les deux souverains qui eut lieu le 21 octobre 1285. (La médersa Seffârine fut donc la première bibliothèque connue de Fès. C’est le Sultan Abû Inân qui vers 1350 – 750 de l’Hégire – créa la bibliothèque de l’Université Qarawiyyin). Un seul auteur, celui du Zahrat el As donne la date de 1271. Quoiqu’il en soit la médersa Seffârine est la première en date des mosquées mérinides.

À la fin du XIIIème siècle il y en eut une autre fondée vraisemblablement par le fils d’Abû Ya’qûb. M. Bel croit avoir retrouvé des fragments de revêtement de plâtre sculpté d’un fort beau travail appartenant à la médersa Lebaddin (École des feutriers, de lebda le feutre) qui se trouvait près de l’actuelle médersa Cherratin (École des cordiers). Cette médersa Lebaddin était sans doute aussi une construction mérinide, mais aujourd’hui il n’en reste plus trace. Selon Roger Le Tourneau, renseigné par son ami Si Abdelwahab Lahlou, cette médersa était située à l’emplacement de l’immeuble de la Banque d’État du Maroc à Fès-Médina (1921), qui après avoir été une succursale de la Sûreté nationale, a été rénové … et fermé, en attendant de devenir un jour le Musée de la Monnaie de Fès.

C’est Moulay ar-Rashid, fondateur de la dynastie alaouite, qui a fait démolir, vers 1670, cette médersa dans des circonstances particulières :
On avait dit à Moulay ar-Rashid que les tolba faisaient venir des femmes et se livraient à la débauche dans cette médersa. Il voulut s’en rendre compte par lui-même et ayant revêtu un costume de mendiant, il s’introduisit dans la médersa à la tombée de la nuit, un mercredi soir, jour de repos des tolba.Il s’installa dans un coin et se mit à dormir. Au cours de la soirée les tolba firent venir des filles et des garçons et se mirent à boire et à danser.. Tout en s’amusant, l’idée leur vint de faire danser aussi le mendiant et ils l’obligèrent à danser malgré lui. Le lendemain, rentré dans son palais, furieux, et très ennuyé de cette aventure Moulay ar-Rashid, décida la destruction de la médersa et la mise à mort de tous les tolba. La nuit suivante il eut un songe favorable à ces derniers, songe à la suite duquel il réunit les uléma pour décider de ce qu’il devait faire. Ceux-ci déclarèrent au Sultan qu’il ne devait pas toucher aux tolba, mais seulement faire détruire la médersa. C’est ce qui fut fait : de cette médersa on fit un fondouk et Moulay ar-Rashid fit construire à proximité une nouvelle médersa plus imposante, celle de Cherratin que l’on peut voir aujourd’hui.

Une partie des portiques d’entrée de la salle de prière sur le patio de la médersa Cherratin. 1917 Cliché du commandant Larribe qui précise qu’à cette époque la médersa hébergeait 100 tolba.

Il est possible que d’autres médersas ait été construites à la fin du XIIIème siècle, mais elles ne sont pas exactement mentionnées ni datées.

Par contre les médersas du début du XIVème siècle sont toutes très exactement datées. On peut les répartir en trois groupes, correspondant chacun au règne des trois grands sultans, Abû Saïd, Abû al-Hassan et Abû Inân.

Le premier groupe voit le jour entre 1320-1325 et comprend les médersas construites sous le règne d’Abû Saïd :
a) La médersa de Fès-Jdid (parfois appelée médersa Dar al-Makhzen)1320 (Abû Saïd)
b) La médersa Sahrij et annexe 1321-1323 (Abû al-Hassan prince héritier)
c) La médersa Sba’iyin et annexe 1321-1323 (Abû al-Hassan prince héritier)
d) La médersa de Taza (un peu antérieure)
e) La médersa Attarine 1323-1325 (Abû Saïd)
soit cinq médersas en cinq ans dont quatre à Fès

Le deuxième groupe est formé par les médersas d’Abû al-Hassan devenu sultan :
a) La médersa de Salé 1341
b) La médersa Misbâhiya Fès 1346
c) La médersa El Eubbâd à Tlemcen 1346
(Médersa Misbâhiya (École de Misbah, de la Lumière) aussi appelée médersa er-Rokham : l’école de Marbre. Le Sultan Abû al-Hassan fit venir d’Alméria une vasque de marbre qui fut transportée par mer jusqu’à l’embouchure de l’Oued Sebou, puis chargée sur un radeau que l’on hala sur le fleuve jusqu’à la hauteur de Fès.)

Le troisième groupe comprend les médersas qu’Abû Inân fit édifier de 1350 à 1355 à Meknès et à Fès.

Intérieur médersa Attarine : façade latérale. Cliché 1914/15

Ainsi si l’on met à part la médersa Seffârine qui date de la fin du XIIIème siècle, la construction des dix autres édifices s’échelonne sur une période de 35 ans à peine, entre 1320 et 1355 ; mais malgré cet intervalle de temps relativement court, on constate une évolution très nette dans leur architecture et leur décoration due à l’intensité de la vie artistique et intellectuelle de cette époque. Depuis la première en date de cette période, la médersa de Fès-Jdid, on peut voir leur décor s’enrichir en même temps qu’augmenter leurs dimensions : simple annexe de la mosquée-cathédrale au début, puisque les trois médersas s’élevèrent chacune auprès de la principale mosquée des trois grands quartiers de la capitale marocaine : Seffârine près de la Qarawiyyin, Fès-Jdid près de la Jamaâ Kébir, Sahrij près des Andalous, on voit la médersa devenir sous Abû Inân une véritable mosquée-cathédrale, trait d’union pour l’appel à la prière entre Qarawiyyin et la Jamaâ Kébir de Fès-Jdid.

Évolution aussi variée qu’abondante, puisque, comme dit Henri Terrasse, « Dans le cortège des médersas mérinides, il n’est pas deux visages semblables : Seffârine et Sba’iyin, si ruinées qu’elles soient, charment toujours par leur pittoresque discret et leur élégance de bon ton. Misbâhiya, avec son patio à deux étages, serait d’une gravité un peu sévère sans le charmant décor qui, à la porte de son minuscule oratoire, semble jaillir d’une colonnette de marbre pour retomber en nappes de fleurs ; Attarine, la plus secrète et la plus raffinée, se montre audacieuse et follement riche dans son exiguïté ; Sahrij mire sans fin une ornementation d’une pureté toute classique dans l’eau calme d’un vaste bassin. La Bû’Inâniya, la seule de ces médersas qui possède une chaire et un minaret, dégage une majesté toute royale ». (Henri Terrasse. Villes impériales. Paris Arthaud 1937).

Médersa Bû’Inâniya : cour intérieure et minaret. Cliché vers 1915

Dans un prochain article je reviendrai, avec Marcel Vicaire comme guide, sur le décor des médersas : Marcel Vicaire à l’occasion d’une visite-conférence à la médersa Sahrij avec l’association des « Amis de Fès » et Henri Bressolette, le 20 mars 1938, avait proposé une approche artistique du décor de la médersa Sahrij.

III – À quels mobiles ont obéi tous ces princes, Abû Yûsuf Ya’qûb, Abû Said, Abû al-Hassan, et Abû Inân, en fondant des médersas ?

Je reprends, pour expliquer les raisons de la fondation des médersas, l’historique fait par Henri Bressolette, le 20 mars 1938, au cours de la visite-conférence à Sahrij. Cette conférence était la première du cycle « Histoire et archéologie » qui avait entre autres objets, pour l’année 1938, l’étude des médersas et de l’histoire de la dynastie mérinide à Fès.

1 – D’abord le désir de mériter les faveurs d’Allah, de faire œuvre pieuse et agréable à Dieu, œuvre qui leur concilierait la bienveillance divine sur la terre et leur vaudrait des faveurs dans l’autre monde. Toutes les inscriptions proclament cette intention hautement avouée de mériter la grâce divine, et il n’est pas douteux qu’elle fut sincère. D’autant plus sincère que les Mérinides avaient conquis le Maroc par la seule force de leurs armes sans s’appuyer sur une idée religieuse. Ils durent alors redoubler de zèle religieux pour acquérir ce prestige qui leur manquait. Dans leur pensée, le marbre des inscriptions dédicatoires proclamait à tous l’excellence de leur piété.

2 – Cette fondation répondait aussi au désir de restaurer l’enseignement religieux et la science en général : autre moyen de s’attirer la faveur divine.
Quelle œuvre plus méritoire en effet que de faciliter les études en débarrassant de tout souci ceux qui, élèves ou professeurs, s’y consacreraient ! À ce sujet Abû Inân avait, paraît-il, conçu tout le quartier entourant la Bû’Inâniya comme un centre universitaire modèle : des logements étaient réservés aux professeurs, et pour leur permettre de se consacrer entièrement à leur enseignement sans aucune préoccupation matérielle, tous les matins des domestiques appointés passaient dans les maisons pour s’enquérir des besoins des familles des professeurs. Quoi qu’il en soit de cette organisation, il est un fait que l’institution des médersas contribua grandement à ranimer les études. L’acte de fondation de la première médersa proclama la nécessité de faire revivre la science religieuse oubliée. Plus que tous les autres souverains les Mérinides en éprouvèrent le besoin. En rétablissant la jurisprudence malékite proscrite par les Almohades qu’ils venaient de détrôner, les nouveaux souverains renforçaient leur prestige et renouaient par-delà les Almohades avec la tradition des Almoravides. Comme ces derniers, ils s’entourèrent de juristes orthodoxes pour bien proclamer, avec la victoire de l’orthodoxie malékite sur l’hérésie chiite, leur propre victoire sur les Almohades.

3 – Offrande agréable à Dieu, temple de la science pure, les médersas servaient aussi à renforcer la puissance politique des souverains, puisque cette puissance s’affermissait en fonction de leur prestige religieux. Elles aidèrent encore bien plus directement leur politique quand, aux médersas qu’ils avaient pourvues d’abondantes dotations, les souverains demandèrent des fonctionnaires pour leur maghzen. Pépinières de fonctionnaires officiels imbus de la doctrine officielle, tels furent les reproches qu’adressèrent à cette institution certains esprits indépendants, qui n’admettaient pas ce but proposé aux nobles études théologiques et qui condamnaient la servilité à laquelle l’appât des pensions conduisaient les savants. L’un d’eux, El Abboli, n’alla-t-il pas jusqu’à déclarer que « la construction des médersas a consommé la ruine de la science » ! Si l’on ne savait pas qu’il fut l’un des hommes les plus remarquables de son temps, on pourrait voir dans cette attaque l’aigreur d’un candidat évincé à un poste important, mais M.Julien Benda conviendrait, je pense, que la trahison des clercs ne date pas d’aujourd’hui ! (Julien Benda. La trahison des clercs. Grasset 1927)

Gardons-nous toutefois de transporter nos préoccupations terre à terre dans ces siècles d’ardente foi et d’ériger en règle une exception de décadence. Pour ma part, je me refuse à croire que, si les souverains qui édifièrent les médersas ne s’étaient proposé que des fins temporelles, ces édifices n’eussent jamais pu atteindre la perfection d’harmonie et d’équilibre que nous leur voyons. Ils respirent au contraire la spiritualité la plus pure, et je suis sûr que Eupalinos, l’architecte des dialogues socratiques de Paul Valéry, les classerait d’emblée parmi « les édifices qui chantent ».

N’est-ce pas un chant qu’elles murmurent à l’âme éprise d’idéal ? Dès l’entrée, les sculptures délicates des auvents nous avertissent qu’il n’entre point ici d’âme vulgaire ni frivole. Laissons à la porte, avec la boue du dehors, les pensers bas et les soucis vulgaires. Dépouillons-nous par une progression insensible de notre substance matérielle et n’admirons plus avec les yeux du corps mais avec ceux de l’âme.

Oasis de recueillement où la vasque seule murmure à l’âme sa fluide chanson ; « stable trésor », temple de paix sereine en sa rigidité, infinie richesse des mouvements de l’âme, dans cette vision de Paradis, de l’âme dépouillée et nue dans la salle de prière, de l’âme flamboyante dans l’exubérance des vermillons et dorures du décor sur bois, quiétude adoucie des plâtres en grisaille, vertige d’infini par l’échappée dans le ciel bleu…

Comme nous vous évoquons ici dans ces médersas mérinides : extatiques contemplations de saint Louis dans l’irisation ardente des vitraux de la Sainte Chapelle ; élans mystiques d’une sainte Thérèse dans son austère cellule d’Avila ; colloques passionnés d’un Pascal avec l’infini …

Nous pouvons même retrouver dans les trois éléments de votre décor la symbolique des trois grands ordres traditionnels : tout en bas, les mosaïques prises dans la matière figurent l’ordre des corps ; plus haut, à demi détachée, la vie multiple des esprits se révèle dans la variété et la finesse nuancée des plâtres ; enfin, tout en haut, dans la profusion des bois, dans leur générosité luxuriante apparaît l’intense richesse de l’ordre des cœurs, qui s’élève par le rectangle canonique du patio à cette distance infiniment plus infinie dont parle Pascal…

Médersa Misbâhiya : Façade côté cour, Vers 1925/1930

IV – Restauration des médersas

Une série de dahirs du 20 février 1915, signés du Commissaire Résident général Lyautey et publiés au Bulletin officiel n° 123 du 1 mars 1915, porte classement, comme monument historique, des médersas « El-Attarine, Ech-Cherrâtin, Es-Sahridj, El-Misbahia, Bouanania, Es-Saffarine ».

Dahir du 20 février 1915 portant classement comme monument historique de la Médersa « Es-Sahridj » à Fez

C’est le point de départ d’un premier programme de rénovation des médersas. Le Service des Beaux-Arts prévient d’emblée que les travaux de conservation et de rénovation seront longs car « à l’arrivée du général Lyautey dans ce magnifique pays, le vieux Maroc tombait en ruine. Ruine des choses et des êtres, d’une multitude de pauvres êtres… Nous avons vu les médersas de Fès, de toutes parts brisées par l’âge et la pourriture ; c’était le temps où de longs cordons de mendiants horribles bordaient les rues de Fès-Jdid, accroupis au pied des murs du palais ».

Dès 1915 la réfection des coupoles et couvertures, frises et auvents de la Bu’Inâniya et de l’Attarine est entreprise et chaque année de nouvelles médersas sont intégrées au programme de remise en état.

En 1917 début de la restauration de la médersa Sahrij : réfection des zelliges de la cour, des darbouz (balustrade au bord de la galerie pour éviter les chutes) des galeries de la façade nord-ouest, réparation et confection des consoles en plâtre sculpté. Début de la restauration de la médersa Cherratin. À la Bu’inâniya : réfection de la charpente de la coupole, d’une partie de l’auvent, des soubassements en zelliges et des piliers. Poursuite des travaux à l’Attarine.

De 1918 au début des années 1930 les travaux se poursuivent dans ces quatre médersas : consolidation des fondations, reprise totale des murs, des toitures, des terrasses, des panneaux en bois sculptés, des darbouz, des zelliges, des inscriptions sur les façades. Restauration de la porte de la Bu’Inâniya donnant sur le Talâa kbira, et reconstruction du mur entre la médersa et l’impasse allant au Talâa (1920). Réfection de la koubba de la salle de prière de la médersa Sahrij (1922). Restauration complète de la cour de la médersa Attarine (1924). La façade Est de la cour de la Bu’Inâniya est complètement refaite et toute la décoration extérieure achevée. (1924) En 1927, le mur dit des horloges, en face de la Bu’Inâniya est consolidé et le toit de la salle des ablutions et des latrines est refait.

En 1928, des travaux importants (toitures, terrasses, boiseries, plâtres sculptés, zelliges, etc.) sont effectués dans les quatre médersas déjà en chantier : Attarine, Cherratin, Sahrij, Bu’Inâniya et la médersa Misbâhiya est ajoutée au programme.

Toutes les mosquées mérinides seront nettoyées en 1929 et le programme de remise en état des médersas est poursuivi pendant les années 1930 par le vizirat des Habous et les autorités du Protectorat sous la direction du Service des Beaux-Arts.

Les médersas Bû’Inâniya, Attarine et de Bab Guissa sont considérées comme entièrement restaurées en 1937-1938 selon le schéma suivant :
1- Démolition des parties de maçonnerie, planchers, terrasses menaçant ruine et reconstruction de ces parties de l’édifice en y incorporant du béton armé, complètement enrobé dans des éléments de construction qui rappellent exactement le style primitif.
2- Les travaux ont surtout porté sur l’assainissement des médersas, les ouvertures anciennes ont été agrandies, les chambres des tolbas aérées et éclairées par de nouvelles fenêtres, les portes refaites avec des petits volets ouvrant dans la partie haute afin de pouvoir établir un courant d’air dans les pièces.
3- Des balustrades « claustra » en moucharabieh ont été refaites dans du bois de cèdre neuf.
4- Dans certains de ces édifices, on a construit, dans le caractère voulu, des abris pouvant servir aux tolbas pour cuisiner et laver leur linge.
5- L’installation électrique a été réalisée en remplaçant les vieux tubes apparents, cloués parfois sur des bois sculptés, par de nouvelles canalisations sous tube acier encastrées dans les murs, l’éclairage comprend des ampoules logées dans des globes en verre, soutenus par des chaînettes comme dans les mosquées.

Médersa Bu’Inâniya : cour intérieure avec vue sur la salle de prière. Dans les années 1930

En principe, l’effort a porté cette fois-ci sur l’amélioration de l’habitat, laissant délibérément de côté toute la partie décorative des bâtiments, Les médersas ainsi restaurées et consolidées sont à l’abri des intempéries pour de nombreuses années. Les dépenses au cours de ces restaurations se sont élevées à 390 000 Fr. soit 200 000 Fr versées par le vizirat des Habous et 190 000 Fr délégués par le Protectorat.
Les travaux ont été exécutés sous la direction de M. Terrasse, inspecteur des Monuments historiques à Rabat, la municipalité de Fès étant régisseur comptable.

Le 2 juillet 1938 le général Noguès, Résident général, dans un discours devant la section marocaine du Conseil de Gouvernement à Rabat déclare que les travaux de remise en état des medersas sont poursuivis. « La réfection d’ensemble de la médersa Seffarine sera incessamment entreprise ; un crédit de 230 000 Fr. est affecté à ce travail. En ce qui concerne les constructions nouvelles j’ai prévu 500 000 Fr. pour l’édification d’une médersa neuve aux Seffarine et 300 000 Fr. pour la construction à Qarawiyyin d’une bibliothèque digne de cette grande université« . (B.O. n°1342 du 15 juillet 1938)

Le 14 septembre 1938 à l’occasion de l’inauguration de la médersa Sba’iyin, mitoyenne de la médersa Sahrij et contiguë de l’autre côté à la mosquée des Andalous, M. Souchon, Inspecteur de l’Urbanisme et des Monuments historiques signale dans son discours qu’elle était en ruine quand sa réfection a été entreprise, les terrasses et les murs de l’étage, étant effondrés en grande partie, il a fallu reconstruire entièrement la partie supérieure du bâtiment. Voici le résumé des travaux :

  • Démolition et reconstruction de l’étage.
  • Au rez-de-chaussée, repiquage de tous les murs, dressages et enduits au mortier de chaux grasse et sable.
  • Reconstruction des planchers de l’étage, dalle en béton armé sur plafond en bois de cèdre neuf, sur la dalle, zelliges blancs et noirs dans les couloirs et de forme m’ziri, dans les chambres.
  • Dans le patio, réfection du dallage en marbre, adduction de l’eau dans la vasque, remplacement des anciens chapiteaux en bois par quatre chapiteaux en pierre de Sefrou.
  • À l’étage, réfection des bois sculptés et reconstruction de la balustrade en bois de cèdre
  • Midah (salle d’ablutions, servant aussi de latrines et annexée à une médersa ou à une mosquée) complètement remise en état, canalisations refaites à neuf, réfection de la porte d’entrée et de l’escalier.
  • Pose et scellement de 24 portes et 33 fenêtres en bois de cèdre neuf.
  • L’électricité a été installée dans les dégagements et dans chaque chambre.
  • 3 228 journées d’ouvriers ont été nécessaires pour restaurer la médersa Sba’iyin et 78 571 Fr. ont été dépensés (Crédit des Habous : 65 421 Fr. et crédit Protectorat 13 150 Fr.).

Après restauration la médersa Sba’iyin dispose d’un peu plus de 20 chambres de tolba, chacune est éclairée à l’électricité et comporte, nouveauté appréciable, une fenêtre de cèdre ouvragé. Sur le dallage en zelliges un plateau surélevé en cèdre est installé pour y poser le matelas.
Dans le patio rectangulaire la vieille vasque de marbre a été conservée ainsi que les restants de décoration : zelliges, consoles et poutres sculptées de fines ornementations.
L’antique fontaine murale de marbre blanc avec, comme motif ornemental, les palmettes et entrelacs mérinides alliés aux fleurs de lys stylisées des dynasties Béni Mérine, orne désormais le patio.

La fontaine de la médersa Sba’iyin, vers 1925/1930. Cliché anonyme

En janvier 1939, la restauration de la médersa Seffarine est en cours : une grande partie de l’édifice est par terre et ce qui reste, très lézardé, doit être largement consolidé. On y réalise pour plus de 1/2 million francs de travaux en vue de dégager la salle de prière, les arcades et le minaret ; on modernise à proximité un bâtiment de médersa avec cellules confortables et bien éclairées pour les tolbas. Pour cela on a disposé du bâtiment voisin, un fondouk habous qui a été démoli. Cette médersa rénovée, inaugurée par le Sultan Mohammed ben Youssef, reçoit le nom de médersa Mohammediya. Dans le même quartier on aménage la place Seffarine (place des chaudronniers) et la réfection de la bibliothèque de Qarawiyyin est à l’étude ; les travaux pour lesquels une somme de un million de francs a été accordée sont prévus dans le courant de 1939.

La nouvelle médersa Seffarine sera inaugurée le 9 mai 1940 par le Sultan Mohammed ben Youssef et le Résident général Noguès. À cette occasion la première pierre de la bibliothèque de Qarawiyyin sera posée… avec quelque retard.

Vingt-cinq ans ont été nécessaires pour mener à bien la conservation et la restauration des médersas de Fès, mais sauver les monuments historiques est une œuvre de longue haleine qui doit sans cesse être renouvelée comme le montrent les récents travaux de sauvegarde du patrimoine de la médina de Fès sous la direction de l’A.D.E.R. (Agence pour le Développement et la Réhabilitation de la médina de Fès).

Médersa Attarine : Atrium et vasque centrale. 1930 (Cliché Résidence générale)

Je citerai pour terminer un extrait du livre de Maurice Tranchant de Lunel « Au pays du paradoxe – Maroc » publié en 1924, où il évoque son action en tant que Directeur du Service des Antiquités, des Beaux-Arts et des Monuments historiques, dans la sauvegarde des médersas de la médina de Fès.

Ces monuments qui n’avaient pas été touchés depuis trois cents ans, avaient encore assez de parties saines dans le gros œuvre et d’intéressants vestiges dans la décoration minée par la vétusté, pour pouvoir être restaurés. C’était d’autant plus intéressant que tout cela vivait. À Fez, il y avait encore des mahalmins habiles tant pour la reconstruction de ce gros œuvre, que pour la réparation des détails artistiques particulièrement atteints. On pouvait reprendre le travail dans ces lieux, qui n’avaient cessé d’être occupés que dans leurs parties devenues tout à fait inhabitables.

… Il me fallait faire rapidement l’inventaire des travaux les plus urgents, parer aux catastrophes possibles, certaines parties des bâtiments menaçant ruine. Et ces travaux même si j’avais eu les moyens matériels de les mener rapidement à leur fin, étaient de ceux dont l’exécution pût jamais être effectuée rapidement. Il n’était vraiment pas possible de substituer des moulages aux dentelles de plâtre disparues par endroits. Je voulais aller très lentement, éviter l’écueil des reconstructions et des reconstitutions, ne restaurer qu’avec la plus grande discrétion, remplacer les boiseries défaillantes par des boiseries sculptées dans du cèdre ancien, et non avec du sapin. Les plâtres neufs remplaçant les panneaux disparus devaient être fouillés avec la même maîtrise et la même conscience que ceux qui subsistaient encore, et aussi avec la même méthode : un coup de canif, un coup de gouge. Mieux eût valu laisser ces bâtiments dans leur état de délabrement que de les « rafistoler » solidement comme il avait été suggéré par un éminent chef de service, d’esprit hautement pratique qui n’eût trouvé aucun inconvénient, évidemment, à « fourrer du fer » pour étayer des murs chancelants et des carreaux espagnols à bon marché pour remplacer, dans la décoration, les frises de plâtre délicatement fouillées.

Bien qu’étant, en général, ennemi de toute reconstitution de monuments historiques, il fallait sauver le plus possible tous ces vestiges de la plus belle époque de l’architecture marocaine. Si l’on était contraint de construire, décorer, reproduire, il fallait reconstruire, décorer, reproduire fidèlement avec les mêmes matériaux, avec la même main-d’œuvre, selon les mêmes traditions employées par les anciens mahalmins, ces parties de bâtiments que les Marocains laissaient doucement mourir et s’effriter depuis plus de trois cents ans. Et cela devait être possible, puisque la vie de la ville s’était, au long de ces trois siècles, continuée, pareille, simplement indifférente au délabrement d’admirables œuvres d’un art depuis lors en décadence
Je dois avouer que les premiers essais de restauration ne furent pas marqués d’un extraordinaire succès. Les premiers ouvriers que je rencontrai se révélèrent assez inhabiles, les premiers matériaux employés pas très heureusement choisis. Plus exactement il n’y avait plus le choix. Des mosaïques aux tons de tôle émaillée furent placées en bouche-trous sur certains piliers, où ils juraient passablement avec les nuances exactes de ce qui demeurait de l’ancienne décoration. Mais ce n’était là qu’un détail, facilement réparable, et qui fut effacé par la suite.

D’ailleurs, mon but était surtout politique. Je ne voulais pas rentrer dans les médersas et les lieux saints, sans un prétexte plausible, ni paraître animé d’une curiosité indiscrète. Il s’agissait simplement de faire un travail dont l’utilité de pouvait être discutée par un aucun esprit chagrin, et ma présence s’y expliquerait toute seule, par la surveillance des travaux. Mais pendant que je surveillais les premiers ouvriers et paraissais m’intéresser profondément à ces restaurations, purement superficielles, j’étudiais à loisir les fondations, les murs, les toitures dont la plupart étaient dans un état de délabrement effrayant. Cette méthode me permettait d’établir discrètement le genre de restauration que je pouvais entreprendre et de dresser le programme des travaux les plus urgents. Le moyen était bon puisqu’il m’avait donné le temps de réfléchir et que, grâce à lui, je n’eus jamais maille à partir avec les Habous et les tolbas occupants habituels de ces lieux.
Un jour vint où je pus interrompre les décorations les moins urgentes et travailler à la réfection des fondations. À Fez, les travaux souterrains pouvaient se limiter à quelques dizaines de milliers de francs. Mais, après avoir paré aux dégâts causés par les eaux du sous-sol, il fallait aviser à la réparation de ceux des eaux du ciel. Or, presque toutes les toitures des médersas étaient effondrées, les plafonds sculptés en majeure partie attaqués et pourris comme à Sahrij et Misbâhiya . Ceux de la Bu’Anâniya, d’Attarine et de Cherratin tenaient encore par un reste d’habitude.

Ce fut donc là, le second stade de la réfection des médersas. Il fallut enlever les toitures avec mille précautions, remonter les plafonds sculptés, reprendre les murs dévastés par les infiltrations et lézardés, replacer le tout en utilisant tous les matériaux anciens qui n’avaient pas trop souffert et les tuiles vertes anciennes aux tons délicats. Le bord des toitures s’appuyait sur des corniches de bois de cèdre sculpté, reposant sur des consoles de même matière fort ouvragées.
Le gros œuvre ingrat terminé, il fallut refaire de l’art. Et c’est là que j’eus mes premières satisfactions véritables. Les ouvriers que j’avais découverts au début de mes travaux de réparations, deux vieux sculpteurs, avaient fait quelques élèves sans effort, semblait-il, et après quelques tâtonnement inséparables du début, ceux-ci travaillaient suivant les anciennes traditions, en copiant si parfaitement les vieux modèles de corniches et de corbeaux ouvragés que l’œil le plus exercé et l’observateur le plus prévenu eussent difficilement distingué les parties anciennes de l’œuvre, de celles nouvellement replacées. Si bien qu’ayant eu toutes les peines du monde en 1913 à trouver deux sculpteurs dans tout Fez qui sussent convenablement les arcanes de leur métier, j’étais arrivé en 1916 à pouvoir disposer d’une trentaine d’élèves, comprenant plusieurs équipes travaillant chacune sous la direction d’un maalem, et qui pouvaient non seulement reproduire admirablement n’importe quelle partie des boiseries ornementées suivant la tradition ancienne, mais travailler économiquement et ce qui, en matière d’entreprise, est bien la fin du fin, prendre part à ces adjudications instituées, chacun le sait, pour le plus grand bien des deniers de l’État
Non seulement, ces reconstitutions présentaient un incontestable caractère d’urgence, mais elles ont eu cet intérêt primordial de reconstituer assez rapidement une main-d’œuvre perdue, particulièrement précieuse pour la revivance des industries d’art au Maroc. Aujourd’hui, les sculpteurs de boiseries, de plâtres ouvragés, s’inspirent des modèles anciens, pris parmi les meilleurs morceaux décoratifs de la période des Mérinides et surtout des Saâdiens

Médersa Seffarine. Cliché Résidence générale 1929

21 May 2024

Fez, cité du moyen âge

Image à la une : Talâa kbira au niveau de la Mzara de Moulay Idriss (à droite). Photographie anonyme vers 1920

Fez, cité du moyen âge, d’Alfred de Tarde est un article publié dans la revue France-Maroc. (15 octobre-15 novembre 1918). Il s’agit d’un extrait d’une conférence prononcée le 28 janvier 1917 par A. de Tarde, à Paris à l’Université des Annales. La conférence intitulée Les villes du Maroc : Fez, Marrakech, Rabat a paru intégralement dans le Journal de l’Université des Annales en octobre 1918.

Lorsque l’on débouche des interminables plaines du Maroc, de cette nudité morne, soyeuse et plate qu’on nomme le bled, la ville arabe apparaît de loin comme une mosaïque de givre étincelante au soleil. Sous le suaire de chaux blanche qui la recouvre, et où elle s’enferme comme une femme sous son voile, elle gît indolemment couchée au milieu des sables. Son profil même suggère l’idée du repos. Point de toits, ni de cheminées, ni de tours insolentes, ni aucune de ces lignes verticales ou obliques qui composent le panorama désordonné d’une ville européenne. Rien que les horizontales harmonieuses des terrasses, indéfiniment alignées, dont l’uniformité niveleuse, un peu écrasée, rappelle l’apparente égalité si frappante de l’Islam. Et cette pure horizontalité est coupée d’une seule ligne élancée qui prend toute sa beauté : le minaret pieux domine.

Villes de songe, de secret, de repliement sur soi, elles n’étalent ni leur orgueil, ni leurs richesses, à l’encontre de nos vaines cités, tout en apparat extérieur. Parfois, ces longs cubes mis bout-à-bout, rappellent des tombes amoncelées, et la ville semble alors un ossuaire abandonné dans la solitude. Mais bientôt, parmi les vibrations de l’éther brûlant, vous arrive la voix lointaine des muezzins, ces cloches vivantes de l’Islam qui s’appellent et se répondent des quatre coins de l’horizon, et confondent enfin leurs chants en un long cri éperdu vers le ciel. La ville-fantôme implore Dieu, elle est une église en prières.

Vue aérienne de la médina de Fès. Cliché pris à 200 mètres de hauteur le 11 janvier 1926

Cette première impression ne nous trompe pas : un songe religieux domine là-bas, en effet, la vie tout entière … Fez, par exemple, est avant tout un grand marché et une université. Or, le marché est né d’un sanctuaire, et c’est tout autour du saint tombeau de Moulay Idriss que se sont réunis les marchands. Et l’université, à son tour, se confond avec la mosquée, où les professeurs n’enseignent et ne commentent que le Coran.

Entrons un peu dans le mystère de ces souks et de cette Université.

  1. – Les souks de Fez

Fez est d’abord le grand souk, le grand bazar de tout ce qui s’achète au Maroc, les tissus de laine et de soie, les ceintures, les babouches, les cuivres, les poteries etc. Au centre de l’immense cité muette, une petite cité bruyante est enclose, un lacis d’étroits couloirs où se coudoie une foule innombrable aux visages multicolores, depuis le Berbère blanc des montagnes, jusqu’au Nègre du Sud.

Cette petite cité est divisée en rayons, où l’on ne vend qu’une seule espèce de marchandises. Ici les bijoux, là les burnous et les caftans, là les tapis, là les poteries etc. Des deux côtés de la ruelle sont rangées les minuscules boutiques rectangulaires, toutes pareilles, qui ouvrent, comme des armoires, un peu au-dessus du sol. Dans chacune, le marchand est accroupi en boule sur son tapis, gras, très propre, et un peu dédaigneux. Il ne vous sollicite jamais, il attend votre demande, et vous fait une grâce en vous servant. Puis il vous réclame trois fois le prix d’un air indifférent.

Cette division stricte des marchandises, qui remonte là-bas à plusieurs siècles, n’est-ce pas le principe de nos grands magasins ? Seulement là-bas le prix fixe est ignoré, le marchandage étant un grand plaisir pour ces peuples qui ont le temps. Et alors que la féerie des grands magasins éclate aux lumières, là-bas, avec le jour, le souk s’éteint, l’armoire se ferme d’un gros verrou, le vide se fait dans ces petites ruelles qui s’emplissent des ténèbres, et l’on n’y entendra plus que le hurlement des chiens errants…

Ce réseau de ruelles vivantes où vient aboutir tout le commerce du nord du Maroc enserre étroitement de toutes parts le tombeau de Moulay Idriss, le saint fondateur de la ville. On passe sans transition des boutiques au temple, dont on voit, par les portes toujours ouvertes, les lampes scintiller dans un bric-à-brac étrange de pendules et d’horloges. Sous les voûtes, des formes balancées, plongeantes, se renversent en chantant. Sur le seuil, des femmes voilées dardent sur vous des yeux en amande, immenses. Ainsi le murmure et les parfums de la prière se mêlent aux discussions des marchands, et il n’est pas un de ceux que leurs affaires appellent dans ce lieu qui n’entre dans le sanctuaire pour y faire ses génuflexions rituelles.

Cette piété est parfois bien pittoresque ! Dans la zone sacrée, dite le horm, qui environne ce temple (et qui était strictement interdite, il y a cinq ans, à tout infidèle), il est un tronc percé extérieurement dans le mur même du sanctuaire. C’est un morceau de bois sculpté, avec un trou pour les offrandes. Chaque passant s’approche du tronc, le touche ou le baise, afin que la baraka, ou la grâce divine, lui soit communiquée. Ce bois guérit aussi des migraines.
Je vois encore une toute jeune femme aux yeux brûlés, qui passait délicatement sa main fine sur le bois usé, puis posait son front doucement à la même place – et après le front, la nuque – en se retournant toute avec une souplesse de jeune bête, semblable à une chatte qui se frotte aux barreaux d’une chaise…

Les marchands sont groupés en corporation, comme dans notre ancien régime, et ces corporations, strictement fermées, sont administrées chacune par un amin, ou syndic. Elles ne manifestent plus aujourd’hui qu’une vie ralentie ; elles sont retombées à l’individualisme étroit : les artisans se cachent jalousement les uns aux autres les modèles ou formules qu’ils possèdent, et les enferment dans des coffres solides, comme leur principale richesse.
Il n’existe pas moins de 120 corporations dont chacune a ses règles et ses traditions rigoureuses. Elles ont arrêté depuis des siècles, le développement de la technique.

Les artisans de Fez sont restés à la technique antérieure à l’époque moderne. Le métier à tisser par exemple, est un métier droit, à cadre rectangulaire, muni d’un peigne manœuvré à la main, tout à fait le même que celui qui était en usage chez nous avant Jacquard, et dont j’ai encore entendu le tic-tac régulier, dans mon enfance au fond d’un village archaïque du Périgord.

Ces métiers rudimentaires font cependant de bien jolis ouvrages – notamment ces larges ceintures de soie, raides comme des carcans, tissées d’or et d’argent, que se disputent les harems des cités marocaines, et qui sont divisées en tranches de couleurs bien distinctes, afin que la coquette puisse, en nouant la même ceinture à différentes places, se donner l’illusion d’en avoir plusieurs, et de faire enrager ses amies ; et encore ces légères chemises de soie, que portent là-bas les hommes et les femmes, également épris d’élégance, et ces burnous blancs vaporeux à rayures argentées, dont les Européens aiment à s’envelopper pour les soirées de lune, car, à travers les âges, les accessoires de la séduction féminine se ressemblent éperdument.

Dans les souks du Talâa. Cliché anonyme 1928

II. – L’Université de Fez

Si la technique et les mœurs des artisans de Fez rappellent notre XIIIe siècle, l’Université de Fez est encore bien plus évocatrice du passé. Cette Université célèbre dans tout l’Islam, et dont la réputation ne fait que s’accroître, ne donne qu’un enseignement purement théologique comme notre Sorbonne d’autrefois.

Cet enseignement s’abrite dans l’ombre de la mosquée Karaouiyine, temple riche et mystérieux où nous n’entrons pas (car, au Maroc, les étrangers ne pénètrent pas dans les mosquées).

La Karaouiyine ne nous est cependant pas inconnue car, bâtie au centre de la ville, près de Moulay Idriss, et grande ouverte sur les rues par de multiples portes, le passant la voit apparaître et disparaître par éclairs, dans la blancheur étincelante d’un cloître, une rangée de colonnades, un pavé de faïence bleue où bouillonne une fontaine…

Les poètes arabes ont chanté la mosquée Karaouiyine. Ils l’ont chantée pour sa grandeur (elle peut contenir, paraît-il, 20 000 personnes). Ils l’ont chantée pour la fraîcheur qu’on y goûte les jours d’été. « Mosquée Karaouiyine, s’écrie l’un d’eux avec cette préciosité qui est leur marque propre, assis auprès de ton jet d’eau par les grandes chaleurs, je ressens la béatitude. Et, s’il devait jamais tarir, ce jet d’eau, mes yeux se fondraient en pleurs pour le faire jaillir encore »

Cour de la Karaouiyine, avec son jet d’eau

Mais ce n’est pas seulement une oasis pour la sieste et un temple pour la prière, c’est une Sorbonne. Et une Sorbonne florissante, puisqu’elle comptait l’an dernier 150 professeurs et 700 élèves.

Mais une Sorbonne bien marocaine, bien hassani, comme on dit là-bas, ni formaliste, ni guindée de règles et de méthodes, pleine de bonhomie indolente. Point d’examen d’entrée ni de sortie, point de diplômes officiels, chaque étudiant (Tolba) entre là à son gré ; il suffit qu’il ait appris le Coran. Il choisit ses maîtres selon son goût, et selon la mode (car il y a des professeurs à la mode…). Aucun cycle d’études déterminé et aucune durée fixe non plus : l’étudiant se retire quand il s’estime lui-même assez savant.

Mais sans doute parce que plus on s’instruit et moins on s’estime savant – ou simplement parce que la vie d’un tolba est douce – ils ne parviennent pas à s’arracher à leur chère Karaouiyine, et l’on connaît des étudiants de douze, quinze et vingt ans, qui ne se lassent pas d’aller rêver sous les fraîches arcades de cette Sorbonne.

Leur existence est joyeuse. Ils ont des farces rituelles, dignes de tenter un Rabelais. Tous les printemps, par exemple, ils élisent un sultan pour rire, et ce sultan jouit, durant huit jours, d’une souveraineté fictive, prétexte à épigrammes sans fin contre le gouvernement. Et pendant huit jours, se sont noces et festins. Et tous les ans, les mêmes plaisanteries se répètent, comme notre carnaval et nos masques, excitant toujours les mêmes rires, car la gaieté humaine n’a pas besoin de nouveau.

Du reste, le tolba est fort pauvre. Il vit dans les cellules nues et sales de médersas, ou séminaires d’étudiants, monuments somptueux et moisis, chefs-d’œuvre de l’art hispano-mauresque du XIVe siècle. Chaque jour, il reçoit de la ville la ration d’un pain. Ration suffisante pour un croyant, car l’ascétisme est le signe de la raison.

Fête des tolbas. Cliché anonyme de 1915

Nous savons comment se donne la leçon. Le maître choisit un coin de la mosquée. Il est accroupi par terre, au milieu du cercle de ses élèves, accroupis comme lui. Quelques maîtres ont droit à une chaise : c’est un insigne rare ; et plus le mérite est grand, plus la chaise est haute. Pas de livres, pas de notes, point de ces vils accessoires, crayons et stylos.… Seul l’élève préféré, assis en face du maître, tient le livre objet de la leçon ; il le lit à voix haute, et bientôt le maître l’interrompt et commence ses commentaires, ses gloses infinies ; il cite de mémoire tous les sages de l’Islam ; il prouve qu’il a beaucoup lu et la sagesse coule intarissablement de ses lèvres.

Tout l’enseignement est ainsi, de commentaires, d’exégèse des textes sacrés. Point d’histoire, ni de géographie, ni de sciences exactes, rien que de la théologie et du droit, ce qui exerce la logique, aiguise la subtilité sophistique, apprend l’art suprême de la dispute. Tout au plus un peu d’astronomie, car la science des astres est sacrée. Pourquoi d’ailleurs sortir du Coran ? Toute la vérité est enfermée dans ce livre et sa connaissance, littérale et intellectuelle, confère à elle seule la science de l’univers.

Parfois, dans quelque sombre impasse de Fez, le passant est saisi par un murmure chantant ininterrompu, qui sort de petits auvents de bois sculpté. Ce sont les écoles coraniques où les petits Fasis viennent apprendre à lire. Ils n’ont qu’un livre, celui que Dieu a dicté au prophète, et leur doigt suit sur la page le verset sacré qu’ils chantent en se balançant d’avant en arrière, selon le rite. Le maître d’école, sa gaule à la main, entonne le début du verset, afin d’ entraîner ceux qui savent, les aînés, lesquels entraînent à leur tour les plus petits, et jusqu’aux marmots de trois ans, les yeux étonnés, qui prennent part au balancement général, empêtrés dans leurs longues robes brodées… Et c’est, dans toute l’école, une ondulation rythmée de ces enfants, comme des roseaux sous le courant, cependant que monte l’hymne vers le Seigneur.

Petits Fasis à l’école coranique. Cliché anonyme et non daté.

Comment décrire ces antiques coutumes didactiques, sans reconnaître le grain d’or et d’éternelle vérité caché sous ces efforts stériles ? C’est un enseignement profondément idéaliste, pour qui seul compte le but suprême de toute science : la sagesse, et qui méprise les conséquences pratiques du savoir que seuls prisent les modernes. C’est un enseignement ascétique : les tolbas de Fez n’ont aucune ambition d’argent, le titre d’uléma ou de docteur, que leur valent leurs études, n’emporte aucun avantage matériel, aucun traitement.

Certains ulémas se dirigent vers l’administration musulmane, mais beaucoup se contentent de la considération unanimement attachée en Islam à ceux qui connaissent la loi de Dieu. La haute instruction islamique est aux mains des pauvres. Les ulémas ont cet esprit de « joyeuse pauvreté » que Proudhon tenait pour le signe de la vraie culture.

M. Alfred Bel, directeur de la médersa de Tlemcen, chargé de mission à Fez, m’a compté qu’au début de la guerre il alla voir officiellement le plus âgé des maîtres de la Karaouiyine, un vieillard de quatre-vingts ans passés, qui jouit dans la ville de la réputation d’un saint. Le Protectorat avait alors des projets de réorganisation du haut enseignement islamique, et il songeait notamment à instituer un doyen chef de l’Université. M. Bel voulait proposer au vieil uléma le titre de doyen. Il eut grand peine à découvrir son logis, une pauvre chambre dans une ruelle noire, où le vieillard vivait de thé à la menthe, parmi des livres. « La France te propose, lui dit M. Bel, d’être le chef de l’Université. C’est toi qui dirigeras les professeurs et les élèves. Tous te respectent et t’aiment pour ta grande science et ta piété ». Et il ajouta que la France mettait à sa disposition un traitement annuel, inespéré pour lui de 12 000 pesetas. Mais le vieillard hocha la tête : « Je n’ai jamais commandé à personne, et je n’ai jamais été commandé par personne ! Et tu veux non seulement que je fasse la loi aux ulémas et aux tolbas, mais que j’obéisse aux ministres, au grand vizir et au sultan ? Ton cadeau me coûterait trop cher. Merci ».

Ce goût de l’indépendance, ce mépris de l’argent apparentent ce sage musulman au philosophe stoïque de l’Antiquité, qui consentait, pour sauver sa liberté, à tourner quelques heures la roue d’un puits et gagnait ainsi le salaire de sa journée…

Porte intérieure de la Karaouiyine. Vers 1912

Et maintenant, rapprochons cette Université de Fez, avec sa couronne de sages et d’ascètes, vivant dans la pensée de Dieu, et souverainement libres dans leur indigence, des somptueuses universités d’Amérique, enrichies de dons considérables, avec leurs laboratoires luxueux et leur personnel richement rétribué, et nous mesurerons l’abîme entre l’idéalisme antique qui poursuivait seulement l’enrichissement de l’âme, le progrès de la vie intérieure, et le positivisme moderne, dont l’idéal est une vie comblée, facile et sensuelle. (Archimède, au dire de Plutarque, méprisa les applications pratiques des principes que son génie découvrait, et « il employa son espoir et son étude à écrire seulement les choses dont la beauté et subtilité, ne fussent aucunement mêlées avec la nécessité ». G. Ferrero, qui a finement étudié cette opposition de la culture antique et de la culture moderne, a noté que « riche comme il est, le monde moderne est moins capable de rechercher la vérité pour le seul plaisir de faire progresser la connaissance qu’il ne l’était il y a plusieurs siècles quand il était plus pauvre ». Génie latin et monde moderne.)

Et cependant, ces hauts idéalistes, fleurs rares des serres spirituelles, doivent disparaître parce qu’ils ont dédaigné la réalité. Fixons donc leur silhouette puisqu’il en est encore temps.

J’ai pu voir, au Maroc, le dernier disciple des alchimistes du moyen âge. C’était au Mellah (ou quartier juif) de Fez. On me dit : « Il y a un vieux juif qui fabrique de l’or, veux-tu le voir ? » Une troupe de gamins moqueurs se chargea de m’y mener, car il était un peu la risée des enfants, ce rêveur octogénaire, aux yeux mystiques, aux interminables radotages. On racontait que Moulay Hassan, l’un des ancêtres du sultan actuel, averti de sa science, lui avait dit : « Je te prends à mes gages. Continue tes recherches et quand tu auras découvert le secret suprême, tu m’avertiras. » Deux ans plus tard, notre homme vint vers son protecteur : « J’ai trouvé, dit-il. Je sais le moyen de transmuer en or les substances les plus viles. » Et ce monarque – pourtant besogneux comme tous les monarques – aurait eu alors un geste sublime, qu’aucun Plutarque n’a encore fixé. « Bien, reprit-il. Maintenant, cela me suffit. Il m’est indifférent que tu fabriques de l’or pour mes caisses, du moment que tu connais le secret, qui seul importe. »

Tel est l’admirable récit que me fit le vieux juif, à la barbe comme un fleuve. Et il sortit avec mille précautions de sous sa lévite luisante, une petite machine en carton découpé, une miniature d’alambic avec des tuyaux coudés, des manettes, des filtres, un vrai joujou de laboratoire pour enfant. « Là, dit-il, je place une substance que je ne puis te nommer, j’allume le feu et quelques heures après comme je te vois, les lingots d’or sont au fond de cette cuvette. »

Je l’ai invité à faire l’opération. « Certes, dit-il, mais auparavant, il faut que tu donnes l’ordre que l’on me fabrique ces machines dans ton pays car ici nous en sommes incapables ». – « Comment es-tu sûr de faire de l’or, puisque tu n’en as jamais fait ? » Et le vieillard se redressant fit cette fière réponse : « Je n’ai pas besoin de l’expérience pour être sûr. J’ai étudié le livre des maîtres, et je connais les principes. Et la science ne trompe pas. »

Ce savant illuminé, plein du mépris de l’expérience, nous reportait ainsi aux époques d’avant Bacon.

Cour de la médersa Bou Inaniya

À propos de l’auteur Alfred de Tarde

Alfred de Tarde né en 1880 est docteur en droit, écrivain et journaliste. C’est une des figures intellectuelles de la droite réactionnaire et nationaliste française, proche de Charles Maurras. Je ne pense pas qu’il ait eu de fonction dans l’administration du Protectorat, contrairement à son frère cadet, Guillaume de Tarde, secrétaire général-adjoint du Protectorat dès 1913 et collaborateur de Lyautey jusqu’en 1920.

En octobre 1916, Alfred de Tarde participe à la création de la revue mensuelle France-Maroc et fait partie du Comité d’Administration aux côtés de Victor Berti, André Lichtenberger, Auguste Terrier, Tranchant de Lunel et René Leclerc. La revue France- Maroc se propose de préparer l’œuvre d’après-guerre en attirant l’attention du public sur les intérêts nationaux de la France au Maroc, et notamment en signalant au commerce français, le champ nouveau qui lui est ouvert par l’expulsion du commerce allemand. Le premier numéro est consacré à la ville de Fès, à l’occasion de la Foire-Exposition qui s’ouvre le 15 octobre 1916.

Alfred de Tarde est mort en France en avril 1925, à 45 ans. Il avait quitté le Maroc depuis quelques années (au moment du départ de son frère ?)

Alfred de Tarde s’est fait « connaître » au Maroc par la conférence « Le Maroc, école d’énergie » prononcée le 7 novembre 1915 à la clôture de l’Exposition franco-marocaine de Casablanca, texte où il souligne le contraste, qu’il perçoit, entre une population indigène indolente et des colons énergiques. Un des mythes que l’on retrouve dans la littérature relative à l’Orient et dans la littérature coloniale : le milieu occidental, européen possède par essence la vertu tonifiante de la vigueur, quand le milieu oriental ne se reconnaît que par son pouvoir de ruiner toute énergie !

A. de Tarde qualifie dans ce texte le Maroc de « pays très vieux, où le plus authentique moyen âge a gardé sa couleur … »

« Les premières impressions qui se gravent dans l’esprit, dans une terre comme celle-ci, où se juxtaposent deux civilisations, l’une ancienne, indolente, et comme rassasiée, sur qui le désir du mieux ne mord plus, – et l’autre récente, mais âpre, laborieuse, bandée comme un arc vers son but – les premières impressions, dis-je, d’un voyageur réfléchi, viennent toutes naturellement se grouper autour de l’idée d’effort. Il semble bien que l’abîme véritable qui sépare ces deux races soit là, dans une notion différente de la valeur du travail, du but de la vie. C’est un lieu commun de parler de l’indolence arabe et c’est un lieu commun aussi d’y découvrir une orgueilleuse philosophie. »
Il ajoute plus loin : « Comment se soustraire, en effet, au poison de paresse que verse cette vision : par un midi incandescent, une blanche ruelle de Rabat ou de Fez, à demi baignée d’une ombre transparente comme une eau de source, des seuils jonchés de fantômes dormants, enroulés dans leur burnous dont pas un pli ne bouge … Ce sont ces rêveurs étendus, qui ont inventé ce charmant proverbe : le rien-faire est semblable au miel. Le moindre détail de leur vie illustre cet axiome. Quoi de plus indolent que la babouche, la babouche jaune serin fleurie d’arabesques, qui se chausse et se quitte sans un effort, où le pied se meut à l’aise, et qui semble faite pour les glissantes promenades rêveuses, non pour la marche, ni pour la course ? …. »

A. de Tarde anticipe les remarques des Marocains qui affirmeraient que c’est une prétention bien injuste de croire qu’avant l’arrivée des Français, ils avaient ignoré l’énergie, et que le Maroc n’avait pas connu de glorieuses époques, et de grands conquérants : bien sûr il y a eu de grands empires mais ce furent des dynasties d’un jour, étoiles filantes de l’histoire.

« Eh bien, quelle autre histoire, je le demande, offre une si singulière succession d’empires gigantesques et fragiles ? C’est cela, l’énergie musulmane. Courte et brillante, impuissante à mettre son emprise sur les choses, elle n’est qu’un autre visage de l’indolence, comme la colère n’est qu’un autre visage de la faiblesse. Aussi bien, voyez l’Arabe accroupi dans son burnous, au coin d’ombre d’une ruelle, sa guitare à côté de lui ; n’est-ce pas lui qui tout à l’heure se relèvera, tout repu de paresse, prendra son cheval, et pour rien, pour le plaisir, se livrera à la plus folle chevauchée dans le bled ? La fantasia, ce déchaînement sauvage de forces nerveuses sans but, est bien une invention arabe. Elle traverse les oasis d’indolence où s’écoule la vie musulmane comme un éclair traverse la nue. »`

Si l’indigène est capable de travail c’est pour des travaux passifs, des travaux de la vie quotidienne qui ne sont pas de vrais travaux car ils n’ont pas leur source dans la volonté. Pour A. de Tarde il n’y a de travail véritable que pour celui qui ne doute pas de l’amélioration du monde et pour lui l’indigène ne croit pas que sa vie puisse changer : son indolence n’est qu’une radicale indifférence au changement.

Et même les cimetières sont le reflet de cette indolence. Il évoque en visitant le cimetière de Rabat le « peuple voilé des femmes, les unes debout, les autres assises face au scintillement de la mer ; des rondes d’enfants se croisaient comme des jeux d’hirondelles ; et dans ce décor sobre et nu, on eût dit l’assemblée des ombres dans les Champs-Élysées antiques. Ce n’était plus un paysage de la Terre, c’était une scène de la vie d’outre-tombe, où le Temps est suspendu, l’effort aboli, où l’existence n’a plus ni brûlure ni fièvre, et se consomme dans l’insubstance d’un rêve sans fin…. »

Pour A. de Tarde on retrouve aussi cette brièveté du vouloir dans l’art arabe, « cet art si minutieux, si savant et si fragile, qui préfère le plâtre mol au marbre, à la belle pierre, qui dédaigne la matière dure. Si bien que les œuvres de l’homme ici se délitent, croulent en quelques années, que les remparts et les minarets tombent en poussière… »

Il compare l’énergie arabe, si brûlante et si vite retombée à l’agave : ce bouquet de glaives bleus, ce faisceau d’armes épanoui, cette rose d’acier aux pétales aigus pousse à fleur de sable, et pendant de longues années végète ainsi, courte et ramassée, avant que tout d’un coup ne surgisse un pistil géant qui se hausse à dix fois la taille de la plante, qui défie l’espace. « Mais bientôt, cette ardeur l’épuise … la plante se brise d’un coup et tombe à terre. » Cette brève et vaine floraison c’est l’énergie musulmane qui ne connait ni la persévérance ni les longs desseins.

La présence des Français au Maroc apporte au peuple marocain les longs desseins et une forme d’énergie continue qu’il ne connaît pas. « Et le Maroc nous aide à sauver en nous certaines énergies menacées, à former cette phalange d’esprits constructeurs en qui revit l’âme des grandes races… C’est en ce sens que j’ai pu dire que le Maroc est une école d énergie. Il l’est de la même façon qu’une femme acariâtre – j’en demande pardon au Maroc en général et aux dames de l’assistance en particulier – est pour le mari, une école de patience, c’est à dire par réaction, et parce qu’il nous révèle à nous-mêmes. »

Hamid Bouchikhi, cent ans plus tard, dans la conclusion de son livre « Le Maroc à bâtons rompus : examen lucide d’une renaissance » publié en 2017 chez Bookelis, réplique à la conférence « Le Maroc, école d’énergie » prononcée par Alfred de Tarde en 1915.

Si Alfred de Tarde pouvait me lire de là où il est, il serait bien obligé d’admettre que le Maroc génère, un siècle plus tard, ses propres énergies, au sens propre et au sens figuré. Ainsi parlait Alfred de Tarde du Maroc et des Marocains en 1915 : des gens lents, indolents, incapables d’effort dans la durée. Tout au plus « l’Arabe » est-il capable d’élans impulsifs de brève durée qui ne produisent rien de durable.

Autant dire que la lecture de la conférence d’Alfred de Tarde m’a laissé un goût amer et provoqué en moi une colère sourde. Son propos m’a rappelé le fameux discours de Dakar où un président de la République française, alors en exercice, disait que l’homme africain n’était pas entré dans l’histoire.
Une fois le choc de la lecture passé, je me suis rappelé que l’auto-affaiblissement de la civilisation marocaine en a permis la soumission et a fait oublier aux intellectuels européens que les civilisations arabe et marocaine ont produit de grandes choses dans la durée. M. de Tarde n’a fait que reproduire la manière dont le fort parle du, et à la place, du faible.
Selon Alfred de Tarde, le décor indolent qu’il croyait voir au Maroc était un formidable révélateur de l’énergie française. Quoi de mieux, aux yeux d’Alfred de Tarde, qu’un milieu passif pour révéler, par contraste, l’énergie coloniale ?

Si Alfred de Tarde pouvait me lire de là où il est, j’aimerais lui montrer à quel point le Maroc du 21ème siècle n’est plus seulement un champ de déploiement et d’aiguisement des énergies coloniales, mais un pays qui génère ses propres énergies, dans les multiples acceptions de ce mot. Si Alfred de Tarde pouvait revenir au Maroc, et pour peu qu’il soit de bonne foi, il verrait à quel point le pays a changé en l’espace d’un siècle. Il verrait un pays qui construit des routes, des ponts, des aéroports, des ports et autres infrastructures pour accompagner son développement. Il verrait des entreprises marocaines participant au développement national et en pleine expansion sur leur continent, l’Afrique. Il verrait des Marocains et des Marocaines, éduqués, maîtrisant les dernières technologies et débordant d’énergie, à mille lieues de son « Arabe accroupi dans son burnous ».
Certes, la renaissance marocaine est ralentie par des défis dans l’éducation, la santé, l’insertion professionnelle des jeunes, la justice et j’en passe. Le pays a besoin de temps pour traiter ces questions et il faut lui faire crédit d’y travailler.
La métamorphose du Maroc doit certainement à la parenthèse coloniale une part difficile à admettre et à évaluer. Les injustices résultant du protectorat ne justifient pas (plus) de tout rejeter en bloc, mais il faut laisser aux historiens marocains le soin d’en faire l’inventaire, loin des réflexes nationalistes et des réécritures révisionnistes.
Si le Maroc du 21ème siècle est devenu sa propre « école d’énergie », il ne le doit pas à des forces exogènes dynamisantes, mais à l’action d’une nouvelle génération de citoyens qui ont compris que le destin de leur pays est entre leurs mains et à une nouvelle élite dirigeante, politique et économique, soucieuse de prouver que le Maroc a en lui les ressources matérielles et psychologiques de son développement.
Il a fallu aux Marocains du temps pour dire Yes We Can !   

Hamid Bouchikhi est docteur en méthodes scientifiques de gestion de l’Université Paris Dauphine et professeur de management et d’entrepreneuriat. Il est membre de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement mise en place au Maroc par S.M. le Roi Mohammed VI en décembre 2019. Il est également membre de l’Institut Marocain d’Intelligence Stratégique.

17 May 2024

Un musulman explique à son ami chrétien … le Ramadan

Image à la une : Prière à la Msala le jour de l’Aïd. 1911. Bringau photographe.

Texte de Mohamed ben Abdelaziz. Maroc-Monde. Juillet 1952

Sais-tu ce qu’est le Ramadan ? C’est le neuvième mois de l’année arabe plutôt de l’année musulmane. Mais c’est un mois qui n’est pas comme les autres, il est à l’année ce que le vendredi est à la semaine. Une période de repos ? Non, ou pas tout à fait. C’est une période d’adoration, d’élévation de l’âme et d’entraînement à la perfection. C’est en effet le temps où tout musulman doit obligatoirement jeûner.

Jeûner consiste pour le musulman ordinaire à s’abstenir de manger et de boire depuis que le jour n’est encore qu’un fil blanc et que la nuit n’est plus qu’un fil noir jusqu’au moment où le jour n’est plus et que la nuit commence. Seuls les astronomes distinguent le fil noir du fil blanc et nous en font part à coups de canon, sans attenter à notre vie ! Ne sont-ils pas toujours un peu sorciers, ces célestes savants.

Sur le plan spirituel, jeûner c’est le moyen de s’approcher, autant que faire se peut des anges de Dieu. Comme eux, on doit continuellement penser au Seigneur, L’adorer et Lui obéir. Le musulman qui jeûne ne cesse un instant de surveiller ses actions, ses gestes et paroles, voire même ses élans intérieurs. Il déclare donc une guerre constante et intégrale au diable et à ses appâts. Aucune de ses armes, pourtant nombreuses et perfides, ne saurait vaincre le croyant averti et vigilant. Ne penses-tu pas, comme nous, qu’un tel entraînement qui se répète chaque année et même plusieurs fois par an, puisse heureusement influer sur la valeur intrinsèque de l’homme ainsi que sur son comportement au sein de la société ?

Les Européens du Maroc n’en croient rien car ils ne peuvent, si on excepte un petit nombre tels que les contrôleurs, les professeurs, les prêtres et quelques rares curieux, juger gens et choses que d’après ce qu’ils voient dans la rue ou ce qu’ils lisent dans les journaux qui se contentent en ce qui concerne le pays et ses autochtones, de relater les faits divers avec, il est vrai, force détails et beaucoup d’esprit. Tu me diras qu’ils ne peuvent tous et toujours avoir de l’esprit. Qu’à cela ne tienne ! Quand ils n’en ont pas, ils ont font ! Quant à l’homme de la rue, énervé par la faim et les privations (quand on jeûne on ne fume ni on ne prise et on ne saurait dormir tout son saoul !), il entre à propos de tout et de rien dans une ire noire d’où des algarades, des pugilats et procès à longueur de journée, futilités qui disparaissent dès la parution des étoiles. Cela ne laisse cependant de justifier l’adage qui dit : « Les huissiers et les horlogers font leur récolte et paient leurs dettes au mois de Ramadan ». Les premiers sont, en effet, payés directement par les plaignants et les plaideurs, les seconds vendent et réparent plus de chronomètres durant le mois de Ramadan que pendant tout le reste de l’année. N’éprouve-t-on pas souvent le besoin de connaître le temps qu’on a encore à jeûner ou celui durant lequel on peut encore manger ? Ce mois est par contre le moins prospère pour certaines brigades de la police et c’est tant mieux n’est-ce pas ?

Nous commençons le Ramadan par une fête appelée ici Chaâbana. Les hommes organisent des parties de campagne et passent la journée dans des jardins, des bois, au bord de la mer ou sur des montagnes à faire bonne chère, à entendre de la musique ou le chant des oiseaux, à jouer à cache-cache et au saut des chrétiens.

Une partie de campagne. Jean-Émile Laurent. Vers 1935

Les femmes et les fillettes parées de leurs plus beaux atours, se réunissent entre parentes et voisines, et montent le soir, sur les terrasses pour prendre le thé et les gâteaux, chanter langoureusement, se balancer avec élégance ou balancer les fillettes en poussant de joyeux cris et surtout, cela se devine, pour montrer les belles choses, que les maris, ces éternels tondus, comme dit mon père, ont payées pour elle ! Je n’ai pas réussi cette année à rester à la maison et j’ai été obligé de passer la journée avec papa et ses amis de la confrérie des tireurs. Quelle différence avec l’année dernière et quel dommage !

Le soir, la nouvelle lune est saluée par des cris de joie, des feux d’artifice, des coups de canon, au son du tam-tam, de clarinettes et d’hélicons. Le Ramadan n’est-il pas le mois où tout musulman peut, par sa conduite se faire pardonner tous ses péchés ? Le prophète disait à ses compagnons en parlant de ce mois : « Le Purificateur vous est arrivé »

Cette année nous fîmes à ma sœur Aïcha, une petite fête. Elle jeûne pour la première fois. Parée de beaux et chatoyants caftans, mains et pieds teints au henné, bras chargés de bracelets et de diamants, elle s’assied tout comme une « aroussa » sur un grand fauteuil mis pour la circonstance sur la partie la plus haute de la terrasse, afin que toutes les voisines puissent l’admirer et parler de ses charmes aux garçons en âge de se marier. Je ne jurerais pas qu’il n’y ai eût aucun de ces garçons qui, cachés derrière la maman ou déguisés en jeune fille, n’ait vu, ce qu’on appelle vu, de ses yeux vu, tout ce qu’il pouvait voir de toutes les jeunes filles en fête aux alentours de chez lui ! Le moment venu, les amies qui tiennent compagnie à la jeune fille en fête lui présentent du lait et des dattes pour rompre le jeûne selon la tradition et puis bismillah ! Un grand et long repas commence, festin agrémenté de rires incessants et de petites médisances. Que veux-tu, on devient femme et on n’est pas encore en âge de penser tout le temps au Ramadan ! D’ailleurs, peut-on ne pas se moquer de la petite Zineb dont la chevelure est taillée en nid de cigogne ? De la mignonne Kenza qui vient à l’école voilée et en djellaba comme les jeunes filles il y a dix ans ? Et comment ne pas jaser de la serine Mina, qui accepte de porter des robes devenues trop courtes pour sa sœur Keltoum ?

Si, le jour, notre activité diminue sensiblement, les mille et un bruits caractéristiques de nos souks se taisent, les rues ne sentent plus ni le bon thé à la menthe, ni l’appétissant beignet à l’huile d’olive, ni l’affreux poisson frit, la nuit, par contre devient très animée, surtout depuis que la bonne fée électricité a donné son magnifique coup de baguette à toutes nos villes et à tous nos villages ! De diurne, la vie devient nocturne. Toutes les boutiques, tous les cafés maures, toutes les gargotes, les salons de coiffure et les échoppes de raseurs (il ne s’agit pas de ceux qui comme moi parlent trop de beaucoup de choses de peu d’intérêt, mais des professionnels qui rasent littéralement le crâne de nombreux Marocains n’ayant pas encore renoncé à la fameuse maxime d’Acbé ben Naja, le premier Arabe qui visita officiellement le Maghreb : « On ne saurait vivre sous ces climats sans porter le burnous, manger le couscous et se faire raser avec un fin mouss ! ») ouvrent le crépuscule à l’aurore. Du haut des innombrables et beaux minarets de Fès (injustement dédaignés de vos Tharaud) des joueurs de clarinettes aux tons savamment variés mais toujours mélancoliques – comme les nuits d’Orient dirait Pierre Loti – ceux de ces espèces d’hélicons au son grave et monotone appelés ici nefir, ainsi que les déclameurs de touchants cantiques mêlent toute la nuit leurs émissions à celle de Radio-Maroc, qui bien qu’arabes n’ont souvent rien de marocain.

Un regret, la disparition de Fès des guerrabsou ou pittoresques marchands d’eau. Ils étaient souvent de peau noire et brillante, toujours couverts de pièces en cuivre étincelantes, et portaient en bandoulière, une outre pleine d’eau « à boire ». La vue de ses outres, ainsi que les ding-dong des clochettes dont ils se servaient pour annoncer leur passage vous faisaient venir ou plutôt partir l’eau de la bouche et vous donnaient une irrésistible envie de boire.

Marchand d’eau. Cliché de 1916

Notre actuel délégué aux affaires musulmanes, de connivence avec notre Pacha, leur a fait une concurrence tellement déloyale que, ne servant plus personne, ils ont de guerre lasse déposé les outres. Cet édile a, en effet, doté la ville dans tous ses coins et recoins de fontaines d’où jaillit jour et nuit une eau potable. (Adieu donc les germes de typhoïde et de dysenterie que portait l’eau de Fès !) et par-dessus le marché, tout le monde peut y puiser sans peine, ni bourse délier !

Le Coran, je crois que tu le sais déjà, a été révélé à notre Seigneur Mohammed, durant une période de 23 ans. Chaque verset apportait la solution à un cas qui se présentait ou la réponse à une question posée au Prophète. Mais Dieu décida l’envoi de l’ensemble du Livre dans une très heureuse nuit du mois de Ramadan, appelée Nuit du Destin. Toute dévotion, comme toute bonne action accomplie dans une nuit anniversaire de celle-là vaut pour plus de 30 000 de ses pareilles. Mais quand donc tombe cette grande nuit ? La sagesse divine a voulu que nous ne le sachions pas d’une façon précise, afin que nous fassions à plusieurs reprises, dans l’espoir que, sur le nombre, nous rencontrions la Nuit favorisée, le plus d’œuvres pieuses possibles. Nos savants pensent cependant qu’elle doit tomber à la veille du 27e jour du mois. Aussi célébrons-nous cette nuit-là, une fête gastronomo-religieuse. Toutes les mosquées sont abondamment illuminées, car on y passe la nuit à prier et à réciter le Coran. Les jeunes fqihs en profitent pour conduire la prière en commun en présence de leurs pairs et révéler aux croyants, leur prodigieuse mémoire et leur art de déclamer et de bien ponctuer les saints versets. Plus longtemps on peut se laisser pincer plus longtemps on garde le mihrab, donc la présidence à la prière, car impatients de prendre leur tour, les nouveaux fqihs torturent leur camarade en niche pour lui faire lâcher prise !

Les rues déversent des flots d’hommes et de femmes vieilles ou de modestes conditions, tenant ou portant leurs enfants richement nippés et chargés de paquets de sucreries et d’autres friandises. Des tonnes de noix, d’amandes, de dattes, de raisin sec et de pois chiches grillés au sel sont consommées en pleine rue, et même dans les mosquées. On mange tellement de ces fruits que le lendemain les tenanciers de bains maures de la ville en ramassaient les coques dont ils se servaient pour chauffer leurs établissements des semaines durant. Ils ne le font plus depuis que notre édile a engagé une légion de balayeurs qui veillent constamment à la propreté des rues de la médina. Encore une concurrence peu loyale !

Le Ramadan se termine comme il se doit par une fête, dit la petite, par opposition à la grande, celle du sacrifice et du pèlerinage à La Mecque qui tombera 70 jours plus tard. À cette occasion, une prière solennelle, présidée à Rabat par Sa Majesté le Sultan et par les khalifas dans les autres grandes villes, est faite au champ des prières situé en dehors de la cité.

Le khalifa du Sultan au mur de la prière de fête

Après un prêche, un très long prêche, prononcé par un ulama du haut d’une chaire en maçonnerie, les fidèles sans même se connaître se saluent et se félicitent d’avoir encore fait un Ramadan avant de rendre l’âme à son Auteur, et se rendent vite chez eux pour distribuer l’aumône obligatoire avant de prendre, le matin, à nouveau leur petit déjeuner : une soupe de semoule délicatement parfumée, et des gâteaux au miel « maison » autrefois, plutôt « rues » maintenant. Eh oui ! comme dit papa en poussant de longs soupirs, les maris doivent acheter toute chose entièrement préparée. Les épouses modernes ne se donnent plus que la peine d’en user. Finis donc les temps où elles apprêtaient tout elles-mêmes : conserves, produits de beauté, lessive, parfums, gâteaux et que sais-je encore. Elles poussent l’audace jusqu’à fréquenter les salons de coiffure pour se faire une tête à la mode. À ce train-là, soit dit entre nous, elles ne vont pas tarder à se rendre à des bals masqués ! Si ces choses font sourire mon aîné, papa, lui, en fait une maladie. Du reste on se garde bien de le mettre au courant de tout ce que ses filles et ses brus se permettent de faire contre les us et coutume des femmes bien nées. Un exemple, mais garde-le pour toi et n’en parle jamais à personne :

Maman, quoique jeune encore, n’a plus une dent. Elle demanda un jour à papa l’autorisation de se faire faire un dentier. « Tu n’y penses pas, s’écria mon père, te découvrir devant un étranger ! Lui permettre de te toucher ! de palper tes joues, ta bouche ! Ah ça ! tant que je vis, non. Quelle déception ! Je t’ai toujours considérée comme la plus raisonnable et la plus pieuse des femmes.… » Maman s’en excusa comme elle le put et on n’en parla plus. Mais mon frère, sans rien dire à papa, l’amena chez un dentiste, qui un mois plus tard lui remit un râtelier fait selon toutes les règles de l’art et de la coquetterie. L’appareil fut remis à l’une de ces vendeuses d’objets pour femmes qui vont de maison en maison pour offrir la marchandise à des clientes qui pour rien au monde ne consentiraient à s’adresser à un marchand étranger à la famille. La colporteuse eut pour mission de venir chez nous à l’heure où mon père est à la maison et d’étaler devant lui de nombreux objets à vendre, entre autres le râtelier. Ce qu’elle fit. Le tour réussit si bien que mon père remboursa tous les frais, y compris les honoraires de la très serviable dellala l

Mais revenons au Ramadan, ou plutôt reparlons-en, car je t’avoue que j’aime trop manger à ma faim pour vouloir y revenir de sitôt.

L’aumône que l’on fait à la fin du carême, la fétra oblige le chef de famille à donner aux nécessiteux une mesure (2 kg 600) de blé, d’orge ou de dattes, selon ce que l’on mange le plus souvent dans le pays, par personne : femmes, enfants, domestiques, vivant sous son toit. C’est ainsi que cette année, mon père a distribué 22 kg au lieu de 20 l’an dernier parce qu’il a pris une nouvelle apprentie (entends domestique, car nous n’appelons jamais ces gens par leurs noms) pour conduire mes deux nièces à l’école et qu’elle a elle-même un bébé. Après un si long jeûne, on sait trop ce que sont les affres de la faim et la misère des privations pour ne pas accomplir avec empressement un pareil devoir d’aumône.

Notre jeûne est si sévère et dure de si longues heures quand il tombe à la saison des jours longs – ce qui est le cas cette année – que nous en souffrons beaucoup, mais sans nous en plaindre, car on éprouve le soir venu la joie d’avoir été agréable au Créateur et le plaisir de se retrouver avec l’appétit que tu devines autour d’une table bien garnie. C’est pourquoi ceux qui en sont dispensés : vieillards, moissonneurs, voyageurs, malades, femmes enceintes ne veulent souvent rien savoir et jeûnent malgré tout. Le Ramadan d’hiver est également pénible car si on a moins soif qu’en été, on a sûrement plus faim. Le fait que le Ramadan étant un mois lunaire, fait le tour des saisons et que nous devons jeûner en quelque lieu et sous quelque climat où nous nous trouvons, nous impose la leçon dans toutes les circonstances possibles de temps et de lieu. En plus, ce fait permettait à nos pères, puisque le service d’état-civil n’existe dans le pays que depuis peu, de mesurer leur âge. Comme ce mois retombe à la même période de l’année solaire, tous les 33 ans et que l’on commence à jeûner entre 14 et 16 ans, un calcul enfantin vous indique la date approximative de votre naissance.

On n’a vu cette année, aucun des mendiants qui assiégeaient littéralement nos portes à l’heure du déjeuner et du sehour ou repas avant l’aube. Nous avons souvent été obligés, faute d’amateurs de verser dans la poubelle des plats qui, il n’y a pas longtemps encore, nous auraient valu de la part, des quémandeurs de pathétiques manifestation de gratitude. Je ne sais pas quelle est exactement la cause de cette heureuse absence, mais je crois que les nombreuses usines nouvellement installées aux environs des villes, les nombreux chantiers ouverts par l’administration et par les particuliers, le grand nombre de manœuvres engagés par l’hygiène et les travaux municipaux y sont pour quelque chose.

En route vers le mur de la prière de fête, près du tombeau de Boabdil. Cliché anonyme. Fès 1915

Sur le Ramadan : Nuits de Ramadan , Le Ramadan et le jeûne du Ramadan , Le Ramadan , Ramadan

14 May 2024

Ramadan

Image à la une : Entrée de la médina de Fès à Boujeloud. Croquis d’Edy Legrand illustrant le texte de François Bonjean sur le Ramadan dans l’Âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse.

Ramadan : texte de François Bonjean, dans Maroc-Monde. 14 juin 1952

Que le jeûne du mois de Ramadan consiste à s’abstenir de boire, de manger, de fumer, et de quelque plaisir que ce soit, depuis le moment où l’on commence à distinguer un fil blanc d’un fil noir jusqu’au coucher du soleil, voici ce qu’il ne semble guère nécessaire de rappeler, particulièrement en terre d’Islam.

On sait moins que ce jeûne constitue l’une des cinq bases fondamentales du culte extérieur. (Les autres étant la profession de foi, ou Chahada, la Prière, l’Aumône et le Pèlerinage).

Ce que le profane ne saurait imaginer, c’est la prodigieuse somme de poésie dont s’accompagne l’accomplissement de ce devoir.
Nous pouvons, il est vrai essayer de procéder par comparaison, penser à nos fêtes religieuses, à ce qu’était par exemple la Noël aux époques de foi, à ce qu’elle est toujours demeurée pour les enfants (car le Ramadan, comme la Noël, fait les délices de la marmaille.)

Mais ce jeûne prend un mois sur douze. De l’apparition de la nouvelle lune annoncée par la longue trompette du neffar, saluée dans certains villages par un véritable feu d’artifice, au matin de l’Aïd-Seghir, où même les petits enfants doivent offrir un moud nabaoui de blé aux déshérités, on voit se succéder des pratiques réglées par un code minutieux de traditions, toutes rehaussées de récits charmants où fleurit et triomphe la parabole.

Comme de plus, les mois arabes sont des mois voyageurs, Ramadan apparaît dans les mémoires, tantôt flamboyant des feux de l’été, tantôt transi et recroquevillé. C’est dire que la soif et la faim, au cours d’une même vie, ont tout loisir d’y faire assaut de malice et de rigueur ! Je me rappelle avoir déjà vu le Ramadan en été. C’était au Caire, il y a plus de 20 ans. Les jeûneurs attendaient avec impatience de pouvoir rafraîchir d’eau du Nil, leur gosier doublement altéré par le vent du Sud et par l’arrivée soudaine du vent du Nord.

Le jeûne, disais-je, prend un mois sur douze. Mais c’est ici le cas de rappeler que le temps du cœur ne saurait coïncider avec celui des horloges. Ces interminables journées d’attente, ces nuits fiévreuses, bourrées de parfums, de musique, de récits, d’odeurs affriolantes, de lumières, de va-et-vient ne sauraient en s’additionnant, compter pour une seule lunaison. Tant de souffrances mêlées à tant de satisfaction forment dans l’année musulmane un bloc monumental et quelque peu envahissant. Quand Ramadan revient, on a l’impression qu’il est en avance, que les estomacs ne sont pas encore reposés de leurs tribulations. Lui, insensible à ce reproche, le vorace, commence, explique un dicton, par savourer la chair des jeûneurs. Cette période dure dix jours. Dans la décade suivante, il s’en prend au sang et aux nerfs ; enfin, triomphant, c’est aux os qu’il s’attaque sans vergogne. Comment chacune de ces décades ne vaudrait-elle pas à elle seule les semaines d’un mois sans histoires, d’un mois emporté par l’oued sournois de l’uniformité ? (mais est-il de tels mois dans le calendrier du croyant ?). D’autant qu’il faut ajouter à Ramadan non seulement le temps nécessaire à ses hôtes pour se préparer à l’accueillir, mais le temps employé à se reposer des fatigues qu’il a occasionnées !

Demandez non pas à un docteur, mais à un croyant du menu peuple, à l’un de ces hommes, de ces femmes, tous et toutes illettrés, et qui cependant connaissent parfois leur religion de si surprenante façon, demandez donc à l’un de ces simples (qui sont en terre d’Islam les préférés éternels d’Allah) pourquoi il fait le Ramadan.

D’abord, vous répondra-t-il avec fierté, parce que nous sommes des Musulmans, que le Coran est tout pour nous et que c’est pendant la lune de Ramadan que le Coran est descendu sur la terre.
Ensuite, parce que le jeûne lave notre être jusqu’en sa profondeur, nous rend l’innocence du nouveau-né, et peut même pendant la nuit du vingt-septième jour, alors que la foule des Musulmans du monde entier regarde le ciel, permettre à certains favorisés d’apercevoir une espèce de lumière inconnue. Celui qui voit cette Lumière, dit-on, s’il formule un vœu est sûr d’être exaucé.

Si maintenant vous consultez le Coran sur cette même Nuit (Leilet el Kadr, ou Nuit du Destin), la mystérieuse et très vénérée sourate d’Al Kadr vous confirmera que la Nuit du Destin est bien celle où Dieu a fait descendre sa Parole sur la Terre.

« Qui te fera connaître ce qu’est la Nuit d’Al Kadr ? La Nuit d’Al Kadr vaut plus que mille mois. Dans cette Nuit, les Anges et l’Esprit descendent dans le monde avec permission de Dieu de régler toutes choses »

On comprend, dès lors, qu’à cette occasion, toutes les mosquées du monde brillent de toutes leurs lampes, tandis qu’au-dessous la multitude des fidèles déroule une longue prière. Cette Nuit qui vaut plus que mille mois apparaît vraiment comme la fête de la Lumière, comme le poème des poèmes, le drame des drames : la descente de l’Esprit, la communication rétablie entre les Cieux et la Terre. On pense à cette phrase si émouvante de l’Apocalypse : « Une porte était ouverte dans le Ciel ». Et le jeûne du Ramadan prend sa signification. Il doit permettre à la créature d’être moins indigne de vivre au voisinage des Anges. Il prépare l’âme à redevenir réceptacle de la grâce, une coupe d’éternité.

Ainsi apparaît également le vrai caractère de l’Aïd-Seghir, de la fête qui termine le jeûne. Loin d’être une fête de la chair, un joyeux carnaval, elle est la fête du cœur purifié, comblé par les souffrances du jeûne. Elle symbolise la descente de la Paix dans le cœur. Et en effet, selon une tradition, les vrais Croyants ont ce jour-là l’insigne honneur de pouvoir se considérer comme autant d’hôtes du Très-Haut.

De là, sans nul doute, le sentiment d’immense, d’universelle mansuétude qui partout, en ce jour béni, vient prendre la place des mesquines préoccupations habituelles.

Les terrasses de Fès. 1949.

Pour comprendre ce qu’est le Ramadan, il importe certes avant tout de savoir ces choses.

Mais il faut aussi y avoir en quelque sorte participé en vivant dans une maison arabe, au milieu d’une ville sainte d’Islam. Il faut avoir senti aux approches du crépuscule l’odeur des braseros sur lesquels bout la soupe réconfortante, la harira aux cent épices, qui fera couler du feu dans les gosiers et dans les cœurs. Il faut avoir entendu la clameur qui accompagne l’annonce du coucher du soleil, et surtout, un peu plus tard, la voix grêle et tendre des raïtas. Il faut avoir passé la plus grande partie de la nuit à entendre raconter sous tous les toits, par des milliers de Shéhérazades, l’histoire de la création de ce vieux monde, celle des navigations de l’Arche sur les flots amoncelés par la colère de Dieu, celle enfin de l’obéissance sublime des Prophètes à la volonté d’En-Haut. Il faut s’être réveillé avec tout le quartier, au coup de marteau du dakak, lequel s’en va de porte en porte en psalmodiant cette Chahada, qui est la répétition des paroles de l’Ange Gabriel au Prophète sur le mont Hira. Il faut avoir vu l’inquiétude des jeûneurs attardés qui craignent d’être surpris la bouche pleine par le coup de canon de l’aube. Alors, on saisit pourquoi de telles villes méritent d’être appelées saintes. Ne sont-elles pas, en effet, des monastères pour gens du siècle ? Leur population s’y considère comme formant une seule famille.

Voilà ce qui fait par exemple de Fès la subtile, plus encore que le mystère de ses cent mosquées, de ses admirables médersas, de sa vieille Université, de ses zaouïas aux ramifications innombrables, plus encore que la fièvre de ses tolbas, de ses fqihs, de ses théologiens, une vraie ville d’Islam.

Et l’on ne saurait contester que le jeûne du Ramadan ainsi pratiqué et célébré de l’Atlantique au Pacifique vient donner chaque année, un grand exemple au monde.

Ramadan ! Sur tous les mois du calendrier musulman, certes celui-ci a rang et prérogatives de seigneur ! Ramadan ! souverain sans faiblesse, dur mais non point cruel, dont le règne, placé sous le signe de la privation, de la peine dispense en réalité, l’abondance, la joie !

Ramadan, symbole à la fois de fidélité au Ciel et de révolution sur la Terre, révolution dans les habitudes, dans les visages, dans les intentions, révolutions dans les cœurs ! Tellement il suffit à la créature de vouloir faire non plus sa propre volonté, mais celle du Créateur, pour que ce monde se voie métamorphosé en vestibule des Jardins de fraîcheur et de suavité ! Tellement le secret de la liberté gît caché dans l’obéissance, le secret de la joie dans le sacrifice, le secret de la paix dans le « Jihad », c’est-à-dire dans la guerre que l’âme se livre à elle-même !

Ramadan ! roi de la nuit miséricordieuse qui réussit à arracher les femmes à l’amère douceur du bavardage, de la récrimination et de l’indolence ! Prince des sultans autant que des parias, providence du mendiant, lumière des oulama, dompteur des Afrites, puissant fourrier des Anges ! Livre vivant dont les enfants ravis se montrent les images ! En même temps, roi du temps et roi du Monde ! À la fois le plus munificent des seigneurs, le plus équitable des cadis, le plus savant des fqihs.

François Bonjean a publié en 1948 dans L’âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse. (Office marocain du tourisme) un texte sur le Ramadan qu’il intitule Les nuits du Ramadan, en référence au texte d’Ahmed Sefrioui publié dans le quotidien du matin La presse marocaine. Dans « Ramadan », texte de 1952, Bonjean développe les idées abordées dans celui écrit dans L’âme marocaine.

Je citerai simplement la conclusion de ce premier texte :
« Quand vient le Ramadan, les portes du paradis s’ouvrent ». Ce dit du Prophète peut servir de conclusion à l’esquisse que l’on vient de lire. Une fête, en terre d’Islam peut et doit toujours être considérée comme la célébration des liens subtils du profane et du sacré. De même, croyances, savoirs, bienséance, se présentent comme autant de moyens de maintenir la communication entre les apparences et la réalité, entre le signe et la chose signifiée, entre le visible et l’invisible, entre la terre et les cieux. La condition sine qua non de toute compréhension, en dehors du don de la grâce, paraît au Croyant de ne pas murer l’âme adamique fuyant, à l’exemple de Caïn, sa nécessité, dans la ville sur la porte de laquelle Tubalcaïn écrit : « Défense à Dieu d’entrer » 

Quelques repères dans l’histoire de François Bonjean :

François Bonjean est né, à Lyon, le 26 décembre 1884, dans une vieille famille savoyarde. Après des études de lettres à Nice, il est nommé en 1911 professeur à l’École normale de garçons.
Il est fait prisonnier dès les premières semaines de la la guerre de 1914 et incarcéré en Bavière jusqu’en avril 1918. Il «ramène » de sa captivité « Une histoire de 12 heures », série de conversations philosophiques entre camarades prisonniers, qu’il publie en 1922.
Dès 1919, Bonjean part pour le Caire où il passe 5 ans, comme professeur à l’École Normale Supérieure égyptienne ; il en revient avec des notes qui serviront à l’ « Histoire d‘un enfant du pays d’Égypte ».
Après le Caire, il enseigne la littérature française au Collège Moulay Idriss de Fès à partir de 1929, après l’avoir fait à Alep (1927) et Constantine et avant d’aller au Collège Sidi Mohammed à Marrakech (1937) et à Rabat. Entre 1944 et 1946 François Bonjean est nommé professeur au collège colonial de Pondichéry, puis revient au Maroc. Il rapporte de ce séjour un journal de voyage « Visages de l’Inde » et écrit avec son épouse, Lalla Touria, « Reine Iza amoureuse »

Bonjean ne voyage pas seulement « en surface », il se penche avec passion sur les sociétés orientales. Il est le seul à avoir exprimé l’âme même de l’Islam et particulièrement l’âme du Maroc vue à travers les croyances et la politesse  pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages. Son ami Henri Bosco dans un article du Figaro (3/11/1941) le qualifie de « Confident de l’Islam ». Il a vu vivre l’Islam de l’intérieur, il en connaît autre chose que les apparences et le pittoresque ce qui lui permet d’écrire : « Pour comprendre ce qu’est le Ramadan … il faut aussi y avoir en quelque sorte participé en vivant dans une maison arabe, au milieu d’une ville sainte d’Islam … ».

Lors d’un entretien il confie à un journaliste : « Quand j’arrivai d’Égypte à Fès, j’avais fait quatre volumes sur la jeunesse musulmane et je me disais que cela suffisait. Chaque roman m’avait demandé un effort considérable … J’aime beaucoup Fès, cette ville si musulmane. Il n’est pas dans ma nature de me documenter, je ne cherche pas à voir, à savoir, à comprendre. L’atmosphère de la rue marocaine me contente. J’aime baigner tout simplement dans la vie musulmane. J’avais donc décidé de ne plus rien écrire sur l’Islam. J’eus des élèves, des amis … La sympathie, l’amitié, la compréhension naturelle agissaient. Quand les Musulmans virent que je connaissais certaines choses secrètes acquises précédemment par moi grâce à cette même « intelligence sympathique », alors ils me donnèrent toute leur confiance. Un ensemble de réussites non cherchées fit donc qu’au bout de sept à huit ans, je me trouvai avoir compris, sur la société musulmane et notamment sur la femme, une foule de choses m’intéressant prodigieusement. J’en arrivais bientôt à me dire il faut que tu fasses un livre, il est impossible que tu ne le fasses pas. Et ce furent « Confidences d’une fille de la nuit« . (1939)
Suzanne Cervera cite Ahmed Sefrioui pour décrire le professeur que François Bonjean fut à Fès au Collège Moulay Idriss et l’impact que pouvait alors avoir l’enseignement français au Maroc : « Je vous vois toujours derrière le bureau, le front auréolé de lumière, parlant avec bonté ou expliquant un de ces beaux morceaux que vous seul savez choisir, vous seul savez expliquer. Ainsi vous nous avez préparé à la vie… Votre œuvre à Fès restera vraiment unique. Les jeunes collégiens qui vous ont connu parlerons plus tard avec enthousiasme du professeur, du psychologue et de l’homme que vous êtes ».

François Bonjean était membre-fondateur et conférencier apprécié de l’association des « Amis de Fès » dont il fut le secrétaire général jusqu’en 1935.

François Bonjean est mort à Rabat en mai 1963.

Médina de Fès. Photographie anonyme des années 1920

Pour mieux connaître François Bonjean, un article très documenté de Suzanne Cervera : « Aventures et passions de François Bonjean, un niçois « témoin de l’islam » https://www.departement06.fr/documents/Import/decouvrir-les-am/recherchesregionales200_20.pdf

Sur le blog d’autres articles sur le Ramadan : Nuits de Ramadan, Le Ramadan et le jeûne du Ramadan, Le Ramadan , Un musulman explique à son ami chrétien … le Ramadan

Parmi les livres de F. Bonjean écrits au Maroc :

Confidences d’une fille de la nuit. Éditions du sablier. 1939

Reine Iza amoureuse. Éditions du Milieu du Monde. 1947

L’ Âme marocaine vue à travers les croyances et la politesse. Éditions Draeger frères. 1948

Au Maroc en roulotte. Éditions Hachette. 1950

Les contes de Lalla Touria : Oiseau jaune et Oiseau vert Éditions Atlantides. 1952

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