Fès, capitale de l’Islam
Image à la une : Fès. Aquarelle Drouet Réveillaud 1939
Fès, capitale de l’Islam est une conférence faite en 1944 par Marcel Vicaire dans différentes villes du Maroc. Le texte m’a été donnée par Isabelle Crouigneau-Vicaire, sa fille. (Il a été publié dans « Trésors des métiers d’art de Fès ». Marcel Vicaire, recueil de textes présenté par Isabelle Crouigneau-Vicaire. Mai 2018)
Cette conférence illustre le rôle joué par l’association des « Amis de Fès » dans les échanges culturels et touristiques dans le but de valoriser la ville de Fès et son histoire.
Dès la création de l’association en 1932, Marcel Vicaire était convaincu de pouvoir trouver en France de nombreux adhérents, dans les milieux littéraires et artistiques et d’avoir ainsi la possibilité d’organiser chaque année une conférence sur Fès pour faire connaître la ville.
Il avait d’ailleurs, dès 1926, donné à Troyes une conférence intitulée « Trois grandes villes du Maroc : Casablanca, Rabat et Fès », pour une grande part consacrée à Fès !
Au Maroc, les « Amis de Fès » sont rapidement sollicités pour faire des conférences dans différentes villes : Rabat, Salé, Taza, Marrakech et reçoivent des conférenciers extérieurs, du Maroc, d’Algérie ou de France, une occasion pour eux de découvrir Fès. Le rôle et la renommée de l’association désignent naturellement ses membres pour présenter Fès aux caravanes touristiques venues de France, aspect de l’activité des « Amis de Fès » qui se révèle particulièrement apprécié dans le domaine du tourisme. L’association qui prendra le relais des « Amis de Fès » en 1958, ne néglige pas l’impact sur l’activité touristique de ces manifestations culturelles : elle choisit de s’appeler « Tourisme et culture » ! et sous la présidence de Mohammed Benchekroun et d’Henri Bressolette gardera la même orientation que les « Amis de Fès ».
Messieurs, c’est une véritable promenade dans Fès que j’aurais aimé vous faire faire en parcourant ses souks, ses ruelles sombres et mystérieuses, en vous montrant ses monuments et ses sites pittoresques, en vous faisant pénétrer dans les ateliers de tisserands, de céramistes ou d’autres artisans qui forment un des principaux éléments de la population. Très probablement beaucoup d’entre vous connaissent déjà Fès et je m’excuse d’avance de ne leur apprendre sans doute rien de nouveau ce soir. D’autres, j’en suis persuadé ne l’ont vue que de loin ou n’ont pu consacrer à sa visite que de trop courts instants, peut-être même certains n’y ont-ils encore jamais pénétré. Pour bien comprendre une ville telle que Fès si riche en souvenirs du passé et en traditions, il est indispensable, je crois, de vous en tracer un bref exposé historique et de vous dire quelques mots sur la population qui en compose véritablement l’âme.

Fès, vue générale de la ville prise depuis le fort Juge
À la fin du VIIIème siècle, c’est-à-dire à l’époque de Charlemagne et d’Hâroun ar-Rachîd, Idriss descendant d’Ali, gendre du Prophète, ayant pris part à une révolte contre les Abbassides, parvient à échapper à la répression des califes de Bagdad en se réfugiant à Oulili, l’ancienne Volubilis des Romains, située dans le massif du Zerhoun à une soixantaine de kilomètres d’ici : c’est une période très troublée comme le Maroc en connaîtra d’ailleurs souvent au cours de son histoire. L’islam encore naissant risque d’être mis en péril par l’hérésie kharégite qui trouve de nombreux adeptes parmi certaines tribus berbères. Idriss, grâce à son titre de noblesse et à la « baraka » attachée aux descendants de Mohamed, est bien accueilli par plusieurs tribus dont il devient rapidement le chef et qu’au nom de l’orthodoxie musulmane il conduit à la conquête et à l’islamisation du Maroc. Mais la vengeance des califes d’Orient le poursuit toujours et il meurt empoisonné par un émissaire lancé à sa recherche, laissant sa compagne sur le point de mettre au monde un fils qui lui succédera sous le nom d’Idriss El Azhar, ou si vous le voulez bien pour plus de commodité d’Idriss II. C’est un fidèle serviteur d’Idriss, Rachid qui exerce le pouvoir en attendant que l’enfant soit en mesure d’assurer la lourde tâche politique et religieuse entreprise par son père. Les chroniqueurs marocains nous assurent d’ailleurs que dès son jeune âge, certains disent sept ans, Idriss II se fit remarquer par son éloquence, sa piété, ses vertus militaires et civiques ainsi que par sa sagesse dans l’administration du pays. Bien vite il attire vers lui de nombreuses tribus et songe à bâtir une capitale digne de ce nom. Comme l’explique si clairement Gautier dans Les siècles obscurs du Maroc c’est le problème de l’eau qui a guidé le choix de l’emplacement de la nouvelle cité. Un violent orage ayant emporté les remparts en construction sur les pentes du Zalagh, cette montagne qui domine la ville au nord, ce lieu fut abandonné ; un deuxième le fut également dans la vallée du Sebou non loin de Sidi Harazem où les sources chaudes bouillonnantes firent éprouver de nouvelles craintes. Il fallait cependant disposer d’eau en suffisance sans être tributaire d’aqueducs d’entretien coûteux comme à Volubilis et qui risquent d’ailleurs d’être coupés par des rebelles. Le lieu où s’élève aujourd’hui une des plus belles villes du monde musulman est d’un choix particulièrement heureux. Les sources qui jaillissent dans les plaines du Saïs à l’ouest sont nombreuses et abondantes. Les pentes des vallonnements sont douces et permettent une répartition facile des eaux dans les maisons, les mosquées, les moulins et les jardins. Fès doit en grande partie sa prospérité à ces sources généreuses en toutes saisons.
En 808, Moulay Idriss avait à peine 15 ans lorsque, ayant mis pied à terre au point où s’élève aujourd’hui la mosquée El Ghozlan dans le quartier du Talaa, il traça de ses propres mains l’emplacement des remparts. C’est le quartier appelé Adoua El Andalous sur la rive droite de l’oued qui traverse la ville et dont on devine le tracé dans sa partie basse qui fut bâti le premier puis le quartier appelé Adoua El Qaraouiyine le plus proche de nous. Ces deux quartiers doivent leur nom aux éléments qui les peuplèrent à l’origine : 8000 familles expulsées d’Espagne par El Hakem ben Hicham trouvèrent en effet refuge dans le premier auprès de quelques tribus berbères ; tandis que 3000 familles arabes expulsées elles aussi à la suite d’une rébellion contre les gouverneurs se groupèrent dans le second. Andalous et Kairouanais apportent avec eux les germes d’une civilisation, leurs techniques et leurs arts. Sous l’impulsion de Moulay Idriss la ville se construit rapidement ; il employa une méthode de valorisation qui porte ses fruits sans attendre : il décida en effet que tout habitant qui aurait construit dans un laps de temps déterminé deviendrait propriétaire du terrain. La ville s’édifia comme par miracle. À cette époque, le quartier des Andalous et celui de Qaraouiyine avaient leur enceinte et leur administration respectives ; puis au Xème siècle leur mosquée cathédrale et leur université. Ces deux mosquées furent élevées par deux femmes, deux sœurs de famille kairouanaise connues pour leur piété et qui, après avoir acquis les terrains, observèrent le jeûne pendant toute la durée des travaux.
Après la mort de Moulay Idriss, le pouvoir ayant été divisé, les deux quartiers sont en rivalité, ils s’affrontent et luttent : c’est ainsi que deux frères, gouverneurs des deux Adoua, Fetouh et Agissa se livrent un combat au cours duquel Agissa succombe sous les coups de son frère. Le souvenir de cette lutte est perpétué par deux portes importantes de la ville : Bab Fetouh dans le quartier des Andalous et Bab Guissa dans le quartier de Qaraouiyine. Bab Guissa qui est à deux pas d’ici, fut en 1912 le théâtre de sanglants combats lors de l’assaut livré par les berbères, peu après les émeutes sanglantes de Fès ; elle fut dégagée par l’action vigoureuse du Général Gouraud.

Mosquée de Bab Guissa occupée par l’armée française en mai 1912
La dynastie idrissite n’a été que de courte durée. Son déclin marque le début d’une ère difficile et il faut attendre l’arrivée des Almoravides au XIème siècle pour que le pays rentre dans l’ordre et connaisse à nouveau la prospérité. En 1070 les deux cités sont prises par Youssef ben Tachefine qui en abat les remparts, les réunit en une seule ville jetant des ponts sur l’oued et l’entoure d’une nouvelle muraille.
Bien qu’adoptant Marrakech pour capitale, les Almoravides entreprennent de grands travaux à Fès. Ils font venir une foule d’artisans d’Espagne qui construisent des moulins hydrauliques, installent de nouvelles industries, agrandissent la mosquée de Qaraouiyine et y élèvent la porte imposante de Bab Chemaïne ce qui donna d’ailleurs lieu à des discussions d’ordre juridique assez curieuses : en creusant les fondations, les ouvriers découvrirent une construction qu’ils pensèrent contenir un trésor… En réalité ayant soulevé une dalle ils furent sans doute déçus de ne mettre à jour qu’un bassin. Mais ce bassin était habité par une tortue qui en couvrait toute la surface et la question se posa de savoir si l’on devait retirer la tortue ou construire au-dessus d’elle ; des savants furent consultés et ils conseillèrent de la laisser à sa place en la recouvrant d’une voûte. Cette décision juridique ne fut cependant pas reconnue valable par nombre de savants et plus de deux siècles après elle était encore discutée. Malheureusement aucun vestige d’époque almoravide ne subsiste et nous devons le regretter car ce fut une époque où les arts furent particulièrement florissants et qui marque un nouvel essor dans le domaine des lettres et de la pensée.
Moins d’un siècle après l’entrée des Almoravides à Fès, une autre dynastie s’y implante : celle des Almohades dont les sultans gardent cependant Marrakech pour capitale ; malgré cela, une nouvelle impulsion est donnée à la cité de Moulay Idriss qu’ils agrandissent en rasant les anciens remparts pour en élever de nouveaux ; les quartiers de l’ouest se développent particulièrement avec la construction de la Kasba des Filala, la Kasba de Boujeloud et de Bab Mahrouk, qui fut ainsi nommée « la porte du brûlé » parce que le corps d’un rebelle d’Ouezzane y fut incinéré. C’est aux merlons de cette porte qu’étaient exposées les têtes des suppliciés jusqu’à l’arrivée des Français. Les Almohades agrandissent encore la mosquée de Qaraouiyine, aménagent des bassins et des canalisations d’eau. Fès jouit d’une prospérité jusqu’alors inconnue. Suivant d’anciens chroniqueurs on compte à cette époque 785 mosquées et oratoires, 42 lieux d’ablutions, 80 fontaines, 96 bains maures, 472 moulins, plus de 99 000 maisons, 19 0000 misria (maison sans patio). Le commerce est très florissant et occupe plus de 9000 boutiques, deux kissaria ; des centaines de fondouks accueillent les voyageurs et les caravanes. L’artisanat se développe : 86 tanneries préparent les peaux de bœuf, de chèvre, de mouton et de chameau ; il y a des teintureries, des ateliers de potiers, de tisserands, des verreries, des fabriques de papier ; enfin 1000 industries dont l’énumération serait fastidieuse.
Vers le milieu du XIIIème siècle une autre dynastie, celle des Mérinides, qui régnera sur le Maroc jusqu’au XVème siècle et étendra même à certaines époques sa domination sur la Tunisie, chasse les Almohades ; mais elle s’ingénie à continuer leur œuvre et c’est encore pour Fès une période d’autant plus brillante que les sultans y établissent leur capitale. Ils construisent ici même un ksar dont on relève encore quelques traces mais surtout une ville nouvelle : Fès-Jdid, avec un imposant palais impérial, des pavillons de plaisance agrémentés de jardins dont les vastes bassins reçoivent l’eau d’un aqueduc monumental alimenté lui-même par une noria géante qui ne mesure pas moins de 26 mètres de diamètre.
Cet aqueduc est encore visible en partie entre Bab Dekakene et Bab Segma. Ses arcs bouchés constituent actuellement la façade de la Makina dont j’aurais l’occasion de vous reparler dans un instant. Ils construisent non loin de leur palais un « mellah » pour les juifs qui jusqu’alors habitaient dans la médina et plus particulièrement le quartier encore appelé de nos jours « fondouk El Yhoudi ». Les Mérinides ont une cour somptueuse ; ils s’entourent de savants, de juristes, de poètes, ils aiment et encouragent les lettres et les arts, ils fondent des bibliothèques ; ils installent dans leur palais même des tisserands de brocarts qui tissent pour eux et leur entourage de magnifiques étoffes de soie brochée d’or et d’argent. Leur sollicitude pour les étudiants se manifeste par l’édification de médersas qui comptent parmi les plus beaux spécimens de l’architecture du XIVème siècle. Ces monuments d’une extrême richesse décorative sont l’œuvre d’architectes andalous et d’artisans qui apportent dans leurs travaux leur goût très sûr et de remarquables techniques. Les décors floraux, géométriques ou épigraphiques sont sculptés dans le bois, le marbre ou le plâtre ou découpés dans des faïences polychromes qui ornent les lambris et les minarets. Les portes sont bardées de bronze finement ciselé et ajouré ; frises et plafonds sculptés sont rehaussés de décors peints aux couleurs chatoyantes enrichies d’or fin. Rien n’est assez beau, rien n’est assez précieux et toutes les ressources de l’art sont utilisées. Cette phrase du sultan Abû Inân rapportée par Léon l’africain et traduite à l’époque en vieux français reflète bien cet amour du beau lorsqu’on lui présenta le décompte de la construction de la fameuse médersa Bou Inâniya. Il dit :
« Ce qui est beau n’est cher, tant grande en soit la somme
Ni trop se peut payer, chose qui plaît à l’homme »
et dans un geste, peut-être un peu théâtral, il lança le registre de comptes dans la rivière qui traverse l’édifice sans même y avoir jeté les yeux. Avec les Mérinides, Fès atteint son apogée et prend à peu près sa physionomie actuelle.

Cour intérieure de la médersa Bou Inâniya vers 1915
Mais au XVIème siècle leurs successeurs, les Saadiens, l’abandonnent tout comme l’avaient abandonné les Almoravides et les Almohades. Ils préfèrent Marrakech où ils se trouvent plus en sécurité et Fès connaît à nouveau une éclipse passagère. Les sultans saadiens ne sont guère estimés à Fès, considérés comme des intrus, ils doivent s’imposer par la force : trois fortins érigés sur l’ordre d’al-Mansûr, le borj Sidi Bou Nafa à Fès-Jdid, les borj Nord et Sud qui flanquent la ville à l’extérieur des remparts ne sont pas, comme on serait tenté de le croire, uniquement des organes défensifs ; ils sont là, dominant la ville, pour mater toute tentative de rébellion. Cet état de choses n’empêche cependant pas les Saadiens de réaliser des embellissements à la Grande mosquée de Qaraouiyine d’y faire édifier dans la grande cour un élégant pavillon, abritant une fontaine, très inspiré par ceux de la Cour des Lions à l’Alhambra, ni d’y fonder une très belle bibliothèque qui existe encore. Les chroniqueurs contemporains nous rapportent que c’est sous le règne des Saadiens que l’on commença à importer au Maroc du marbre d’Italie et qu’il était échangé au poids du sucre. On cultivait en effet la canne à sucre dans les environs de Marrakech.
Avec Moulay Rachid, premier sultan de la dynastie actuelle, Fès reprend son rang de capitale. C’est à lui que nous devons la Kasba de Cherarda destinée au logement de ses troupes, le très beau pont du Sebou et surtout la médersa Es-cherratyne élevée pour remplacer la médersa Lebbadyne rasée sur son ordre parce qu’elle avait été profanée par la débauche d’étudiants qui y avaient introduit des femmes. De cette époque datent aussi quelques belles demeures et de très beaux fondouks dont le plus célèbre est le fondouk Nejjarine au plein cœur de la médina.
Moulay Ismaïl, successeur de Moulay Rachid et contemporain de Louis XIV, délaisse Fès pour Meknès ; mais son fils Moulay Abd Allah s’y rétablit, non sans peine d’ailleurs, car il doit préalablement en faire le siège qu’il dirige de la kasba de Dar Debibagh qu’il fait édifier à cet effet. Ce n’est qu’après avoir détruit quelques portes et une partie des remparts qu’il pénètre dans la ville en 1730. Son règne est d’ailleurs très agité. Il est chassé à six ou sept reprises avant d’être enfin reconnu comme souverain. C’est alors qu’il fait bâtir une grande mosquée dans le quartier qui porte son nom. Mais Fès a été durement éprouvée par cette période sanglante, son commerce a été très affecté et le milieu fut peu propice à l’évolution de la culture et des arts.
Avec les successeurs de Moulay Abd Allah et bien que le Maroc soit encore aux prises avec d’énormes difficultés intérieures et extérieures Fès reprend peu à peu son activité. Les étudiants bénéficient de la fondation de nouvelles médersas : la médersa de Bab Guissa et la médersa El Oued ; portes remparts et mosquées sont restaurés, notamment la zaouia de Moulay Idriss. D’autres mosquées sont élevées telle la Jama er-Rsîf dont le haut minaret est bordé de mosaïques vertes. Enfin dans les jardins de Bou Jeloud rattachés au domaine impérial commencent à s’élever quelques pavillons qui marquent le début du « Dar-el-Beida », la résidence actuelle, qui sera continuée et agrandie par Moulay Hassan et ses deux fils Moulay Abdelaziz et Moulay Hafid. C’est le trait d’union entre la vieille ville et Fès-la-neuve des Mérinides. C’est également à Moulay Hassan que remonte la construction de la Makina, arsenal du sultan qui fut dirigé jusqu’à l’établissement du Protectorat français par un ingénieur italien. On y fabriquait des munitions et des fusils que j’espère avoir prochainement l’occasion de vous montrer lors d’une visite au musée du Batha qui est lui-même installé dans une partie de l’ancien palais impérial et abrite entre autres collections la collection d’armes du sultan Moulay Hassan.
D’autres agrandissements du palais sont entrepris par Moulay Abdelaziz, mais tous ne sont pas terminés, telle cette bâtisse qui domine toutes les autres avec ses fenêtres à jour et tout en hauteur, car le sultan voulait y faire mettre un ascenseur. Moulay Abdelaziz était attiré par le modernisme ; il adoptait volontiers tous les perfectionnements de notre époque. C’est ainsi qu’il fut le premier automobiliste du Maroc vers 1904. La photographie aussi le tenta et la maison Richard confectionna pour lui un appareil tout en or.

Vue aérienne du Palais du Sultan dans las années 1940
Avec l’instauration du Protectorat de la France et sous l’égide du sultan Moulay Youssef et de son fils actuellement sur le trône, Sidi Mohammed, Fès prend une nouvelle physionomie, de gros travaux sont entrepris et particulièrement la création de la ville nouvelle. Le Docteur Cristiani, le Docteur Juliard et Monsieur Barraux vous ont déjà entretenus « Des origines du protectorat », initiés à « La vie marocaine » et parlé de « Lyautey » dont le génie créateur a réalisé une œuvre qui force l’admiration du monde et dont tout français doit être fier. Je n’insisterai donc pas sur l’action de la France dans ce pays ; je ne veux d’ailleurs pas abuser trop longtemps de votre attention et il me reste encore à vous dire quelques mots sur la population fasie, population laborieuse, population commerçante et monde intellectuel et religieux.
Le nombre exact des habitants est difficile à déterminer dans un pays où l’État civil fait défaut. Les éléments d’appréciation fournis par l’établissement des cartes de consommation n’est sans doute pas exact car il est à peu près certain que la plupart des fasis se sont découvert une famille nombreuse insoupçonnée le jour où ils ont souscrit leur déclaration. Et puis il faut tenir compte d’une population flottante assez importante dont les allées et venues de la campagne à la ville ne sont pas toujours contrôlables. Sans se tromper cependant de beaucoup on peut évaluer la population à environ 184 000, dont 143 000 musulmans dans la médina 25 000 à Fès-Jdid, 13 000 juifs au mellah, le surplus habitant la ville nouvelle. Cette population est en augmentation continue et le problème est certainement aussi ardu dans la vieille cité que dans les villes européennes, ses origines sont variées. Nous avons vu que des arabes andalous et kairouanais s’étaient joints dès la fondation de la ville à des autochtones. La mère de Moulay Idriss était berbère ; nous avons vu également que jusqu’au XIVème siècle les Juifs habitaient la médina et le quartier du fondouk El Yhoudi. Lorsque les souverains mérinides eurent bâti le mellah ils les forcèrent à s’y fixer ; mais beaucoup d’entre eux pour conserver biens et propriétés préférèrent se convertir à l’islam. Plus tard des conversions furent imposées par la force. Ils s’intégrèrent donc en partie à la population musulmane. Enfin des noirs presque toujours de condition servile se sont fondus à la masse. Les concubines noires sont très appréciées des fasis. Si donc dans certaines familles l’on se targue d’origines purement hispano-mauresques la majorité des habitants est de sang très mêlé. La population flottante et des travailleurs journaliers est assez misérable et habite plutôt dans les quartiers de la périphérie et principalement dans des fondouks de Bab Fetouh et de Bab Guissa à Fès-Jdid et dans un douar de formation récente : la kasba de Ben Debab à l’extérieur des remparts. Hommes et femmes se groupent chaque matin en des points déterminés : le Mouqif où des employeurs les recrutent pour des travaux divers, des travaux de construction ou de culture. D’autres offrent leurs services dans des intérieurs européens. Il n’y a pas lieu de s’étendre longuement sur cet élément, certes très digne d’intérêt, mais dont l’importance reste loin derrière la population artisanale qui forme un monde actif et assez original groupant de 16 à 17 000 âmes. Mais il faut certainement multiplier ce chiffre par trois ou quatre pour avoir le nombre de gens qu’ils font vivre soit de 50 à 60 000 personnes. Les industries artisanales sont nombreuses et variées, elles comprennent :
- Les industries de la construction : charpentiers et menuisiers ; forgerons qui façonnent des grillages, des pentures, des serrures ; maçons, dameurs de terrasse dont les chansons sont rythmées par le martèlement des dames ; briquetiers, tuiliers, mosaïstes qui découpent et assemblent sur le sol et les lambris leurs céramiques polychromes ; marbriers, peintres sur bois qui décorent de couleurs harmonieuses les plafonds et les vantaux de portes et de fenêtres ; électriciens, plombiers , sculpteurs qui font courir leur fine dentelle sur les frises de plâtre, les chapiteaux et les encadrements d’ouvertures … Beaucoup de ces artisans tels les briquetiers, les forgerons préparent leur travail en atelier ; d’autres tels les mosaïstes, les peintres, les sculpteurs sur plâtre n’ont ni atelier ni boutique et s’installent sur le chantier même.
- L’industrie du vêtement est très importante. Elle groupe les tisserands de laine ou de soie, les fileuses, les teinturiers, gansiers, coupeurs, couturiers, tricoteurs, brodeuses ; des artisans du cuir : tanneurs, corroyeurs, fabricants de ceinture, de sacoches, de babouches, des cordonniers et j’en passe…
- Il y a des industries utilitaires : celle des ébénistes, des dinandiers, des forgerons, des chaudronniers, des couteliers, des lanterniers, des ferblantiers qui confectionnent du mobilier et nombre d’ustensiles indispensables dans un intérieur. Il y a des selliers et des fabricants de bâts pour les bêtes de somme.
- Enfin il faut signaler quelques industries d’art comme celle des relieurs, des enlumineurs, des marqueteurs, des bijoutiers qui sont généralement juifs, des damasquineurs, céramistes, tisserands de brocard, brodeuses, sculpteurs sur bois dont beaucoup trouvent des débouchés parmi la clientèle européenne et en temps normal les touristes. Ces industries artisanales vivent plus ou moins aisément et sont sujettes à des fluctuations dont les causes sont multiples :
- d’une part les techniques n’ont guère changé depuis des siècles beaucoup sont désuètes et l’industrie mécanique avec sa production intensive et plus économique concurrence la production manuelle.
- de l’autre les Marocains prisent de plus en plus les produits d’importation pour leur parfaite régularité que seule la machine peut atteindre ; ils présentent aussi pour eux l’attrait de la nouveauté. Les décors traditionnels sans cesse les mêmes les lassant et si nous apprécions le charme qui se dégage des objets marocains, souvent malgré certaines imperfections d’exécution, parce qu’ils sont empreints d’un caractère particulier et nouveau à nos yeux d’occidentaux, comment ne pas admettre que les Marocains soient tentés aussi par des dessins qu’ils n’ont encore jamais vus qui se renouvellent sans cesse et surtout qu’ils soient séduits par une présentation soignée parfois trompeuse et une régularité qui pour eux semble le minimum de la qualité.
Ayant été invité un jour chez un notable qui avait fait plusieurs voyages en France, mes amis et moi remarquions sur un lit en cuivre doré à baldaquin venant en droite ligne de Manchester, une robe d’amazone, un chapeau haut de forme et des bottes vernies. Comme nous semblions étonnés de trouver dans cette maison du plus pur style marocain ces objets si peu en rapport avec le cadre, notre hôte nous fit à peu près cette remarque : « J’ai été en France et reçu par tes amis ; dans leur salon un burnous brodé de Marrakech s’étalait sur un mur auprès d’autres objets marocains sans valeur pour nous. Que trouves-tu d’extraordinaire à ce que je fasse de même ? ». La question était évidemment embarrassante.

Marchands de tissus dans la médina de Fès. Cliché de 1924
L’artisanat a connu avant la guerre des crises sévères. Le tissage particulièrement a été très touché par les importations de draps anglais et de soieries japonaises ; l’industrie des babouches l’a été par les chaussures européennes que leur préfèrent beaucoup de citadins marocains comme ils préfèrent la vaisselle de porcelaine décorée de décalcomanies ou même simplement la vaisselle de tôle émaillée à leur belle céramique, les plateaux argentés aux plateaux de cuivre ciselé, les carpettes Jacquard aux moelleux tapis à points noués. Ce sont des problèmes économiques sur lesquels se penche l’administration du Protectorat qui étudie les moyens de sauver certaines branches de l’artisanat du péril qui les menace dès qu’une économie normale remplacera l’économie du temps de guerre. En effet actuellement l’artisanat connait une ère de prospérité exceptionnelle due au manque ou à la petite quantité de produits importés. Il est sollicité de toute part et s’est orienté vers mille sortes de fabrications utilitaires de remplacement. Les industries de la laine, les tisserands, les tanneurs, céramistes, maroquiniers, cordonniers travaillent à plein rendement ; seul l’artisanat qui transforme des matières premières importées souffre de l’économie en circuit fermé ; les forges qui ne disposent plus que de fer de récupération et les dinandiers qui doivent se contenter de réparation ou de transformation de vieux objets de cuisine ou s’orienter vers le travail d’ailleurs très rémunérateur de l’argent. Grâce à des organismes commerciaux, financiers et techniques les commandes sont centralisées, réparties équitablement, des avances sont consenties pour l’achat de matière première. L’exécution est contrôlée par des techniciens du Service des métiers et arts indigènes qui guident leurs travaux. Mais quel sera l’avenir ? Quels seront les débouchés ? Il est difficile de le prévoir maintenant ; un fait est certain, c’est que la meilleure chance de sauver l’artisanat marocain est de le conduire vers une production gardant son caractère, tout en améliorant les techniques manuelles par un petit outillage approprié et surtout en développant la conscience professionnelle qui malheureusement fait défaut à l’artisan fasi et est cause du détachement de la clientèle.
Ceux d’entre vous qui ont eu déjà le loisir de flâner dans Fès ont pu remarquer que certaines industries et certains commerces sont groupés par quartiers. Ils ont pu voir les échoppes juxtaposées des menuisiers, des forgerons, des dinandiers, des teinturiers, des potiers, d’autres disséminées dans toute la médina telles celles des babouchiers, des maroquiniers, les ateliers de tisserands ; mais tous les artisans sont groupés en corporation dont l’amin est le chef et toutes les corporations sont placées sous l’autorité du mothasseb sorte de prévôt des marchands. Je m’excuse de m’être attardé sur l’artisanat mais il revêt ici une importance particulière et constitue une grande part de l’activité fasie.
Un autre élément nombreux de la population est composé par la petite bourgeoisie qui comprend des boutiquiers, des fonctionnaires, les notaires, les employés de banque ou de commerce. À part les boutiquiers qui tous pratiquent plus ou moins le marché noir dans la mesure du possible ils vivent dans une médiocre aisance et souffrent bien plus du renchérissement de la vie que les artisans qui peuvent adapter leurs bénéfices aux conditions économiques du moment.
Enfin un quatrième élément de la population est formé par la grande bourgeoisie et groupe les gros commerçants et industriels, des gens de science et de religion, des hauts fonctionnaires. Les gros commerçants sont souvent des importateurs et exportateurs : thé, sucre, métaux, produits chimiques, babouches, tissus sont l’objet des principales tractations. Les uns disposent de grands fondouks ou de véritables immeubles commerciaux conçus comme les nôtres, d’autres dans de simples petites échoppes traitent des marchés très importants. En temps normal tous suivent les fluctuations des cours mondiaux et des changes. Des industriels ont monté des moulins et des huileries, des usines de céramique et de tissage mécanique etc.
Parmi les gens de science et de religion il faut mentionner les oulémas de l’université de Qaraouiyine, des chefs de confrérie, les cadis qui comptent d’ailleurs aussi parmi les hauts fonctionnaires auprès des grands dignitaires du Maghzen. La majorité des vizirs, beaucoup de caïds, de pachas sont originaires de Fès où ils gardent leur domicile et leur famille bien que leurs fonctions les appellent dans d’autres régions.
Citons encore parmi les hauts fonctionnaires le pacha et ses califats, le prévôt des marchands, les nadirs des habous c’est-à-dire les directeurs des biens de main morte affectés à des fondations pieuses etc. Mais le plus important est naturellement le califat du sultan qui est un de ses plus proches parents et dispose d’un vizir et de secrétaires. Le califat représente Sa Majesté dans tous les actes officiels et reçoit les honneurs dus à son rang. Cette classe de la société fasie bien que représentant une minorité est la plus importante par le rayonnement de sa civilisation. C’est une classe riche, parfois même très riche. Il y a des fortunes qui atteignent presque le milliard et pas mal de multimillionnaires. Elle habite de somptueuses demeures, des palais agrémentés de beaux jardins où poussent fleurs et fruits entre des allées de mosaïques coupées de vasques et de fontaines. Le luxe y est grand et la table de qualité.
Je me souviens personnellement de diffas intimes où 21 mets plus délicats les uns que les autres nous furent présentés par 21 domestiques noires pendant qu’un orchestre andalou jouait une mélopée nostalgique. C’était un temps où l’on ne soupçonnait pas encore le régime des restrictions.

Dar Jebina près de Bab Sidi Boujida. Cliché Résidence générale. 1929
La religion tient une place immense chez tous les citadins à quelque classe qu’ils appartiennent. C’est elle qui règle leur vie et il est fréquent de voir les artisans ou les commerçants fermer leurs boutiques lorsqu’ils entendent l’appel à la prière lancé cinq fois par jour du haut du minaret. Tous observent scrupuleusement les fêtes canoniques chômées de l’Aïd Seghir et de l‘Aïd el Kébir ainsi que le jeûne rigoureux du Ramadan. Le Mouloud qui est la commémoration de la nativité du Prophète est l’occasion de réunions pieuses au cours desquelles on lit ou l’on chante le récit de la nativité. L’ Achoura est également célébrée par des prières et le chômage, bien que de nombreux musulmans, désirant commencer l’année sous le signe du travail, se rendent ne serait-ce que quelques instants dans leur atelier ou leur boutique. Le vendredi jour saint, les mosquées s’emplissent de fidèles aux heures de prière en commun et pour entendre les prédications. Rares sont les Fasis qui ne pratiquent pas avec ferveur. À cette observance des préceptes religieux vient s’ajouter le culte des morts dont les familles et les amis vont visiter les tombes le vendredi matin ce qui donne aux cimetières une animation curieuse. On prie sur les tombes mais il est aussi fréquent d’y voir des joueurs d’échecs, un musicien avec son luth et même des buveurs de thé. Il semble que l’on vienne vivre en compagnie du disparu et si cette conception du culte des morts n’est pas la nôtre, elle n’en est pas moins touchante. Le culte des saints est aussi très répandu et celui de Moulay Idriss est le plus en faveur ; il donne lieu chaque année à des moussem auquel prennent part tour à tour toutes les corporations de la ville. Ces moussem sont l’occasion de sacrifices d’animaux et aussi de réjouissances populaires et de ripailles. (Le moussem est une sorte de fête patronale et saisonnière, à la fois foire et pèlerinage aux environs du sanctuaire d’un saint personnage).
La proximité du tombeau de Moulay Idriss confère alentour un droit d’asile où le dernier des bandits se sent en parfaite sécurité et ce droit est toujours respecté scrupuleusement. Mosquées et oratoires abritant le tombeau d’un saint sont une zaouia qui a à sa tête un administrateur nommé moqaddem qui gère les biens, répartit entre les descendants du saint les offrandes et le produit des quêtes ou zyaras, voire des revenus, beaucoup de zaouia possédant des biens inaliénables. Certaines zaouia importantes sont non seulement des foyers d’orthodoxie mais constituent aussi des foyers d’influence religieuse, politique et morale. Beaucoup de fasis sont adeptes de confréries religieuses qui sont assez nombreuses. Les unes recrutent leurs membres parmi les classes aisées ou lettrées telles les Tijaniya, les Derqaoua, les Kittaniya ; d’autres confréries sont plus populaires telles celles des Aissaoua, des Hamadcha, des Gnaoua qui donnent lieu à des exhibitions sanglantes et charlatanesques. Ces pratiques dont l’usage tend à perdre de son importance sont d’ailleurs réprouvées par les purs musulmans.
Enfin dans la vie religieuse de la cité il faut signaler la place très importante que tiennent les Chorfas. Les Chorfas sont les descendants du Prophète et sont de ce fait l’objet d’une vénération toute spéciale en raison de la baraka qu’ils portent en eux et qu’ils transmettent à ceux qui les approchent. Il y a bien entendu des Chorfas de toutes conditions. Les plus répandus sont ceux de la dynastie régnante les Alaouites ; et les Idrissites qui se subdivisent eux-mêmes en plusieurs branches et dont l’influence est considérable. Beaucoup occupent des places de premier plan dans la vie intellectuelle.
Fès a toujours été le plus gros centre culturel du Maroc, même aux périodes où elle fut délaissée comme capitale. Sa situation géographique lui permit de bénéficier plus que toute autre ville de l’activité et du rayonnement scientifique et littéraire de l’Espagne musulmane dont le prestige était immense. Qaraouiyine en est le centre spirituel autour duquel gravite une élite de savants, de juristes et d’étudiants avides d’étendre leurs connaissances religieuses et littéraires. Mais c’est avec les souverains mérinides qui s’entourèrent de théologiens, de philosophes, de poètes, d’historiens que l’université commence à prendre un véritable lustre. De toutes les régions du Maroc on vient rechercher l’enseignement des oulémas renommés de Qaraouiyine et plus de 800 tolbas (étudiants en science religieuse) trouvent refuge dans les médersas qui environnent l’université. Abû Inân en construisant la médersa dont je vous ai parlé il y a un instant en avait fait en même temps une université annexe et c’est la seule médersa où furent professés des cours. Vers la fin du XVème siècle et le début du XVIème l’afflux des musulmans, chassés d’Espagne et dont beaucoup parmi les plus lettrés vinrent se fixer à Fès, rehausse encore l’éclat dont brille le monde intellectuel. Plus tard deux sultans de la dynastie actuelle, Moulay Rachid et Moulay Hassan donnent également une forte impulsion à l’enseignement et aux lettres ; c’est sous le règne de ce dernier que se développe l’usage de la lithographie qui permet de diffuser nombre d’ouvrages qui ne circulaient jusqu’alors que sous forme de manuscrits.
Qaraouiyine est encore un des principaux centres de culture de l’Afrique du Nord après El Azhar au Caire et la Jama Zitouna à Tunis et sa bibliothèque est d’une richesse inestimable. Elle possède en effet des manuscrits très rares et dont certains très anciens (il y en a du IXème et du Xème siècle) des principaux maîtres de la science, de la pensée, et de la théologie. L’enseignement donné à Qaraouiyine est un enseignement supérieur. Il est exclusivement religieux et littéraire : la grammaire, le droit musulman et la théologie sont les matières les plus importantes du programme. Jadis on enseignait aussi, paraît-il, l’histoire, la géographie, l’algèbre et l’astronomie : la marche des astres est une science qui doit être connue et présente une grande importance dans le monde musulman ; l’apparition dans le ciel du premier croissant de lune détermine le début du mois et elle est spécialement observée pour le mois de Ramadan, le mois du jeûne. Quant aux phases du soleil ce sont elles qui fixent les heures de prière.
En dehors de l’enseignement supérieur, de nombreuses petites écoles de quartier les msid dispensent aux jeunes enfants l’enseignement du Coran dont ils scandent les versets sous la direction d’un fquih. Mais en l’absence de toute méthode pédagogique seuls les sujets studieux et intelligents apprennent ainsi à lire et à écrire.
Depuis le début du Protectorat l’enseignement franco-arabe a été l’objet de toute la sollicitude du gouvernement : des écoles primaires ont été fondées dans les principaux quartiers de la ville qui a été dotée en outre d’écoles professionnelles modèles. Les fillettes elles-mêmes ont des établissements scolaires dont certains sont installés somptueusement dans le cadre d’anciens palais ou dans des bâtisses neuves parfaitement conçues. Pour les études supérieures, un collège luxueux a été créé avec des classes conduisant au baccalauréat. Plus de 2000 garçons et de 700 filles reçoivent ainsi une instruction moderne française et arabe.

Collège Moulay Idriss : vue plongeante sur le jardin, les galeries, la vasque et le dôme de la salle des conférences. Cliché Henri Bressolette. Années 1930.
En ce qui concerne l’administration et jusqu’à présent Fès est divisée en 18 quartiers ayant chacun un moqaddem, c’est-à-dire un chef responsable de sa police ; ceux-ci disposent d’un certain nombre d’assès ou gardiens qui ont pour rôle d’assurer l’ordre. La nuit les portes de quartier sont fermées afin de permettre une meilleure surveillance et de contrôler les allées et venues des habitants. Ces 18 chefs de quartier sont sous l’autorité directe du Pacha qui outre ses fonctions de gouverneur rend journellement la justice pour les affaires civiles et de simple police. Il est secondé dans cette tâche par les califats car l’affluence est parfois très grande et il lui serait impossible d’entendre les doléances de tous les plaignants qui se pressent journellement devant son tribunal pour des causes souvent bien futiles. La justice du Pacha repose sur la coutume et le bon sens ; elle ressemble sans doute à celle que Saint Louis rendait sous son chêne et je me souviens du temps où ce tribunal siégeait sous la porte de Bab Dekakène au milieu de la foule et des passants. Les jugements peuvent être portés en appel devant une juridiction dont le siège est à Rabat. Les affaires présentant un caractère religieux relevant du droit musulman ou chrâa sont jugées par les cadis ; par exemple les affaires concernant les mariages, les divorces et les successions. Les décisions peuvent aussi être soumises à appel devant le ministre chérifien de la justice assisté d’un conseil d’oulémas, c’est-à-dire de savants juristes.
Enfin c’est le mothasseb qui tranche les différents commerciaux et artisanaux ; il exerce également la répression des fraudes par des procédés expéditifs, simples et efficaces. Vous pourrez par exemple remarquer dans la Kissaria, le grand centre commercial, un mur sur lequel les babouches mal confectionnées sont clouées après inscription du nom du fabriquant sur la semelle. Je me souviens aussi de la condamnation d’un boucher qui avait vendu de l’âne pour de la viande de bœuf. La clientèle ayant porté plainte, la viande fut saisie, coupée en petits morceaux et montée en collier au cou du délinquant qui accompagné d’un policier fut ainsi promené dans la ville et obligé d’annoncer lui-même la cause de sa honte. Il paraît qu’il est maintenant un des meilleurs bouchers.Si vous voulez bien, messieurs, c’est sur cette petite anecdote que je prendrai congé, en vous engageant à vous perdre dans la médina à la recherche des médersas, des ateliers de tisserands, de céramistes, de dinandiers ; à flâner en observant les gens et les choses, c’est encore la meilleure façon de visiter Fès. Je vous invite aussi vivement à visiter le musée du Batha.

Visite du Batha après une conférence ? Cliché des années 1940
Marcel Vicaire termine sa conférence en proposant la lecture de quelques ouvrages sur la ville de Fès. « Permettez-moi toutefois de signaler à ceux d’entre vous qui serait tentés de se documenter plus amplement quelques ouvrages qui me paraissent parmi les meilleurs : le remarquable livre du consul Gaillard Une ville d’islam, Fès qui est incontestablement le meilleur historique de la cité de Moulay Idriss, Au Maroc de Loti, dans lequel il retrace son voyage au cours d’une ambassade, La mort du Rogui de Le Glay qui raconte l’histoire de ce fameux dissident qui lutta au début de ce siècle contre les sultans Moulay Abdelaziz et Moulay Hafid. Enfin Fès, ou les bourgeois de l’islam des frères Tharaud qui est un peu une charge du caractère fasi mais dont certaines anecdotes véridiques ne manquent ni de piquant ni de charme ».
