Le Horm de Moulaï Idriss
Image à la une : Le horm de Moulay Idriss. Photographie Bernard Rouget.
Il n’y a pas très longtemps que les Européens ont accès dans le Horm de Moulaï Idriss, le vénéré fondateur de Fès, le grand saint que les habitants de l’ancienne capitale marocaine considèrent presque comme une divinité.
Ce horm, ou zone sacrée, est constitué par une série d’étroits couloirs qui entourent la mosquée et où de nombreux commerçants fasis sont venus installer leurs boutiques. Compliquées de ramifications tortueuses, ces ruelles sont bordées de hautes murailles sombres qui évoquent étrangement le caractère de certaines petites villes d’Italie.
Je ne puis me défendre d’une émotion très vive, chaque fois que je franchis le seuil de la zone sainte et que je m’incline pour passer sous une des poutres usées et patinées qui, placées transversalement à chacune des entrées du horm, en interdisaient autrefois le passage aux profanes.
C’est que, si l’on quitte la petite place Nejjarine pour pénétrer dans le couloir principal qui conduit à l’une des portes du sanctuaire, on se sent vraiment complètement isolé au milieu du spectacle le plus surprenant, du grouillement de foule le plus pittoresque, le plus extraordinaire que l’imagination puisse prévoir. On touche au cœur de l’Islam. On le sent battre et palpiter avec force, on est saisi par l’attrait mystérieux de cette humanité en extase, par le charme de cette atmosphère voilée, et par le contraste singulier que forme la misère des innombrables groupes de mendiants en guenilles avec la somptuosité criarde de l’ornementation architecturale du mausolée de l’illustre saint.
Ruelle près du mausolée de Moulaï Idriss. Vers 1930
Ce mausolée ne contient malheureusement plus actuellement que les vestiges de l’ancienne mosquée des Cheurfa, dans laquelle le fondateur de Fès fut enterré. Une partie de l’édifice actuel date du règne de Moulaï Ismaïl, mais le dôme central et le minaret ornés de carreaux émaillés et de mosaïques vertes ne furent construits que vers 1820, par Moulaï Abderrahman.
Il ne faut donc pas s’étonner de ne trouver dans ce monument ni la sobre élégance de lignes, ni la délicatesse des nuances, ni la pureté de style que l’on admire dans les merveilleuses médersas de l’époque des Mérinides.
C’est une œuvre de la décadence qui, malgré certaines lourdeurs dans l’ensemble et une polychromie un peu brutale, est loin cependant de manquer d’intérêt.
Avant d’examiner la mosquée dans ses détails, arrêtons-nous un instant dans le couloir qui fait face à l’entrée du vestibule principal, seule partie du sanctuaire où les femmes aient le droit de pénétrer.
Voici, sous une voûte enveloppée d’ombre, une petite porte peinte en bleu, d’un bleu éteint aux reflets cendrés. C’est l’entrée du tombeau d’une femme de la famille des Idrissites, que la légende fait passer pour la mère de Moulaï Idriss. Sans cesse, les fidèles musulmans, principalement les femmes, viennent s’appuyer contre cette porte et faire une prière fervente, dans des attitudes de profonde vénération.
Autour du mausolée. Cliché des années 1930
À quelques mètres de ce tombeau, le couloir aboutit au curieux portail du vestibule de la mosquée. Tout d’abord, on l’aperçoit à peine, tant la foule des mendiants est, à cet endroit, extraordinaire de grouillement et de vie intense. C’est une agglomération humaine dont les contours et les couleurs se transforment et se déforment dans une agitation perpétuelle, un enchevêtrement des types les plus divers, pauvres loques effondrées de fatigue et de privations, et venues échouer devant le sanctuaire : vieillards étiques, vêtus d’oripeaux étranges, aux teintes terreuses et vagues, misérables femmes entourées d’enfants à demi nus, aux mines souffreteuses et mornes, femmes berbères dont le visage dévoilé s’encadre de cheveux en broussaille, groupes d’estropiés et d’aveugles dans les poses les plus bizarres et les plus imprévues.
Mais nos yeux quittent ce spectacle et se fixent enfin sur le portail qui se compose d’un arc central flanqué de deux petits arcs. Dans l’arc central est sculptée, en caractères coufiques rectangulaires, d’une belle ordonnance de lignes, une inscription célébrant les louanges d’Allah et du Prophète. Les intervalles des arcs sont légèrement gravés d’assemblages polygonaux, d’un dessin sobre, dans la bonne tradition. L’ensemble du portail, d’un ton rose doré, se réchauffe par places de taches d’un vermillon éclatant.
Le vestibule est d’une richesse d’ornementations un peu lourde, encore augmentée par une profusion de veilleuses, de lampes et de lustres de toutes formes et de style souvent fâcheux. Du plafond que nous ne pouvons apercevoir qu’en partie, et qui semble assez beau, descend un grand lustre d’un caractère remarquable, et qui fut, dit-on, offert par Abd el Aziz.
Le sol est pavé de zelliges figurant des portes de mosquée, avec des arabesques noires d’une grande finesse.
Dans le mur de face se découpe une large ouverture en arc brisé, bordée d’un décor épais et grossier.
Cette baie laisse entrevoir, dans une pénombre mystérieuse, parmi les jeux étranges du clair-obscur, la vaste salle au fond de laquelle se trouve le tombeau du grand saint. Le soir, quand la nuit descend sur la mosquée, une multitude de lustres et de veilleuses, accrochés dans l’immense dôme, forment des guirlandes de lumière dorée ; l’encens emplit la voûte de brumes parfumées, et dans ce scintillement d’or que traversent en spirales changeantes de légères volutes de fumée, la foule des fidèles prosternés semble une vision irréelle, une apparition fantastique.
Portail d’entrée. Cliché des années 1930
Tout près du portail, en se dirigeant à droite, on passe sous une haute arcade, puis le couloir fait un coude brusque et l’on est aussitôt attiré par une nouvelle perspective enchanteresse.
Dans une allée étroite, entre de hautes murailles parées de mosaïques, de plâtres polychromes et de boiseries peintes, se presse la foule qui vient porter son obole, avec une prière ardente, au tombeau de Sidi Hafid el Amrani, qui fut le chambellan de Moulaï Idriss.
Contre le mur de gauche, qui est celui de la mosquée, viennent se sceller intérieurement les tombes du grand saint et de Sidi el Amrani, et leur emplacement exact est marqué dans l’allée extérieure par un décor architectural d’une originalité sauvage. Il se compose de trois motifs principaux dont le premier et le plus caractéristique est le tronc des offrandes. Ce tronc est formé par un panneau de moucharabieh à réseau polygone, placé à hauteur d’homme. Au-dessous, et tout le long de la muraille, court un assemblage de zelligs, d’une composition harmonieuse, avec une rosace centrale entourée d’octogones, dans une gamme dominante de bleus et de jaunes, cernés de noirs. Au-dessus de la boiserie, une large fenêtre en ogive s’encadre d’un auvent à stalactites reposant sur deux gracieuses colonnettes de marbre rose, avec leurs chapiteaux d’un style très pur.
Mur des offrandes. Cliché Bouhsira, vers 1930
À l’heure crépusculaire, un charme délicieux émane de ce lieu sacré, tout imprégné d’une mélancolie mystique. Trois grandes veilleuses qui pendent de l’auvent se piquent de points lumineux et tremblants et répandent sur la foule une lueur orangée. Des groupes fantomatiques de mendiants s’entassent et s’allongent dans l’allée mystérieuse. Les pieux Fasis et les pèlerins venus de tous les points du Maroc s’approchent tour à tour de la muraille sainte et l’embrassent avec une dévotion ardente, en adressant à Moulaï Idriss ou à son chambellan leurs prières et leurs suppliques.
Les deux autres motifs de décoration comprennent une ornementation très fouillée de plâtre sculpté et peint, rehaussé de dorures. Au centre de la composition, une minuscule porte fermée par un grillage après lequel les fidèles viennent attacher de petits morceaux d’étoffe, des brins de laine ou de soie, dans le but pieusement naïf de rappeler au bon saint les requêtes qui lui ont été présentées.
À cet endroit, le couloir est recouvert d’une voûte avec un beau plafond en bois, de forme octogonale, décoré d’une rosace peinte, composition en entrelacs basée sur la géométrie décorative si chère aux artisans arabes. Deux lanternes à facettes, ornées de verres multicolores, pendent, l’une au centre de la voûte, l’autre d’un auvent en bois peint, et complètent ce décor d’une somptuosité un peu lourde.
Tout près de là, une charmante petite fontaine agrémentée de zelligs et d’inscriptions polychromes gravées dans le plâtre, fournit aux visiteurs et aux habitants de ce quartier une eau de source, abondante et pure.
La fontaine
En face du mur de la mosquée, quelques petites boutiques de marchands de parfums et de bibelots ajoutent au pittoresque étonnant de cette petite rue, à l’extrémité de laquelle une autre entrée du sanctuaire attire maintenant nos regards. C’est une ouverture ogivale dont la décoration en plâtre sculpté de rosaces et de rinceaux foliacés qui expriment, par la fantaisie et l’imprévu de leurs ondulations symboliques, le sentiment méditatif et l’instinct de spiritualisme du caractère musulman.
Le soubassement est formé de rosaces en zelliges dans des tonalités délicates où les bleus légers d’une note rare alternent avec des jaunes foncés, des verts et des noirs. Une fine inscription en mosaïques noires se déroule en un bandeau, le long du soubassement, et l’enrichit par la souplesse de ses enroulements ingénieux.
Pour sortir de cette ruelle extraordinaire, on passe sous un portique dont on admire la richesse et la variété des détails ornementaux. L’auvent en bois sculpté qui le surmonte, avec ses stalactites, ses colonnettes et ses inscriptions, est d’une exécution particulièrement remarquable. Ce portique donne accès à la kaïsseria, le quartier des marchands d’étoffes, toujours si prodigieusement animé et bruyant, surprenant labyrinthe de petites rues où la lumière parvient tamisée par les treillages de roseaux.
Mais, revenons maintenant au portail du vestibule principal, et engageons-nous à gauche, dans une ruelle obscure et tortueuse, tout encombrée de mendiants accroupis.
Près de l’entrée de cette ruelle, se trouve une maison appelée Dar el Qaïtoun, sorte de refuge où les femmes malheureuses viennent s’abriter.
En face, par deux grands portiques, on aperçoit la vaste cour de la mosquée, de forme carrée, avec ses arcades ogivales et sa double rangée de colonnes de marbre de différents styles fâcheusement réunis, sans ordre et sans goût. Au centre de la cour, pavée en zelliges, une vasque de marbre blanc, d’où jaillit une gerbe d’eau bruissante.
Cour de la mosquée
En continuant à travers les sinuosités bizarres de cette ruelle, on est brusquement arrêté par un admirable portail de bois sculpté, d’une grâce et d’une simplicité de lignes qui évoquent la noblesse des proportions des monuments de la Renaissance.
Tout contre ce portail, appelé Bab el Hfa, se trouve un petit bassin de marbre où murmure doucement l’eau d’une source miraculeuse. Les femmes superstitieuses viennent placer devant ce bassin des vases remplis d’huile d’olive et des mèches pour faire des cierges qu’elles apportent le vendredi à la mosquée. Et ces pratiques, pourtant si simples, leur donneront des avantages fort appréciables, tels que, par exemple, de retrouver un objet perdu, d’obtenir la punition d’un malfaiteur, etc., etc.
Plus loin, le couloir tourne encore ; on passe sous des voûtes suintantes et noires, où l’on croise, dans une pénombre sinistre, des fanatiques aux yeux luisants et durs ; on descend en trébuchant des marches inégales et glissantes et l’on parvient enfin à la dernière porte de la mosquée, la plus grande, dont l’aspect serait sans doute assez imposant si l’on n’avait eu la malencontreuse idée de la masquer, de l’autre côté du couloir, par un énorme panneau de bois dont le bas seulement est découpé pour donner le passage dans le souk si pittoresque des fabricants de tresses et autres ornements de soie rehaussés d’or ou d’argent et de paillettes qui sont parmi les parures les plus caractéristiques des femmes marocaines. De sorte qu’il n’y a pas de recul pour apprécier, comme il conviendrait, le large escalier pavé de zelliges qui aboutit à la cour centrale, au fond de laquelle on aperçoit la haute arcade qui précède l’intérieur de la salle du tombeau.
Maintenant, nous quittons le Horm par ce petit souk el Mjadline, où d’énormes ceps de vignes grimpent en courbes tourmentées le long des curieuses boutiques jusque sur les toits de roseaux et laissent retomber, en festons gracieux, leurs feuillages et leurs grappes.
Et nous sommes entraînés dans le souk des marchands d’épices, au milieu du mouvement rapide de la foule affairée et bruyante, qui nous arrache à notre vision étrange, d’un charme puissant et original.
De toutes cette série de tableaux féeriques que nous venons de voir défiler devant nos yeux, le souvenir nous restera surtout de la forte impression de mysticisme qui se dégage du Horm de Moulaï Idriss et de l’harmonie parfaite qui unit le décor architectural de la mosquée, symbole d’un art d’inspiration et d’idéalisme, à la foule musulmane qui vient se prosterner en des attitudes extatiques devant le tombeau du vénéré fondateur de Fès.
Texte de Gabriel Rousseau 15 janvier 1918.
Quelques mendiants au pied du mur des offrandes.
Sur le Horm voir aussi À propos du droit d’asile au Horm de Moulay-Idriss